Tahiti 1834-1984 - Chap. XXIII

 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL DES ÎLES LOINTAINES

 

 [pp.407-512]

 


 

Chapitre 23

Église ouverte à l'universel

[pp.489-512]

 

« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » Dans cet amour universel, le Père des miséricordes envoie son Fils bien-aimé manifesté en Jésus de Nazareth afin que la multitude des humains ait la vie en abondance et soit rassemblée dans l'Unité. Par la puissance de l'Esprit Saint, Jésus ressuscité envoie les apôtres réaliser ce salut en proclamant la Bonne Nouvelle « jusqu'aux extrémités de la terre »[1]. Enracinée dans la foi en Jésus-Christ et fondée sur le témoignage des Apôtres, l'Église vit de la Pentecôte ; elle est l'anti-Babel. Elle libère les cœurs par la conversion et rassemble les hommes dans la communion fraternelle. Elle apprend peu à peu, comme Pierre avec Corneille que « Dieu ne fait pas de différence entre les hommes ». Dans une croissance continue, l'Église fondée par le Christ sur la foi et l'union du groupe apostolique, devient universelle[2]. En l'an 325, le premier Concile œcuménique de Nicée prend conscience de cette identité profonde de l'Église. Dans la profession de foi que nous récitons toujours au cœur du rassemblement eucharistique, il la définit comme « l'Église une, sainte, catholique et apostolique ». Avant d'être une institution humaine, un groupe social, l'Église de JésusChrist est objet de foi. Pour réaliser concrètement le mystère de salut universel par l'Incarnation rédemptrice, elle est le « Corps du Christ continué et répandu » parmi toutes les races, peuples et langues[3].

Mais, dès l'époque apostolique les tensions sont vives entre les groupes ; les divisions menacent autour de leaders qui se croient plus apôtres que les Apôtres eux-mêmes. Les épîtres de' Paul, de Jean, de Pierre, de Jude sont remplies d'exhortations à l'unité autour des apôtres établis par le Christ et en communion les uns avec les autres, comme Paul le souligne aux Galates pour lui-même (Ga 2,1-10). Etre soi-même et ouvert aux autres sans faire de différence, vivre en « petit frère universel », selon le mot de Charles de Foucauld, dépasse les simples forces humaines ; le péché est toujours égoïsme et orgueil de l'homme « qui se fait dieu » (Gn 3,5). Mais « Dieu est le maître de l'impossible ; tout est possible à celui qui croit »[4].

La foi en l'Église comme Corps du Christ qui rassemble tous les hommes est toujours difficile. Dès les premiers siècles, la catéchèse préparatoire au baptême explicite clairement le Symbole de la Foi sur ce sujet. Voici, par exemple, ce qu'en dit quelques années après le Concile de Nicée, saint Cyrille, évêque de Jérusalem de 350 à 386.

« L'Église est appelée catholique (ou universelle) parce qu'elle existe dans le monde entier, d'une extrémité à l'autre de la terre ; et parce qu'elle enseigne de façon universelle et sans défaillance toutes les doctrines que les hommes ont besoin de connaître, sur les réalités visibles et invisibles, célestes ou terrestres. En outre, elle est appelée catholique parce qu'elle annonce la vraie religion à tout le genre humain : chefs et sujets, savants et ignorants. Parce qu'elle soigne et guérit universellement toute espèce de péchés commis par l'âme et par le corps; enfin parce qu'elle possède en elle toute espèce de vertus, en actions ou en paroles, quel que soit leur nom, et toute espèce de dons spirituels.

Ce nom d'Église (ou convocation) lui convient tout à fait parce qu'elle “convoque” et rassemble tous les hommes, ainsi que le Seigneur ordonne dans le Lévitique : “convoque toute la communauté à l'entrée de la Tente du Témoignage”. Il est à noter que le mot convoque (ecclésiason) est employé ici pour la première fois dans l'Écriture, lorsque le Seigneur établit Aaron dans la charge de grand-prêtre...

