1982 - Robineau

Claude ROBINEAU

Découverte et connaissance des polynésiens des Iles de la Société :

Les Espagnols à Tautira et le Journal de Maximo Rodriguez.

La découverte de Tahiti et des îles de la Société suggère immédiatement les noms de Wallis, de Bougainville et de Cook, qui, à un an de distance, entre 1767 et 1769, touchèrent ce que le lyrisme nourri de réminiscences antiques de l'amiral français nomma la Nouvelle-Cythère[1]. Il est possible que Quirôs, navigateur portugais au service de l'Espagne, soit passé près de Tahiti plus d'un siècle et demi avant, mais on n'en a aucune certitude. Pareillement, on ne peut rejeter l'hypothèse que des navires espagnols, effectuant le parcours entre les possessions américaines de la Cour de Madrid et sa colonie des Philippines, et s'étant trouvés déroutés de leur itinéraire plus septentrional, aient atteint Tahiti sans qu'ils en soient repartis, ce pour des causes qui nous échappent. Par la suite, Bligh auquel s'attache l'épisode célèbre et célébrée de la Bounty et à qui l'on doit (involontairement) cette source précieuse pour la connaissance de Tahiti qu'est le Journal de James Morrison, puis Watts, Vancouver et bien d'autres, se succédèrent dans ces parages, jusqu'à l'arrivée, en 1797 et en 1801 des deux premiers vaisseaux missionnaires anglais, le Duff et le Royal Admiral dont la venue allait singulièrement accélérer le cours de l'histoire tahitienne.

Or, presque trente ans auparavant et juste avant le second voyage de Cook, le Vice-Roi du Pérou, qui dépendait de la Cour d'Espagne, et occupait, après le Vice-Roi de Mexico, le plus haut poste de l'Amérique espagnole, s'était lancé à Tahiti dans une entreprise de conversion au catholicisme des autochtones qui donna lieu à trois voyages successifs :

- du 19 novembre au 30 décembre 1772, séjourna une première expédition de reconnaissance. Ce fut le voyage de la frégate Aguila commandée par don Domingo Boenechea qui atteignit la partie Sud-Est de Tahiti, c'est-à-dire ce qu'on appelle Tahiti-iti ou la presqu'île de Taiarapu[2]. Tahiti fut appelé Amat par les Espagnols qui se mirent à l'ancre dans la baie de Vaiurua (que l'on appelle aujourd'hui Aiurua) et qui borde le district de Tautira. À bord de l'Aguila, se trouvait un prêtre, le Padre Jose Amich chargé d'enquêter sur la possibilité d'implanter à Tahiti la foi catholique. De cette expédition, on dispose de trois relations : le récit de voyage de don Domingo Boenechea ; le journal de don Raimundo Bonacorsi, un des officiers à bord de l'Aquila ; les lettres relatant l'expédition et ses résultats, du Père Jose Amich. L'Aguila avait quitté Callao, port de Lima, le 26 septembre 1772 et revint quatre mois plus tard à Valparaiso (le 21 janvier 1773) après avoir reconnu l'île de Anaa (Todos Santos) dans l'archipel des Tuamotu et Mehetia (San Cristôbal), petite île à l'Est de Tahiti ; à son départ, l'Aguila reconnut Moorea (Santo Domingo), île au Nord-Ouest de Tahiti. Elle ramenait au Pérou quatre autochtones qui avaient consenti à s'embarquer.

