Semeur Tahitien de juin 1920 p.1060-1061
Bénédiction des plaques commémoratives des soldats de Tahiti morts dans la grande guerre
Le jeudi 22 avril, à 8 heures du matin, la cathédrale s’emplissait d’une foule sympathique, la même qui au jour de l’armistice s’était réunie pour laisser déborder l’allégresse des cœurs et pour adresser au ciel de justes et enthousiastes actions de grâces. Aujourd’hui cette foule est grave, les tentures noires qui couvrent les murs et enveloppent les colonnes sont l’expression fidèle du deuil que porte chaque cœur au souvenir des héros tombés pour sauver notre chère et grande patrie. Monseigneur le Vicaire apostolique pouvait enfin grâce au concours de personnes généreuses et patriotes accomplir un vœu cher à son cœur, celui de fixer et d’immortaliser sur un marbre commémoratif les noms glorieux des catholiques du Vicariat de Tahiti, fauchés dans leur jeunesse en défendant leur cause et la nôtre.
Monsieur le Gouverneur daigna rehausser de sa présence cette auguste cérémonie, son brillant entourage, où l’on remarquait Mr l’Inspecteur Général, un grand nombre de chefs de service, le Consul des Etats-Unis, Mr le Maire et son Conseil municipal, en un mot la plupart des notabilités de la Colonie, sympathisait visiblement avec la foule des parents et de pieux fidèles.
S. G. Mgr le Vicaire apostolique officia pontificalement, ayant pour prêtre-assistant son vénérable et très aimé pro-vicaire qui a tant fait pour les familles des soldats ; pour diacre le R.P. David, administrateur apostolique des îles Marquises et pour sous-diacre, celui qui écrit ces lignes, tout fraîchement débarqué de son voyage d’Europe et attendant une occasion de retourner dans ses chères îles Tuamotu. Les cérémonies sacrées se déroulèrent avec ensemble et majesté, grâce à l’habile direction du R.P. Guénolé, maître des cérémonies.
Le sacrifice offert pour les chers défunts est terminé.
Avant de bénir les plaques de marbre, monseigneur laisse déborder les sentiments dont son cœur de pasteur des âmes est rempli au souvenir de ses enfants spirituels tombés en héros, sur les champs de bataille de l’Europe. Le cœur de l’assistance vibra visiblement à l’unisson de celui de son évêque. L’auditoire n’était pas nouveau ; c’est le même qui tressaillit naguère de noble fierté et d’enthousiasme aux paroles qui, dans cette même cathédrale, célébraient le triomphe de nos armes ; il frémit aujourd’hui de pitié pour les familles éprouvées et d’admiration pieuse pour les chers disparus.
Ce n’est pas une pâle narration qui saurait faire revivre les accents émus et la même éloquence qui tenait haletante toute l’assemblée ; mais els nobles et patriotiques paroles de sa Grandeur resteront dans toutes les mémoires et plus encore dans tous les cœurs.
Personne désormais, parmi les assistants, n’oubliera les devoirs que nous impose le souvenir de nos chers soldats morts pour la France, devoir d’admiration pour leur obéissance héroïque qui ne connut d’autre limite que la mort, devoir d’admiration encore pour leur courage dont témoignent les distinctions honorifiques à eux décernés par leurs chefs ; devoir de reconnaissance, car si nous avons encore une patrie, c’est à eux que nous le devons ; devoir de fraternelles prières enfin, car c’est la marque la plus utile de notre affection et de notre gratitude pour leurs âmes.
Le discours terminé, les cœurs ont vibré ; plus d’une larme a coulé silencieuse ; l’émotion est au comble lorsque, du haut de la chaire, le P. Guénolé proclame d’une voix claire et forte, les noms des héros tombés au champ d’honneur. Le moment de la bénédiction des marbres est venu ; la procession se déroule, aux sons endeuillés d’une marche funèbre, admirablement exécuté par l’harmonie des frères, comme du reste, le Dies irae et tous les chants de la messe par la Scola grégorienne, si bien dirigée par le Frère Calixte. À ce moment aussi, le beau chant sur nos héros tombés, œuvre d’une Sœur artiste et exécuté à la perfection à l’offertoire, par les élèves et les anciennes élèves des Sœurs revient à la mémoire et tous redisent au fond du cœur :
1er Couplet
O morts, frères aimés
En paix dormez d’espoir embaumés
O vous
Front douloureux
Tendus vers eux
Vieillis par l’absence
O vous
Fronts douloureux
Soyez heureux
Quand vous rêvez d’eux.
2e Couplet
Près de Dieu dans la gloire immense
Leur éternel repos commence
O vous
Cœurs déchirés
Qui les pleurez
Vous les reverrez.
3e Couplet
O morts, héros tombés
Martyrs frappés aux jours d’hécatombe
O morts, héros frappés pour nos libertés
Vainement sur vous l’oubli tombe
La piété garde votre tombe.
Les marbres et le catafalque sont décorés avec un goût suprême de toute la riche flore de notre luxuriant Tahiti ; le glorieux drapeau aux trois couleurs étend ses plis soyeux sur l’autel, le catafalque, les colonnes, les marbres ; et lorsque, l’office terminé, la foule émue se répand au dehors, on voit des mères, des épouses, des sœurs de nos héros s’attarder dans l’Église et venir baiser longuement le symbole de la patrie à laquelle elles sont fières d’avoir sacrifier tout leur amour.
P. Amédée Nouaille
missionnaire
aux Tuamotu.