Lorsque la seule “Église” qui était en Judée a été rejetée, les Églises du Christ se sont multipliées par toute la terre... selon le prophète : “de l'Orient à l'Occident, mon nom est glorifié chez les nations païennes”. C'est de la même Église sainte et catholique que Paul écrit à Timothée : “Tu dois savoir comment te conduire dans la maison de Dieu, qui est l'Église du Dieu vivant, colonne et soutien de la vérité” »[5].

Les « îles lointaines » de l'Océanie, grâce aux efforts et à la foi des missionnaires et des évangélisateurs, ont bénéficié à leur tour, « lorsque les temps furent accomplis » selon le dessein de Dieu, de cette universalité du Salut par l'Église. À leur tour, elles entrent dans la communion du Peuple de Dieu convoqué par le Seigneur et elles apportent à « l'Église une, sainte, catholique et apostolique » les richesses des talents maohi et le visage polynésien qui la rendent encore plus universelle.

C'est au nom de l'Église et dans la communion apostolique autour du successeur de Pierre, que les premiers missionnaires catholiques de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, arrivent en 1827 à Hawaii et en 1834 à Mangareva. Les directives de Rome sont très claires sur le caractère évangélique et universel de la Mission dans le « respect des rites, des coutumes et des mœurs non contraire à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde, que de transporter la France, l'Espagne, l'Italie, ou quelque autre pays d'Europe. N'introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi »[6]. Nous avons vu que le P. Laval et les missionnaires se sont opposés à la perspective de la colonisation française envisagée par la France sur la Polynésie selon l'exemple de l'annexion de la Nouvelle-Zélande par l'Angleterre en 1840[7].


[1] 1 Tm 2,4 ; Jn 3,17 ; 11,52 ; 12,47 ; Ac 1,8 ;

[2] Ac 2,10, 11 et 15.

[3] Ap. 7 ; 1 Co 12 ; Ep 4 et 5 ; Co 1. - Bossuet.

[4] Lc 1,37 ; 18,27. - Expression de Ch. de Foucauld.

[5] Saint Cyrille de Jérusalem : catéchèse prébaptismale sur le Symbole de la foi. Cité dans : Office des lectures. temps ordinaire, mercredi 17è semaine.

- Ouverte en Polynésie

Pratiquement, les missionnaires ont bien dû s'adapter aux circonstances locales et historiques ; c'est la règle de toute l'Incarnation à la suite de Jésus, Fils de Dieu et fils d'homme, juif de Nazareth. Les missionnaires catholiques en Océanie étaient des français et des étrangers tout comme les missionnaires protestants étaient des anglais puis des français. Nous avons étudié les ambiguïtés historiques et les graves conflits politiques et religieux que ces contraintes de l'histoire ont amené dans les îles. Cela n'a pas empêché les missionnaires de « se faire tout à tous » : mangaréviens, paumotu, tahitiens, marquisiens, pascuans, cookiens, etc. La diversité du « reo maohi » a posé aux missionnaires de sérieuses questions ; la multiplicité des langues et dialectes en Océanie est une grande difficulté. En fait, les missionnaires se sont plongés dans les langues locales ; ce qui a été une des sources majeures d'incompréhension avec l'administration française et cause de tension à l'intérieur de la Mission au niveau des écoles.

Avec l'ouverture de la Polynésie sur l'extérieur, l'importation de main d'œuvre étrangère, les débuts de la colonisation agricole et marchande, l'Église voit son caractère catholique devenir de plus en plus manifeste sur place. L'accueil et l'évangélisation des Gilbertins en est un premier exemple. Les efforts progressifs pour s'ouvrir à la communauté chinoise qui s'étend rapidement amène une universalité encore plus large. Le souci des français métropolitains qui s'installent petit à petit et font souche, l'ouverture aux anglais, allemands, américains, etc., fait de la petite Église catholique à Tahiti une communauté riche de diversité.

