Son enfance ne fut pas heureuse ; son père, le marquis de Solages, issu d’une noble famille de Gascogne, ayant épousé une Anglaise, s’était fixé à Londres, alors que l’enfant, né en 1786, avait deux ans. Dès les premiers temps de la Révolution, les Solages, réputés émigrés et privés de toutes relations avec leur pays et leur famille, connurent les misères dont souffraient tant d’autres Français proscrits à l’étranger. Quand, en 1806, le marquis de Solages put, sans danger, regagner sa province natale, il dut demander aide à un ami, en attendant de récupérer ses biens sous séquestre. Sa femme préféra ne point quitter l’Angleterre, et leur fils Henri atteignit ainsi sa majorité sans avoir goûté les douceurs et la sécurité de la vie familiale. Déraciné dès son bas âge, incertain de l’avenir, il se réfugia au séminaire Saint-Sulpice, et quelques années plus tard on le retrouve, dans l’Albigeois, curé d’un petit village de trois cents habitants. Il avait alors vingt-huit ans. La pauvre bibliothèque de son presbytère se composait de quelques volumes des Lettres édifiantes ; en lisant et relisant les récits des missionnaires, il se prit de pitié pour ces millions d’êtres, dispersés dans les régions lointaines du globe et qui, objets de l’odieux trafic des marchands de chair humaine, n’ont jamais entendu une parole de compassion ni entrevu la moindre lueur d’allégeance ou d’espoir. L’imagination d’Henri de Solages s’évadait vers les populations des îles perdues de l’océan Pacifique ; il rêvait de leur porter la connaissance et l’amour de la France, dont ils ignoraient jusqu’au nom, et de soustraire à la désespérance bestiale leurs âmes sans idéal.
L’honneur d’être choisi comme vicaire général par l’évêque de Pamiers ne le détourna pas de ces pensées harcelantes. Il restait volontairement effacé, et, semblable à l’un de ces missionnaires dont il avait lu les lettres, plus il était en contact avec les civilisés, « plus sa prédilection allait aux sauvages ». Il quitte l’évêché de Pamiers sous prétexte de congé et vient à Paris, où il arrive sans relations, sans appuis ; il est sans fortune. Dès les premiers jours, le voilà en rapport avec le capitaine Dillon, l’explorateur des mers du Pacifique, qui ouvre au pauvre prêtre les perspectives d’un monde à conquérir : à l’ouest de Valparaiso, on rencontrait d’abord la petite île de Pitcairn ; plus loin les Marquises, puis Tahiti, si fertile, où les Européens seraient bien accueillis ; au delà, on trouverait Tongatahou, les îles des Navigateurs, les Fidji, où, jusqu’alors, « aucun vaisseau national d’Europe n’avait paru » ; on pourrait embarquer aux îles Salomon, à celles de la Nouvelle-Zélande, où le pavillon fleurdelisé de France était pour ainsi dire inconnu, quelques indigènes « qu’on ramènerait en Europe pour y recevoir une éducation soignée ». Ces projets grisaient en quelque sorte l’abbé de Solages, qui se voyait déjà répandant l’influence française en ouvrant des comptoirs au commerce, et surtout évangélisant sur sa route des peuplades entières, libérées par sa parole de leurs cruelles superstitions. Tout de suite ce beau rêve semble devenir réalité ; l’ardeur de l’apôtre est communicative : sur un premier rapport, le ministre de la Marine, d’Haussez, apercevant l’occasion de fonder un certain nombre de postes dont l’utilité stratégique nous assurerait l’empire de régions à peine explorées, et qui serviraient de lieux de transit et d’échange pour les produits français, décide d’armer un navire de quatre cents à cinq cents tonneaux, avec quatre-vingts hommes d’équipage et quelques canons. En octobre 1829, c’est un engouement : des jeunes gens de familles distinguées, des docteurs en médecine, des savants s’offrent à partager les glorieuses fatigues de l’expédition ; les grandes communautés religieuses proposent d’y adjoindre plusieurs de leurs membres ; le gouvernement s’active : un crédit de 6 000 francs est ouvert pour les préparatifs du voyage ; une somme trois fois plus forte sera employée aux achats de vivres et aux cadeaux pour les chefs océaniens. Puis, tout à coup, au printemps de 1830, le vent tourne ; tout s’effondre : le naufrage précède le départ. En vain, l’abbé de Solages s’évertue ; il s’adresse au président du Conseil des ministres, le prince de Polignac, qui n’a entendu parler de rien, et le renvoie au ministre de la Marine, dont il n’obtient aucune réponse ; il implore le duc d’Angoulême, le roi même. Mais tout l’effort de l’État se porte sur l’expédition d’Alger, et pour se débarrasser du quémandeur on le nomme préfet apostolique de l’île Bourbon. Il refuse, il se débat : ce n’est pas un poste de ce genre qu’il ambitionne. Mais on lui ordonne de partir, sous peine de destitution ; il obéit, et s’embarque en septembre 1830.