- Le second voyage eut pour objet de créer la colonie missionnaire que les autorités espagnoles avaient dû décider d'implanter sur le rapport du Père Jose Amich. Le voyage, effectué du 20 septembre 1774 au 7 avril 1775 par la frégate Aguila accompagnée du bateau-magasin Jupiter, était dirigé par Boenechea assisté par don Thomas Gayangos, second à bord de l'Aguila ; le Jupiter était commandé par son propriétaire, don Jose de Andia y Varela. Avaient pris place à bord de l'Aguila deux Franciscains chargés de l'évangélisation de Tahiti, un soldat d'infanterie de marine qui devait servir d'interprète, Maximo Rodriguez, et deux des Tahitiens embarqués à bord de l'Aguila lors du précédent voyage, les deux autres étant morts à Lima. Après une traversée des Tuamotu et le passage à Mehetia où embarquèrent quelques autochtones, les deux navires arrivèrent à Tahiti le 27 novembre où ils s'ancrèrent dans une baie bien meilleure que celle d'Aiurua, la baie de la Vaitepiha, à Tautira que les Espagnols dénommèrent Santa Cruz de Ohatutira[3].

Le 1er janvier 1775, une croix fut élevée et la mission organisée, les deux Pères, Narciso Gonzales et Geronimo Clot(a) s'installant à terre avec Maximo Rodriguez et un domestique ; un traité fut signé avec les grands-chefs présents qui reconnaissaient la souveraineté du roi d'Espagne. Puis avant de repartir pour Callao, les navires effectuèrent une reconnaissance de l'archipel, notamment des îles Sous-le-Vent; au retour, le commandant Boenechea mourut et fut remplacé, au commandement de l'expédition, par Thomas Gayangos. Celle-ci quitta Tahiti le 28 janvier et, après avoir reconnu Raivavae, une des îles australes, rallia le Pérou.

De cette expédition, nous sont parvenus le journal officiel du second voyage de la frégate Aguila tenu par Thomas Gayangos et la relation du voyage de Jose Andia y Varela.

- La troisième expédition, qui séjourna du 3 au 12 novembre 1775 à Tahiti avait pour objet, soit d'approvisionner, soit de rapatrier la colonie espagnole établie dix mois plus tôt à Tautira. Ce fut l'Aguila, commandée par don Cayetano (ou Cajetano)[4] de Lângara y Huarte, qui fit le voyage. Quittant Callao le 27 septembre 1775, elle ramena au Pérou les deux Pères et Maximo Rodriguez après trente-sept jours de voyage ; elle ramenait aussi des échantillons de bois de Tahiti ; comme, en outre, les membres de la mission avaient eu ordre de tenir un journal de leurs faits et gestes et de leurs observations concernant les Tahitiens, il résulta de leur séjour, d'une part, le journal des pères franciscains qui notèrent les incidents survenus au jour le jour ; mais étant peu sortis de la station missionnaire et n'ayant jamais su la langue tahitienne, ils ne donnèrent des événements qu'ils vécurent qu'une relation incomplète et déformée ; et, d'autre part, des écrits de Maximo Rodriguez qui comprenaient son journal (Relaciôn diaria ... ), un Extracio qui contenait une description des mœurs des Tahitiens, et un vocabulaire. Seul, le journal nous est parvenu.

Avant d'examiner son contenu et de souligner les apports positifs de Maximo Rodriguez à la connaissance de Tahiti et à la psychologie des contacts entre les Polynésiens et les Européens, il nous faut exposer les conditions dans lesquelles ces diverses relations, et notamment, le Journal de Mâximo, nous sont parvenus.

Un certain nombre de ces journaux, parmi lesquels celui de Raimundo Bonacorsi est demeuré au Depôsito hidrogrôfio (Archives de la Marine) à Madrid, à l'exception notable du Journal de Maximo Rodriguez qui ne s'y trouve pas. Un « Récit du voyage de l'Aguila à Tahiti », relation des voyages de l'Aguila et de la mission des Franciscains, fut publié en 1792 par le Diario de Lima, numéro du 1er juin conservé à la Biblioteca nacional de Lima. Puis fut publié du Père Jose Amich le « Premier voyage des Espagnols à Tahiti en 1772 » suivi de la « Relation de ce qui est arrivé aux missionnaires espagnols à Tautira en 1775 », par la revue El Viagero universal, o noticia del munda antiguo y nuevo, à Madrid en 1798. Le journal de Andia y Varela fut publié par les Recueils de voyages et de mémoires de la Société de Géographie de Paris en 1839[5].