Il n'appartient pas à l'Église de trier les hommes que Dieu met sur sa route ni de les classer en « bons et méchants, justes et injustes » (Mt 5,45). Malgré son apparence encore très métropolitaine dans son personnel religieux, il n'est pas douteux que l'Église catholique est tahitienne avec les tahitiens, marquisienne avec les marquisiens, paumotu avec les Tuamotu. Langue maohi, style pastoral, organisation ecclésiale sont à l'évidence polynésiens. Ce caractère local, dans la ligne de Vatican II, interroge voire même gêne et heurte, un certain nombre de métropolitains de passage. L'usage toujours fréquent du français, la prégnance généralisée de la culture française dans la société polynésienne, interpelle les maohi et leur est souvent un embarras et une sujétion. Le développement important de la communauté chinoise dans l'Église catholique oblige à ne pas se replier sur le bilinguisme officiel. Les chinois sont également nos frères en Jésus-Christ ; l'Église qui n'est pas à l'origine de leur venue à Tahiti, se doit de les accueillir avec respect, même s'ils n'étaient pas prévus au programme de 1834. La tentation est grande de faire autant d'Églises que d'ethnies, de langues ou de communautés, alors qu'il faut « choisir tout » et apprendre à vivre ensemble.

Il faudrait aussi parler de la pastorale des 100 000 touristes, essentiellement de langue anglaise et riverains du Pacifique qui viennent passer en moyenne une grande semaine en Polynésie. Un certain nombre participent aux messes dominicales. Il n'est pas rare que ces touristes soient aussi des chrétiens désireux de découvrir la vie de foi à Tahiti, de rechercher de nouveaux visages pour exprimer la richesse de l'Évangile. Venant de pays riches, mais en profonde crise de société, un certain nombre voudraient pouvoir découvrir de l'intérieur ce qui rend la célébration de la foi en Jésus-Christ si joyeuse, vivante et communautaire en Polynésie. Ils partent avec une.interrogation et un témoignage. Il aurait fallu pouvoir dialoguer, cheminer ensemble, en un mot devenir, les uns et les autres plus catholiques.


[6] Instruction aux Vicaires Apostoliques du Tonkin : Rome (10-11-1659), dans LŒW-MESLlN, p.364.

[7] H, LAVAL à Mgr BONAMlE (10-6-1842), Mangareva. Ar. SS.CC. 68,2, - Mémoires. p. XC.

Solidarité océanienne

Située au centre de l'Océan Pacifique, à l'extrémité orientale de l'Océanie et peuplée d'autochtones maohi, il est naturel que le premier cercle de communion universelle soit avec les archipels océaniens. Le Concile Vatican II dans le décret sur « la charge pastorale des évêques » a institué une solidarité nouvelle entre les diocèses : les Conférences Épiscopales[8]. Dispersées au milieu du Pacifique entre les continents de l'Asie et de l'Amérique ainsi que des vastes « îles continentales », les 10 diocèses des archipels océaniens constituent, en 1968, la « Conférence des Évêques du Pacifique », dont l'abréviation est C.E.P.A.C. Cette conférence est officiellement bilingue : anglais et français ; mais la prédominance massive du monde anglophone fait que l'anglais est la langue habituelle des échanges et des documents. En 1983, la C.E.P.A.C. compte douze diocèses.

Les diocèses anglophones sont les suivants :

- Tarawa (Kiribati [ex-Gilbert], Nauru) : Mgr Paul Mea.

- Suva (Fidji) : Mgr Petero Mataca.

- Nuku'Alofa (Tonga) : Mgr Patelesio Finau.

- Apia (Samoa occidentales, Tokelau) : Cardinal Pio Taofina'u, Mgr Hurley, auxiliaire.

- Pago-Pago (Samoa américaines-diocèse érigé en 1982 et Tuvalu) : administré par Apia.

- Rarotonga (îles Cook) : Mgr Denis Browne.

- Ponape (îles Carolines, Marshall et Truk) : Mgr John Neylon.

