Tahiti 1834-1984 - Introduction

Introduction [pp.29-31]

Ce vendredi 11 septembre 1891 le tout Tahiti polynésien et européen, officiel et populaire, protestant et catholique, était rassemblé devant l'Évêché pour les obsèques de Mgr Tepano Jaussen, premier Vicaire apostolique de Tahiti. Son décès, le 9 septembre à 4 heures du matin, avait causé une profonde émotion ; c'était « la mort d'un père »[1].

Dès l'annonce de sa mort, le Directeur de l'Intérieur avait proposé au Conseil Général « d'organiser les funérailles aux frais de la Colonie en témoignage de reconnaissance pour les services rendus par l'éminent prélat ». Dans le Journal Officiel encadré de noir, le Gouverneur Lacascade invitait l'Administration à se joindre à lui pour « faire des funérailles que la France réserve à ses grands hommes. Elles honoraient non seulement le prêtre et le dignitaire de l'Église, mais aussi le pionnier de la civilisation qui avait arraché les îles Tuamotu au cannibalisme, qui avait doté la France du magnifique archipel des Gambier. Elles s'adressaient au savant qui avait recueilli les origines de la race Maori, qui avait fixé les règles et les éléments de la langue kanake (sic), enrichi l'Histoire d'ouvrages uniques et précieux. Elles étaient faites au soldat de l'humanité qui avait aboli les sacrifices humains en renversant les idoles du paganisme et avait conquis des peuplades barbares à la cause de l'Eglise et de la France ».

La famille royale protestante était représentée par le Prince Hinoi ; en effet le roi Pomare V, dernier roi de Tahiti et avec qui Mgr Tepano avait des relations amicales, était décédé au mois de juin précédent. Le Pasteur Viénot, Président du Conseil Supérieur des Églises tahitiennes, était présent en personne. Tout Tahiti, sans distinction de races, de religions ou de fonctions se trouvait réuni dans le même hommage. Rassemblement symbolique et exceptionnel quand on sait la vigueur des conflits de l'époque, les profondes divisions et incompréhensions entre les diverses communautés qui s'étaient réunies ce jour-là dans la même prière. L'Évêque de Viviers, département où était né Étienne Jaussen le 12 avril 1815 à Rocles, le soulignait dans la lettre où il annonçait le décès à ses diocésains : « Heureux pays où il est permis aux fonctionnaires de se montrer justes envers un membre du clergé et où ils peuvent, sans se compromettre, laisser tomber sur le cercueil d'un Évêque un hommage de sincère adrniration. »

Mgr Verdier était absent de Papeete lors de la mort de son prédécesseur; il était en tournée pastorale aux Tuamotu. À son retour, plusieurs jours après les obsèques, il constatait que « toutes les classes de la société n'avaient qu'un cœur et qu'une âme pour témoigner au vénéré défunt l'hommage d'une sympathie universelle... Vrai bienfaiteur du peuple, les Tahitiens aimaient Mgr Tepano et le vénéraient à l'égal d'un père. Ses obsèques furent un vrai triomphe, car il n'avait pas su se faire un ennemi ».

Rencontre exceptionnelle où chacun était là, sincèrement présent au défunt : les Polynésiens avec leur cœur affectueux et filial, la famille royale désormais sans héritier, le Gouvernement et les élus qui ont organisé ces funérailles « nationales », les différentes écoles confessionnelles et publiques, l'Église protestante conduite par le Président du Synode, les Frères, les Sœurs, les Pères, même si on avait dû écarter de la présidence le P. Georges Eich, le Pro-Vicaire, en raison de sa nationalité allemande et si le P. Collette s'était isolé dans un coin. Tout le monde était là ; mais chacun était-il présent à son voisin ? Etait-ce, en cette année-charnière pour Tahiti, la paix froide des cimetières ou la paix des hommes de bonne volonté ? En 1891, avec la mort du dernier roi de Tahiti et celle du premier Vicaire Apostolique, la période des pionniers s'achève. Celle des héritiers s'ouvre sur un chantier en pleine activité, avec une succession ambiguë et difficile, à l'époque des rivalités politiques intenses du XIXe siècle finissant.

Rassemblement inespéré, quand on réalise combien « l'apostolat de Mgr d'Axieri fut parsemé d'hostilités et de contradictions venues, pour la plupart, de ceux qu'une bonne politique aurait dû porter à l'aider »[2] ; rassemblement ouvert à l'espérance, même si certaines luttes mettront encore bien des années à s'apaiser ; rassemblement de tout un peuple, divers dans ses sensibilités et ses projets, mais qui veut vivre ensemble dans la compréhension et la tolérance sur ces petites terres colorées qui jouent avec la lumière du ciel et l'immensité de la mer.

Ce peuple rassemblé dans la communion sincère d'un deuil et la diversité de ces groupes humains réalise, sans trop le savoir sans doute, ce qu'est la Mission évangélique de l'Église fondée par Jésus-Christ : réunir les enfants de Dieu dispersés par l'Histoire et la Géographie[3]. C'est le défi œcuménique de l'Église dans le monde d'aujourd'hui ; les chrétiens, avec tous les hommes de bonne volonté, sont appelées à la « Genèse »[4] d'un monde nouveau.



[1] V. PRAT : Vie de Mgr Tepano Jaussen, en 4 tomes. Manuscrit unique au crayon de bois déposé aux Archives SS.CC. de Rome. Le R.P. V. Prat, SS.CC., était le neveu de Mgr T. Jaussen. T. IV, pp. 62 à 80 : mort et funérailles.

[2] G.E. Garderein, capitaine de frégate, cité par V. Prat, t. IV, p. 74.

[3] Jn 11,52 ; 10,16 ; 17,22-23 ; 21,11 + 15-17.

[4] « Tenete » en tahitien, nom donné au Musée d'Histoire religieuse fondé ensemble par l'Église évangélique et l'Église catholique de Polynésie française dans le cadre du « Musée de Tahiti et des Iles » à la Punaruu sur la commune de Punaauia.

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