Puis, un certain nombre de reproductions, de résumés, de traductions de ces journaux intervinrent.

Les textes du Père Jose Amich publiés dans El Viagero universal furent traduits et publiés à Tahiti dans le Messager de Tahiti[6] en 1866, 1867 et 1874. Les journaux de Boenechea et de Andia y Varela furent publiés (ou résumés) sous le titre Viage de... dans l'Anuario hidrogràfico de la marine de Chile en 1892 à Santiago du Chili.

On doit à Bolton Glanville Corney d'avoir réuni au cours d'une quête d'une dizaine d'années (1908-1919) toute la documentation disponible sur l'ensemble de ces voyages et du séjour des Espagnols à Tahiti ; il s'agit de trois volumes publiés de 1913 à 1919 à Londres par la Hakluyt Society sous le titre : The Quest and Occupation of Tahiti by Emissaries of Spain du ring the years 1772- 1776. Corney a rassemblé, au cours de ces années d'études et des voyages qu'il fit à Madrid, à Lima et à Tahiti, les journaux que nous avons cités, la correspondance officielle échangée entre Madrid et la vice-royauté de Lima au sujet de ces expéditions, et divers textes imprimés : ou manuscrits susceptibles d'éclairer les mobiles religieux, politiques, coloniaux de l'entreprise, tout cet ensemble ayant été traduit en anglais et publié in-extenso.

En ce qui concerne les écrits de Maximo Rodriguez, Corney n'a pu retrouver le manuscrit original mais seulement a pu prouver l'existence de quatre copies dont il a localisé la dernière en date qui est conservée dans les archives du Séminaire irlandais de Paris sous le titre : Relaciôn diaria que hizo el intérprete Maximo Rodriguez de la Ysla de Amat, alias Otagiti, el aiio de 1774. C'est cette copie qui fit l'objet d'une traduction en anglais par Corney et fut publiée dans The Quest and Occupation of Tahiti, précédée d'une introduction critique sur Maximo, Par la suite, Ch. Pugeault, membre de la Société des Études océaniennes, de Papeete, fit une traduction « assez lâche »[7] du texte de Corney qui fut publiée dans le Bulletin de la Société en 1928-1929 (n° 28-34) et reproduite en volume séparé, en 1930, par les soins de l'Imprimerie du Gouvernement, de Papeete, sous le titre : Journal de Maximo Rodriguez, premier Européen ayant habité Tahiti (Tautira), 1774-1775.

C'est de la connaissance de Tahiti et de la qualité des contacts entretenus par Maximo Rogriguez avec les Tahitiens de l'époque dont nous voulons parler, à partir du contenu de cette version, dans le cadre de la table ronde organisée sur l'importance de l'exploration au siècle des lumières.

Or, dans le cours de la discussion qui suivit cet exposé, il fut fait état par Mlle C. Méhaud, Collaboratrice du C.N.R.S. auprès de la Commision française du Guide des sources sur l'histoire des nations, de l'existence d'un manuscrit de la Société de Géographie portant le même titre que celui du Séminaire irlandais et signé Maximo Rodriguez. Une traduction française de ce manuscrit faite par le Dr. Verneau à la demande du prince Roland Bonaparte, acquéreur du manuscrit, est également possédée par la Société de Géographie[8]. Il sera extrêmement intéressant de confronter le texte de Corney avec celui de ce manuscrit et la version française publiée (à travers deux traductions) avec la traduction directe du manuscrit.

Considérons, à présent le contenu du Journal. C'est, d'abord, une chronique, au jour le jour, de l'accueil de l'Aguila par les Tahitiens à son second voyage, de l'installation de la mission, et des difficultés que les pères connaissent, non à propos d'une christiannisation qu'ils n'entreprendront pas, mais à propos de leur propre adaptation au milieu physique et humain dans lequel ils baignent, adaptation négative faite d'abord d'étonnement, puis de dégoût et de mépris pour autrui, enfin de franche hostilité.