Les diocèses francophones comprennent :

- Nouméa (Nouvelle-Calédonie et îles Loyauté) : Mgr Michel Calvet.

- Lano (Wallis et Futuna) : Mgr Lolesio Fuahea.

- Papeete (Tahiti et 4 archipels de Polynésie Française) : Mgr Michel Coppenrath.

- Taioha'e (archipel des îles Marquises, Polynésie française) : Mgr Hervé Le Cléac'h.

Un diocèse est bilingue avec une évolution vers l'anglais:

- Port-Vila (Vanuatu, ex-Nouvelles-Hébrides) : Mgr Francis Lambert.

Cette seule énumération des douze participants à la C.E.P.A.C. montre la complexité de cette conférence épiscopale. La dispersion géographique n'arrange rien. Si la seule Polynésie française a la taille de l'Europe et s'étend sur un espace grand comme dix fois la France, que dire de la surface recouverte par les douze diocèses de la C.E.P.A.C. Ils vont du 130e méridien Est au 130e méridien Ouest de Greenwich avec la ligne de changement de date en plein milieu et d'un Tropique à l'autre ; cela représente un rectangle de 11 000 km de long sur 5 000 km de large, soit 55 millions de km: 100 fois la France, 3 fois l'Amérique du Nord tout entière !

Une telle immensité est un désert d'eau parsemé de milliers d'îles et d'atolls disséminés, représentant au total environ un millième de terres émergées. Le chapitre 1 a décrit cette géographie et la difficile question des communications. La population totale de ces archipels en 1978 est appréciée à 1 500 000 habitants dont 350 000 catholiques (24 %). La moitié de la population catholique se trouve dans les diocèses de langue française et dans le Vanuatu francophone. Dans les diocèses de' langue anglaise, le Kiribati et les Carolines ont près de 50 % de catholiques ; dans tous les autres, le catholicisme est minoritaire, comme à Tahiti. Aux Fidji et en Nouvelle-Calédonie, il existe une minorité musulmane de l'ordre de 5 %. Aux Fidji, près de la moitié de la population pratique l'hindouisme. Enfin il faut souligner que le monde protestant est éclaté en de nombreuses dénominations mais rassemblé au sein du P.C.C. (Pacifie Council of Churches). Voici un tableau de la situation en 1978[9].

Diocèses

Population

Catholiques

Protestants

(Tous)

Tarawa

63 870

26 442

34 975

Suva

558 068

49 826

250 134

Nuku'Alofa

90 085

14 514

74 525

Apia

153 558

33 525

115 778

Pago-Pago

29 190

5 897

21 458

Rarotonga

18 127

2 544

14 773

Ponape

115 251

51 890

56 287

Port- Vila

110 000

14 000

80 000

Nouméa

135 000

90 000

35 000

Lano

9 200

9 200

?

Papeete

153 000

50 000

80 000

Taioha'e

5 500

5 000

500

N'oublions pas que les statuts politiques de ces divers diocèses sont fort variés : États indépendants, État associé (Cook), Territoires américains et français. Les diocèses de Tarawa et d'Apia comprennent chacun plusieurs États indépendants.

En plus de recouvrir sans doute la plus vaste zone du monde, la C.E.P.A.C. doit faire face à des situations socio-culturelles et politiques très variées ; l'héritage des passés anglais, américain et français, le poids des traditions protestantes anglaises sont très forts. L'influence actuelle de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie est puissante. De par la géographie, la Polynésie française est le territoire le plus isolé à l'extrême-Orient de l'Océanie ; l'histoire lui donne plus de relations nord-sud avec l'Amérique et l'Europe qu'est-ouest avec le Pacifique.

La première session de la C.E.P.A.C. a eu lieu à Suva du 26 au 29 mars 1968. Une quinzaine de sujets étaient à l'ordre du jour, à commencer par les statuts et l'organisation de la Conférence elle-même. Les questions dominantes étaient celles concernant la famille, la liturgie, l'œcuménisme et les vocations sacerdotales et religieuses. Lediaconat fut présenté par Mgr Coppenrath dès cette première assemblée. Le sujet des Mass Média, si important, surtout par les émissions Radio, fut aussi traité.