Quatre-vingt-dix-huit jours de traversée, dont soixante au moins de mal de mer. On arrive enfin à l’île enchantée, l’éden de rêve : quelle déception ! La peste y règne ; les colons se lamentent et se prétendent ruinés par la révolution parisienne ; le clergé divisé, hostile au nouveau préfet apostolique, ne lui témoigne ni déférence, ni docilité. On le sait en disgrâce et son autorité est contestée. Il faut lire dans la biographie que Georges Goyau a consacrée au pauvre abbé de Solages le récit de cette lamentable et merveilleuse odyssée, – un livre du plus passionnant intérêt sur l’histoire de la propagande française aux pays barbares, et combien révélateur des difficultés, des insouciances officielles, des obstacles auxquels se heurtèrent les plus zélés pionniers de la civilisation !
Car le préfet apostolique de l’île Bourbon n’avait pas renoncé à ses projets primitifs. Il ne pouvait songer, faute de ressources, à entreprendre le long voyage aux îles océaniennes ; mais la grande île de Madagascar était à sa portée et après un an de séjour à sa résidence il résolut de conquérir à la France cette terre où, depuis longtemps, nos missionnaires avaient dû céder la place aux méthodistes anglais dont Radama, le dernier souverain de l’île, avait supporté l’ingérence, encore qu’il se crût dieu. Comme, en cette qualité, il aimait à se poser en précurseur, il appréciait les émissaires de l’opulente nation britannique qui lui avaient révélé les douceurs des armes à feu, des vêtements de laine et de l’eau de Cologne. Quand il mourut, en 1828, sa veuve, Ranavalona, qui héritait de la couronne, fit à son époux de somptueuses funérailles : on égorgea sur la tombe du défunt six chevaux et vingt mille boeufs... À peine investie du pouvoir royal, Ranavalona, farouche et cruelle réactionnaire, soucieuse de rétablir les vieilles superstitions, mettait dans son programme le trafic des esclaves, l’expulsion des missionnaires, anglais et autres, l’interdiction du culte protestant et du baptême, ainsi que de la lecture de la Bible. Telle était la situation de l’île malgache alors que voguait vers elle l’abbé de Solages, répondant à l’appel irrésistible de sa vocation.