C'est ensuite, pour après jour également, la pénétration du milieu tahitien par un étranger intelligent, observateur et sensible, qui se lie aux premiers Polynésiens qui fréquentent les Espagnols, s'éfforce de saisir et pénétrer, sinon de comprendre leurs coutumes, pourtant fort étrangères de prime abord pour un Espagnol catholique, qui a adopté leur langue, se lie d'amitié avec certains chefs, est adopté par eux, et pour tout dire, devient pour ces gens là un chef polynésien au point qu'il en reçoit un nom et qu'il est adopté par eux comme un propre parent.

Sur un plan historique, nous avons une séquence de la politique, de l'économie et des relations sociales tahitiennes sur un petit territoire déterminé, la presqu'île de Taiarapu (où est implantée la mission), presqu'île qu'il parcourt en tous sens, par terre et par mer, les relations très localisées se faisant à pied entre le littoral et le fond des vallées, les relations plus longues étant effectuées en pirogue, le long du lagon et également en pleine mer lorsque le lagon vient à manquer (aux falaises du Pari).

Mais ce petit territoire est alors capital dans l'histoire tahitienne. Il est la tête des Teva-de-la-mer (Teva-i-tai), gouverné par Vehiatua, nom porté par les ari'i (princes, grands-chefs) des Teva-de-la-mer. Voici le portrait qu'en fait Mâximo à la mort de ce dernier (texte Corney traduit par Pugeault) :

« Vehiatua paraissait avoir dix-huit à vingt ans. Il avait un beau teint frais, une belle taille et la nature l'avait marqué de tâches bleuâtres aux lèvres, aux paumes des mains et aux plantes des pieds. Il aimait beaucoup notre pays et fut toujours bon et arrangeant pour nous. Il avait pour moi une affection particulière et c'est pour cela que dans tous les domaines, on avait pour moi les plus grands égards. On m'avait donné le nom de Oro-iti-maheahea qui était celui de l'un de ses ancêtres et il voulait que je réponde à ce nom seul et non pas au mien » (M. RODRIGUEZ, 1930, Journal, p. 119).

Ce jeune prince que Maximo avait trouvé très changé depuis la première visite de l'Aguila « ... l'ari'i Vehiatua avait physiquement fort décliné depuis que nous l'avions vu à notre première expédition et nous apprenons que la raison de ce déclin provient de l'absorption d'un breuvage avec lequel les chefs ont coutume de s'enivrer. Ce breuvage qu'ils nomment 'ava leur occasionne des plaies squameuses sur tout le corps »[9] était très lié à un autre jeune grand-chef, l'ari'i Tu (ou Otu) qui gouvernait le Nord de Tahiti et s'était précédemment coalisé avec le père de Vehiatua pour enlever à la branche rivale des Teva-de-la-Mer, les Teva-i-uta ou Teva-de-l'Intérieur, le maro-ura, ceinture de plumes rouges et insigne de la puissance suprême (honorifique) sur Tahiti. La victoire qui avait libéré les Teva-de-la-Mer de la tutelle des autres Teva avait eu lieu en 1769 après le passage de Cook, elle avait défait le grand-chef Amo et la reine Purea (Oberea, écrivait Cook) dont le district ancestral était à Papara, sur la côte Sud de Tahiti-nui[10], et la lecture de Maximo tait apparaître à plusieurs reprises que Papara constituait la limite des confédérations de chefferies que Vehiatua et Tu présidaient respectivement : autrement dit, Vehiatua avait pris dans sa mouvance les Teva-de-l'Intérieur. Mais cette ascension ne durera pas : l'héritier du Vehiatua ami de Maximo, que les historiens européens appellent parfois Vehiatua II, devait être son propre frère « … un enfant âgé de six ans avec une bonne mine » (ibid. p. 121). Devenu adulte, ce Vehiatua (appelé parfois Vehiatua III) devait adopter un des mutinés de la Bounty, le maître d'armes Thompson qui, à sa mort, lui succéda avec le même nom de Vehiatua (Vehiatua IV). Mais un autre mutin de la Bounty, le matelot Churchill qui était allé avec Thompson chez Vehiatua, assassina son compatriote devenu le nouveau grand-chef, fournissant ainsi aux Tahitiens une autre image des Européens que celle que leur donnait Maximo : le peuple, indigné, tua cette brute et ce fut un enfant de quatre ans qui prit le nom de Vehiatua (Vehiatua V). Ceci se passait dans le début des années 1790 et, peu après que Tu ait intronisé son tout jeune fils, lui transférant son nom, avec le titre de ari'i rahi (chef suprême) et lui-même prenant le nom de Vairaatoa, il conquit la presqu'île et fit nommer son plus jeune frère Vehiatua à la place de Vehiatua V.