En raison du caractère dispendieux et du temps à prendre pour venir aux assemblées, certains proposent que la C.E.P.A.C. ne se réunisse que tous les deux ans. La majorité souhaite une rencontre annuelle et à tour de rôle dans chacun des diocèses pour apprendre à se connaître. C'est ce qui se fait depuis 1969. En plus des sujets de la première session, le problème des migrants, les relations entre congrégations religieuses et diocèses, les Séminaires, la participation au Synode des Évêques à Rome, la catéchèse sont à l'ordre du jour. L'assemblée de 1970 se tient à Sydney à l'occasion de la visite de Paul VI en Australie. Cette session constitue le premier Symposium des quatre Conférences épiscopales d'Océanie ; désormais il y en aura un tous les trois ans. Le souhait du diaconat permanent, la formation des catéchistes autour du P. Tournaire, l'organisation des études dans les grands séminaires de Nouméa et de Suva avec la question d'une culture orale sans traditions écrites ni habitude de lire sont des points importants étudiés par les évêques. De même la C.E.P.A.C. souhaite établir des liens avec la Commission du Pacifique Sud, sise à Nouméa, qui travaille pour le développement des populations des îles par des programmes éducatifs et sanitaires adaptés.

La session de 1971 se déroule à Papeete. Les thèmes des catéchistes, du diaconat permanent, des Séminaires, de la Justice dans le monde sont les plus approfondis. À partir de 1973, où l'assemblée se tient à Tonga, les documents sont uniquement en anglais. À cette session, le Grand Séminaire Régional de Suva est constitué comme Séminaire de la C.E.P.A.C. par suite de la fermeture du Séminaire Saint-Paul de Nouméa. Il est sous la responsabilité d'un « sénat » d'évêques qui contrôle l'organisation des études et nomme le corps professoral. Les divers mandats sont de trois ans. Les aspects variés du « développement » commencent à prendre de l'importance dans les travaux de la C.E.P.A.C. La session de 1975 à Nouméa approfondit les mêmes sujets. Celle de 1976 se déroule à Randwick, près de Sydney. La participation au P.C.C. : Pacific Council of Churches qui regroupe les diverses confessions protestantes des îles du Pacifique, est discutée et approuvée. Mais ce n'est pas chaque diocèse comme Église locale qui en sera membre, mais seulement la C.E.P.A.C. qui y participe comme telle depuis 1973.

L'assemblée de 1978 aux Samoa Occidentales, en plus des sujets habituels, approfondit le développement sous forme d'une entraide à promouvoir dans le Pacifique ; c'est le Pacific Partnership for Human Development : P.P.H.D. Ce sujet est appelé, sous toutes ses formes, à prendre de plus en plus d'extension, Les implications en sont nombreuses en tous les domaines. En particulier les grandes différences économiques, sociales et politiques entre les divers archipels, la présence française ressentie par le monde anglophone comme colonisatrice et provocatrice en raison des essais atomiques de Moruroa, sont souvent au centre des débats sur cette question du développement dans les îles du Pacifique, bien plus d'ailleurs au P.C.C. qu'à la C.E.P.A.C.

La C.E.P.A.C., à la fois très vaste géographiquement et fort modeste humainement, entretient des relations avec les autres Conférences Episcopales de la région : Papouasie-Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Zélande et Australie depuis le premier Symposium de 1970, renouvelé depuis tous les trois ans. Ces deux dernières sont à l'évidence d'un grand poids et l'Australie exerce un leadership incontestable dans la région. Pour assurer une meilleure entraide au service du développement global des îles du Pacifique, faut-il envisager une coordination plus étroite et structurée entre les quatre Conférences Épiscopales de l'Océanie ? La question se pose de plus en plus. Certains envisagent même une nouvelle organisation de type « Fédération ». Que l'Océanie se veuille solidaire et soit à la recherche de son unité régionale, est une aspiration profonde et déjà une réalité. Mais jusqu'où aller ? Que met-on exactement dans ce projet et sous les termes qui l'expriment ?