Il débarqua, le 17 juillet 1832, à l’îlot Sainte-Marie, fatigué par une traversée de quatre jours au cours desquels il n’avait pris aucune nourriture. Mais il vivait enfin son rêve, dont la réalisation, tant retardée, lui apparaissait désormais assurée « en dépit des malveillances qui toujours semblaient l’escorter ». Les premiers indices se présentaient pourtant peu encourageants. Du petit groupe de Français que, douze ans auparavant, notre ministre de la Marine avait expédiés « à titre d’essai », quelques-uns seulement survivaient, internés à l’îlot Sainte-Marie et grelottants de fièvre. Cette terre désolée, qui n’offrait « aucune trace d’habitations ni de culture », était séparée, par un étroit chenal, de Tamatave, le grand port de Madagascar. C’est là que résidait, en qualité de gouverneur, le prince Coroller. Par cet important personnage, l’abbé de Solages comptait parvenir jusqu’à la reine, qui siégeait dans l’intérieur de l’île, à Tananarive. En arrivant à Tamatave, où il s’attendait à trouver une ville, notre compatriote fut surpris de n’apercevoir qu’un misérable hameau composé de huttes sordides dominées par la confortable demeure du gouverneur Coroller. Solages passa tout un jour à chercher un abri, et à la nuit seulement il parvint à se caser dans un hangar, sans portes ni fenêtres, « avec le sol pour lit, ses malles pour table et pour chaises ». Cette pénurie n’entamait pas sa mystique confiance, et le lendemain il se dirigeait vers le palais du prince gouverneur, qui ne le reçut pas. Une seconde, une troisième tentative n’obtinrent pas meilleur effet. Au bout d’une semaine seulement, il fut gratifié d’une audience. Aristide Coroller était un métis, né d’un colon bas-breton de l’Île-de-France et d’une esclave noire. Âgé de trente ans, très laid, tout petit, contrefait et louche, il n’en était pas moins infatué des faveurs de la reine, – qui avait pour habitude d’inviter les plus marquants de ses sujets à passer une nuit auprès d’elle. Très fier aussi de sa culture intellectuelle qui lui permettait de se comparer, tantôt à Machiavel, tantôt à Napoléon. Esclavagiste intransigeant, il ne s’embarrassait d’aucun scrupule de moralité ; au demeurant, il passait pour être « le plus faux, le plus traître, le plus menteur des hommes ».
C’est ce mécréant qu’implora le candide missionnaire, sollicitant l’autorisation de se rendre à Tananarive. Coroller objecta que nul Européen ne pouvait approcher de la capitale sans un ordre exprès de la souveraine. Il fallait donc écrire à Sa Majesté, qui, peut-être, très exceptionnellement, prendrait en considération la supplique du pétitionnaire. M. de Solages suivit ce conseil. En attendant la réponse royale, il s’appliquait à gagner des âmes.
La lettre de la reine n’arrivait pas, et l’abbé comprenait que sa missive avait été interceptée. Le prince Coroller savait bien que, les fièvres aidant, il triompherait bientôt de ce fanatique. Mais déjà l’abbé de Solages, « las de piétiner », lui avait brûlé la politesse et était parti clandestinement, à pied, pour Tananarive. Quinze jours de route sous un climat dévorant. Quelques Malgaches l’accompagnaient. Il traversa courageusement la région des lacs, puis celle des forêts. Au bout de six journées de marche épuisante, il parvenait à Andevoranto, ville jadis très peuplée, alors réduite à quelques cabanes misérables. Dans dix jours l’intrépide Français atteindra la capitale. Mais les sbires de Coroller l’ont dépisté, ils l’arrêtent, il n’ira pas plus loin. Il se refuse à regagner Tamatave, il espère encore. L’ordre de Coroller est de l’enfermer dans une case isolée, avec défense, sous peine de mort, de fournir à ce blanc rebelle, vivres ou secours d’aucune sorte. L’abbé de Solages agonisa durant un mois. Un jeune indigène, nommé Hély, le trouva mort, le 8 décembre. Mort de faim, de fièvre, ou de poison ? On ne le sut jamais. Hély eut pitié de ce pauvre corps ; aidé d’un camarade, il le plaça entre deux matelas et l’enfouit dans un trou profond, qu’il recouvrit de sable dans lequel il planta une croix.
En 1932, au centenaire de cette mort tragique, on rechercha la tombe de l’abbé de Solages, depuis un siècle perdue dans la brousse. Ses restes furent exhumés et portés à Tananarive, que, vivant, il n’avait pu atteindre. Cinq cent mille Malgaches, citoyens français, unis dans un même sentiment de vénération, célébrèrent la mémoire de celui qui, au prix de tant de tribulations et de disgrâces, s’était obstiné à gagner la Grande Île à notre pays. Le rêve d’Henri de Solages était accompli.
Georges LENÔTRE, Nos Français : Portraits de famille,
Grasset, 1941.