De la lecture de Mâxirno Rodriguez, nous tirons aussi les éléments d'une analyse de la sociologie et de l'économie tahitiennes anciennes. On ne veut, dans le cadre de cette communication, qu'esquisser les traits les plus saillants. On y voit, d'abord, une organisation hiérarchique qui se développe sur deux plans :

1° au niveau des chefs, Vehiatua et Tu, sont sur un pied d'égalité, Tu se trouvant souvent en visite dans le domaine de Vehiatua. Celui-ci est, comme je l'ai dit, l'ari'i (grand-chef ou prince) de la confédération des Teva-de-la-Mer, tout comme Tu est l'ari'i de Te Porionuu qui regroupe, au nord de l'île, les chefferies de Pare et Arue. Au long des voyages de Maximo accompagnant les ari'i ou effectuant des courses pour la mission, défilent les chefferies pourvues d'ari'i inférieurs (ari'i ri'i) soumis à Vehiatua : Anuhi, Aiurua, Vaiaotea, Vaiuru, Mataoae, Taiarapu, Tuahotu, Afaahiti, puis au Sud de Tahiti-nui, ce sont les chefferies des Teva-de-I'Intérieur (Vaiari, Atimaono, Papara) : là s'arrête selon Maximo l'autorité de Vehiatua qui est en quelque sorte l'ari'i supérieur des Teva bien que ç'avait été Amo, grand-chef de Papara et prince des Teva-de-l'Intérieur qui avait toujours prétendu à ce titre. Pareillement, on voit Tu être l'ari'i supérieur des chefferies qui s'égrènent sur la côte Est de Tahiti-nui et qui forment la confédération Te Aharoa. Pour clore ce tableau de la structure politique de Tahiti, il reste à parler de la partie Ouest et Nord-Ouest de Tahiti-nui, Te Oropaa, qui se trouve soumise au grand-chef Tutaha qui regroupe sous son autorité les ari'i de 'Fe Fana i Ahurai, Manotahi et Manorua.

C'est Tutaha, l'allié de Tu et de Vehiatua qui s'est saisi, après la bataille de 1769 qui a fait perdre la suprématie à Amo, du maro-ura insigne suprême qui fait de lui le ari'i rahi, le chef suprême de Tahiti.

Ainsi Maximo Rodriguez nous montre une société tahitienne socialement organisée à la façon d'une pyramide de chefferies emboîtées les unes dans les autres ; au sommet et sous l'autorité honorifique de l'ari'i rahi, trois grandes divisions, chacune formée de deux confédérations ou chefferies rivales, chacune des confédérations regroupant un certain nombre de chefferies ou districts gouvernés par les ari'i (princes).

2° en dessous des chefs. Parce qu'il vit dans la société des ari'i, Maximo n'a pu pénétrer la hiérarchie exacte qui répercute les ordres des grands-chefs jusqu'aux gens du commun et il constate seulement entre ceux-ci et leurs chefs l'existence de personnes de confiance qu'il appelle « intendants », « capitaines », « gardien-chef (de la vallée) », autrement dit, une titulature de sa propre société du XVIIIe siècle qu'il applique à des gens qui se détachent de la masse du peuple et qu'il voit exercer certaines fonctions au service des chefs.