Dans la conception et la pratique anglo-saxone, religion et politique sont étroitement imbriquées dans une vision globale de la société. Ce n'est pas du tout le cas des conceptions américaines et françaises, fondées sur la séparation des Églises et de l'État, mais avec un regard assez bienveillant en Amérique et une attitude plus critique en France. Or il se trouve que les Territoires américains et français dans le Pacifique sont les seuls qui ne sont pas des États indépendants sans oublier Pitcairn qui est anglais. Ces archipels jouissent d'un niveau de vie nettement supérieur aux autres îles par les transferts monétaires et les relations privilégiées qu'ils ont avec leurs Métropoles respectives[10]. La fixation anti-nucléaire de l'ensemble de l'Océanie complique encore la question. Théologie de l'Église locale, collégialité au niveau des Conférences Épiscopales et au niveau des grandes régions géo-politiques à problèmes communs (Océanie, Europe, Amérique latine, etc.), Communion catholique autour du Successeur de Pierre, autant de questions neuves ouvertes par le Concile Vatican II.Elles se posent d'une manière spécifique et fort complexe dans une Océanie en pleine recherche d'identité socio-culturelle tant au niveau local de chaque archipel qu'au plan de la grande région océanienne. Ce n'est pas une nouvelle Église qui est à construire ; mais dans un monde qui évolue, c'est une nouvelle manière de vivre la solidarité et l'entraide entre les Églises locales qui se veulent au service du développement humain global des océaniens. Sur ce plan) l'École Pastorale et catéchétique de Manille aux Philippines (E.A.P.I.) joue un rôle de plus en plus important et apprécié des diocèses de la C.E.P.A.C.

Cette situation pose au diocèse de Papeete particulièrement des questions difficiles en raison de la double solidarité de la Polynésie française. La vie économique, sociale, politique du Territoire est directement branchée sur Paris ; les liens sont très faibles et les communications très modestes avec les autres îles du Pacifique. La vie culturelle et religieuse de la Polynésie se joue en Océanie et non en Europe. Les diocèses de Tahiti et des Marquises ne font pas partie de la Conférence Épiscopale de France où ils ne sont qu'observateurs et non membres de plein droit. Le Concile n'a pas prévu l'appartenance à deux Conférences Épiscopales en même temps. L'Église catholique à Papeete est d'abord océanienne et polynésienne sans cesser d'avoir une ouverture privilégiée à ce qui se vit dans l'ensemble français où la Polynésie évolue. Position inconfortable s'il en est ; situation inévitable par le poids des choses et les nécessités géo-politiques qui ne sont pas de la responsabilité propre de l'Église. Nous sommes toujours des héritiers. Aucun bourgeon porteur d'avenir ne peut s'épanouir s'il est déraciné ; mais il peut fructifier davantage s'il est émondé. Tahiti est au carrefour de relations nord-sud établies et faciles, est-ouest neuves et difficiles.

Avec la C.E.P.A.C. qui est le cadre essentiel, les deux diocèses de la Polynésie sont solidaires du Pacifique par la participation au P.C.C. dont nous parlerons avec l'œcuménisme. Un lien de travail commun important pour les diocèses iliens est le Grand Séminaire Régional de Suva. Depuis 1973, après la fermeture du Séminaire francophone de Nouméa, il reste le seul pour préparer au sacerdoce dans les douze diocèses de la C.E.P.A.C. La fermeture du Séminaire Saint Paul pour des raisons graves propres à la Nouvelle-Calédonie, fut un rude coup pour les autres diocèses francophones, Papeete spécialement. Non pas, malheureusement, parce que les vocations étaient nombreuses ; mais pour des questions de langue et de culture. Déjà les maohi ont de la difficulté à bien maîtriser la langue française. Pour être prêtre, il faut désormais en plus être capable de suivre des cours de théologie, d'étudier des ouvrages d'Écriture Sainte ou de rédiger des travaux personnels en anglais. Entre se débrouiller en anglais pour la vie courante et faire des études universitaires, il y a un monde. De plus, les références culturelles, les styles pastoraux, les modes de vie entre monde britannique et univers français sont parfois bien différents. Non pas que l'un soit meilleur ou plus mauvais que l'autre. C'est à l'évidence, comme le P. Gérard Leymang le défend sans cesse pour le Vanuatu, une grande richesse que d'être trilingue : langue océanienne, français, anglais. Est-ce que tous les séminaristes le peuvent ? N'est-ce pas demander l'impossible pour être prêtre ? N'est-ce pas exiger des polynésiens ce qu'on ne demande nulle part ailleurs ?

Le diocèse de Papeete est partie prenante et co-fondateur du Séminaire Régional de Suva. Gérald Mahai, ordonné prêtre le 25 mars 1983, y a fait toutes ses études. Deux autres tahitiens le suivent. C'est une richesse pour eux ; c'est un grand bienfait pour le diocèse, même s'ils doivent en redécouvrir la vie concrète et l'évolution pastorale rapide qu'ils n'ont pu suivre que de loin à 3 500 km et d'un ailleurs anglophone. Nous avons déjà parlé plus haut des besoins nombreux du diocèse de Tahiti en formation de tous niveaux. La nouvelle École Théologique s'ouvre d'abord pour y répondre et en complément du Séminaire Régional de Suva auquel Papeete désire envoyer le maximum de vocations locales susceptibles de s'y épanouir pour le service de l'Église.

Un dernier point à signaler est celui de l'entraide caritative et fraternelle entre les diocèses du Pacifique. Avec les îles Cook, elle est régulière par une association permanente. Avec les autres, le Secours Catholique apporte son soutien au fur et à mesure des besoins. En 1981 les îles du royaume de Tonga ont été dévastées par un terrible cyclone. Des Tongiens sont venus à Tahiti faire connaître leurs îles par les chants, les danses de façon à reconstruire la cathédrale ; des tahitiens sont allés à Tonga apporter des secours et rencontrer la population. Si le Secours Catholique n'est pas particulier à la Polynésie, fort heureusement, et s'il n'est pas le seul mouvement de solidarité pratique et efficace - Rotary, Lion's, le groupement de solidarité des femmes de Tahiti, Caravane du bonheur, Physigma, et bien d'autres groupes sont actifs sur Tahiti - il faut souligner son rôle de partage et de sensibilisation aux besoins des autres îles du Pacifique.


[8] Vatican II. Décret Christus Dominus du 28-10-1965, n°36 à 41.

[9] Population par religion. Commission du Pacifique Sud. Population 1978, tableau 9, pp.35-37. Les chiffres pour les Territoires français sont estimés à la date de 1980.

[10] Voir les tableaux à l'Annexe X.

 

Communauté avec la France

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les diocèses de Papeete et de Taioha'e ne font pas partie de l'Église qui est en France. Comme Territoires d'Outre-Mer autonomes, ayant de plus une législation Spéciale depuis le décret Mandel de 1939, les deux évêques de la Polynésie Française sont uniquement des membres observateurs sans droit de vote. La localisation de l'Église n'est pas un vain mot. Les évêques de France et les Services de l'Épiscopat français n'ont aucune responsabilité pastorale, encore moins aucune autorité ecclésiale ou administrative en Polynésie, pas plus d'ailleurs qu'en Nouvelle-Calédonie ou à Wallis-Futuna. La participation aux assemblées épiscopales annuelles de Lourdes constitue des temps de rencontre et de partage fort appréciables.