Mais l'intérêt du Journal n'est pas seulement là : c'est bien plus qu'il nous montre une sociologie et une économie en actes. Et c'est à ce propos que la lecture du manuscrit apporte bien plus que tout ce que nous avons eu ici à notre disposition pour l'étude de l'ancienne société tahitienne. Le Journal presque contemporain (à une quinzaine d'années près) de James Morrison est chronologique et didactique, mais la partie chronologique ne recense les événements que de l'extérieur parce que Morrison n'a pas vécu dans l'intimité des grands-chefs comme a pu le faire Maximo ; et la partie didactique (les us et coutumes), si elle est plus complète que ce que l'analyse de Maximo peut révéler, présente le défaut de ne pas montrer le contexte vécu des institutions énumérées : ce que révèle l'analyse de Maximo.

Les relations entre les chefs, les rapports des chefs avec leurs sujets, la manière dont ce corps étranger à la société autochtone qu'est la mission est intégré dans la société avec un statut de quasi-ari'i, les prélèvements, les transactions et les redistributions économiques qui accompagnent ou précèdent, donc sous-tendent, les rapports sociaux, tout cela se trouve disponible à l'analyse dans le Journal, mais il ne peut être question ici que d'en donner un aperçu.

Nous pensons, en revanche, qu'un dernier point mérite d'être approfondi : celui de la place du journal de Maximo Rodriguez dans la littérature consacrée à la société tahitienne ancienne.

Les premières réflexions et les études de synthèse concernant cette société datent des travaux de Williamson publiés en 1924[11] et du livre de E.S.C. Handy publié en 1930[12]. Auparavant, une synthèse très partielle et assez partiale avait été écrite par l'historien américain Henri Adams sous le titre de Mémoires de Ari'i Taimai et à partir des dits mémoires ; dans son introduction à l'édition française (1964), Marie-Thérèse et Bengt Danielsson ont excellement fait la nécessaire critique de cette œuvre hybride dans laquelle nous recherchons essentiellement les dits de cette princesse tahitienne à la forte personnalité[13].

Certes, les premiers travaux concernant l'ancienne société ont paru au XIXème siècle ou au début du XXème (Ellis : Polynesian Researches, 1829 ; Moerenhout : Voyage aux îles du Grand Océan, 1837 ; Vincendon Dumoulin et Desgraz : Iles Taïti, 1844 ; Bovis : État de la société tahitienne à l'arrivée des Européens in Revue coloniale, Paris, 855 ; Caillot : Les Polynésiens orientaux en contact de la civilisation (1909) et même avant le XIXème : tel le Preliminary discourse in A Missionary voyage... i the Ship Duff commanded by Captain James Wilson, publié à Londres en 1799.

Mais il s'agit, soit de sources inestimables et succintes, parfois noyées dans des interprétations sujettes à caution, soit de journaux telles que les Transactions of the London Missionary Society dont les missionnaires rédacteurs ne purent pas occuper la place privilégiée dont disposa Maximo Rodriguez auprès des hauts personnages tahitiens de son temps.

Ce n'est qu'en 1928 que parut sous le titre Ancient Tahiti, par les soins de Teuira Henry, la somme amassée par son grand-père, le Révérend Orsmond, sur la société ancienne auprès des survivants de cette société. Puis parut, seulement en 1935, le texte anglais du Journal de James Morrison et, en 1961, The History of the Tahitian Mission par le Révérend John Davies. Enfin furent publiés par les soins de la regrettée Princesse Tekau Pomare et avec l'aide de la Société des Océanistes les Mémoires de Marau Taaroa qui diffèrent des Mémoires de Arii Taimai mais les complètent.

La mise au jour relativement tardive des manuscrits espagnols effectuée par Corney a seulement, en partie, marqué la synthèse tentée par l'anthropologue américain Handy, peut-être à cause de la date trop récente de cette mise au jour par rapport au travail de terrain de Handy, peut-être surtout parce que celui-ci eut affaire à un informateur incomparable qui n'était autre que la reine Marau Taaroa. De ce fait, la publication du Dr. Corney n'a pris toute sa valeur qu'à l'occasion de la magistrale synthèse qui fut pubfiée par Douglas Oliver en 1974 sous le titre : Ancient Tahitian Society.

C'est une démarche classique de l'histoire d'utiliser les sources « passées au peigne fin de la critique » pour l'avancement de la connaissance historique générale, mais il est aussi, à présent, une autre démarche ; inverse, qui consiste en la re-lecture de sources particulièrement riches à la lumière de toute la connaissance accumulée sur le sujet ou l'époque qu'elles traitent, de telle façon que l'on obtienne une restitution ethnographique, je dirais plus, photographique, d'une société à un moment particulier de son histoire. Ainsi procéda E. Leroy-Ladurie à propos de Montaillou, village occitan à partir des minutes d'un procès en hérésie, et avec le succès que l'on connaît. La qualité du journal de Maximo Rodriguez jointe à l'abondance actuelle de la connaissance que nous avons de l'ancienne société tahitienne dans ses dernières décennies d'existence, jointe aussi aux résultats obtenus par les recherches archéologiques de José Garanger et de ses équipes dans la presqu'île de Tahiti, nous incite à tenter dans ce domaine une pareille démarche. Ce serait là une manière de rendre hommage à ces Tahitiens et ces Espagnols qui, en cette fin du XVIIIe siècle, établirent, à l'exception près de deux missionnaires incultes et obtus, des contacts fructueux dont on n'a pas jusqu'ici parfaitement pris conscience, peut-être parce que les rapports avec les AngloSaxons d'abord, les Français ensuite, ont trop occupé « le devant de la scène ». Riches contacts dont la brièveté, une dizaine de mois, ne peut que souligner la qualité.


[1] Déjà nommée King George the Third Island par Wallis dans la relation de son voyage. An Account of a voyage round the world... in HAWKESWORTH vol. l, 1773.
[2] Appelé couramment presqu'île de Tahiti.
[3] Ou Ohatitura, et non Chatutira (Bibliographie de Tahiti…, 1967, p. 65).
[4] Cayetano in Bibliographie de Tahiti…, 1967, p. 67 ; Cajetano in Journal de Maxima Rodriguez - Papeete, 1930, p. 1.
[5] ANDIA y VARELA Jose (don), Relaciôn dei viage hecho a la isla de Amat, y sus adyacentes in Recueil, Paris, 1839, t. 4, p. 69-132.
[6] N° 51 et 52, 1866, n° 7, 9, 10, 11, 13 en 1867, n°14, 15, 25, 26 en 1874.
[7] Bibliographie de Tahiti..., 1967, p. 67.
[8] Je suis redevable des informations suivantes à Mlle Méhaud à qui je suis heureux d'exprimer ici toute ma gratitude : les deux manuscrits en question se trouvent au Département des Cartes et Plans de la Bibliothèque Nationale, respectivement sous les cotes ms.in-B, 31 et ms.in 8° 1 ; ils comportent l'un 360, l'autre 450 folios.
[9] RODRIGUEZ, ibid, p. 5-6. Il ressort également de cette citation que Maximo avait fait la première expédition de 1772 et il s'en suit que son retour fit accueillir par les Tahitiens avec joie un homme qui avait dû déployer lors du premier séjour ses profondes qualités humaines  'ava ou kava, Piper methysticum L.
[10] La grande masse de l'île, par opposition 2J Tahiti-iti, la presqu'île.
[11] WILLIAMSON The Social and Political Systems of Central Polynesia, 1924, 3 vol.
[12] HANDY, History and Culture in the Society Islands, 1930, B.P. Bishop Museum Bulletin.
[13] L'histoire de l'édition des Mémoires de Arii Taimai est fort complexe. Une première édition privée parut en 1893 sous le titre de Memoirs ! Marau Taaroa, Last Queen of Tahiti, Une seconde édition, qui servit à la traduction française, parut en 1901 à Paris sous le titre de Memoirs of Arii Taimai ; un fac-similé en fut publié à New-York en 1947. La traduction française (Henry ADAMS, Mémoires d'Arii Taimai) avec une introduction de Marie-Thérèse et Bengt Danielsson date de 1964 et a été publiée par la Société des Océanistes (Publication n°12).

Références principales

- ADAMS Henry, Mémoires d'Arii Taimai, précédé d'une introduction de Marie-Thérèse et Bengt Danielson, Paris, Soc. Océanistes, Public. n°12, 1964.
- CAILLOT Eugène, Les Polynésiens orientaux au contact de la civilisation, Paris, E. Leroux, 1909.
- COOK James, An Account of the Voyage undertaken ... for making Discoueries in the Southem Hemisphère, éd. par John Hawkesworth, London, 1773.
- CORNEY Bolton Glanville, The Quest and Occupation of Tahiti by Emissaries of Spain during the years 1772-1776, London, Hakluyt Society, 3 vol., 1913-1919.
- DAVIES John, The History of the Tahitian Mission 1799-1830, éd. par C.W. Newbury, Cambridge, Cambridge Univ. Press, Hakluyt Soc., 1961.
- DE BOVIS Edmond, État de la société tahitienne à l'arrivée des Européens, Revue Coloniale, Paris, 1855.
- GARANGER José, Recherches archéologiques dans le district de Tautira, Tahiti, Polynésie Française, Journal Soc. Océanistes, Paris, t. 20, 1964, p. 5-21
- GARANGER José, Pierres et rites sacrés du Tahiti d'autrefois, Soc. Océanistes, Paris, Dossier n°2, 1968.
- GARANGER José, Recherches interdisciplinaires dans la vallée de la Vaiote (Tautira, Tahiti), étude archéologique, Papeete, Centre ORSTOM, 1973.
- GARANGER José, Marae Marae Ta'ata. Travaux effectués par la mission archéologique ORSTOM-CNRS, Paris, CNRS (RCP 259), 1975.
- HANDY E.S.C., History and Culture in the Society Islands, Honolulu, B.P. Bishop Museum, Bull. 79,1930.
- HENRY Teuira, Tahiti aux temps anciens, Paris, Société des Océanistes, Pub. n°1 (trad, française de Ancient Tahiti). 
- MARAU'TAAROA, Mémoires de Marau Taaroa dernière reine de Tahiti, Paris, Soc. Océanistes, Publ. 27, 1971.
- MOERENHOUT Jacques Antoine, Voyage aux îles du grand océan, Paris, A. Maisonneuve, 1837.
- MORRISON James, Journal de James Morrison second maître à bord de la Bounty, Paris, Soc, Océanistes, et Papeete, Soc. Études océaniennes, 1966.
- OLIVER Douglas, Ancient Tahitian Society, Honolulu ; University Press of Hawaii, 3 vol., 1974.
- O'REILLY P. et RETMAN E., Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française, Paris, Soc. Océanistes, Pub. n°14, 1967. RODRIGUEZ Mâximo, Journal de Mâximo Rodriguez, Papeete, Imprimerie du Gouvernement, 1930.
 
Transactions of the London Missionary Society, London.
- VINCENDON-DUMOULIN C.A., DESGRAZ C., Iles Taïti, Paris, A. Bertrand, 1844.
- WILLIAMSON Robert W., The Social and Political Systems of Central Polynesia, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 3 vol., 1924.
- WILSON James, A Missionary Voyage to the Southern Pacifie Ocean ... with a Preliminary Discourse on the Geography and History of the South Sea Islands, London, T. Chapman, 1799.

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