Mais indépendance pastorale et respect de la compétence ecclésiale de Tahiti et des Marquises, ne signifient nullement rupture d'entraide fraternelle, refus d'accueil et de partage. Bien au contraire. La vie c'est en même temps le respect du vivant et la richesse des échanges. La rapidité de la transformation de Tahiti, l'étroitesse des liens entre la France et la Polynésie au niveau de la société, les échanges de personnel nécessitent des relations croissantes. Les services demandés concernent surtout la mise sur pied de structures professionnelles pour la formation des cadres locaux. C'est le même besoin que dans tout le Tiers-Monde et dans les pays en voie de développement. La formation et la qualité des hommes sont la clé de tout le reste.

Depuis le chanoine Boulard en 1968, Mgr Michel Coppenrath s'efforce de faire venir chaque année des prédicateurs de retraites et animateurs de sessions de grande expérience pour le personnel religieux, le clergé et les responsables laïcs ; le cardinal Etchegaray, le R.P. Bro, le R.P. Boisvert, etc., sont ainsi venus. De nombreux prêtres ou spécialistes métropolitains passent régulièrement pour assurer des sessions de formation pour les enseignants des écoles catholiques ou les animateurs des divers mouvements de jeunesse ainsi que les familles : A.F.C., M.E.J., scoutisme, A.M.DJ... C'est moins onéreux et plus efficace de faire venir un spécialiste qui, en même temps, découvre d'autres modes de vie et peut faire une animation mieux adaptée et plus assimilable. C'est toujours la vieille histoire du « latin à faire apprendre à John » ; le difficile c'est de bien connaître John pour le motiver.

Un autre aspect très apprécié est la création de bureaux ou de centres de formation et de recherche. Le centre diocésain de catéchèse est dans ce cas. Le Bureau psycho-pédagogique fondé pour l'animation pédagogique du Premier Degré de l'enseignement catholique par Jacques Trompas et sœur Estelle Jacques s'avère très précieux. La mise sur pied de la librairie religieuse Pureora a bénéficié de l'aide professionnelle de Suzette Raymond. Les mass-media diocésains ont été mis sur pied de cette façon. Dans cet ordre d'idée, la documentation régulière fournie par le Secrétariat de l'Épiscopat français ainsi que les visites des PP. Raymond Michel et Gérard Defois constituent des aides très appréciées. Les facilités de communications téléphoniques, la rapidité du courrier et du service des journaux et revues venant de Métropole assurent un désenclavement et une ouverture tout à fait remarquables. La presse catholique est bien utile en Polynésie.

Enfin un point très important dans ces échanges entre Églises avec la Métropole est le service temporaire de religieux et de prêtres en Polynésie. Les religieux(ses), surtout les Frères de Ploërmel, font ainsi appel à des membres de leurs congrégations pour venir les aider quelques années. Les frères ont aussi fait appel aux PP. Francis et Jean-Baptiste Gendrot pour l'aumônerie de leur collège.

C'est surtout le diocèse qui a fait appel à ce service d'entraide ouvert par l'encyclique  Fidei donum de Pie XII pour secourir l'Afrique. Le P. Xavier Baronnet, jésuite, est venu passer deux ans et demi pour assurer le Synode de 1970 à Tahiti et celui de 1978 aux Marquises. Le P. Patrice Lesteven, jésuite, est venu de 1972 à 1975 au service de la communauté chinoise. Le P. Adrien Joanny a passé cinq années de 1973 à 1978 au service de la presse et des mass-media. Le P. Lauréat Saint-Pierre, des pères du Saint-Sacrement, est venu pour aider au secteur pastoral des Iles-sous-le-Vent de 1975 à 1979. Le P. Amérigo Cools, de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, passe trois années à mettre en ordre les archives des diocèses de Papeete, de Taioha'e et de Rarotonga. Le P. Georges AbalIain, des Missions étrangères de Paris, va aider le diocèse des Marquises de 1978 à 1981.

À ces religieux demandés par le diocèse, il faut ajouter quelques prêtres diocésains que leurs évêques ont accepté de détacher pour le service de la Polynésie. Le diocèse d'Angers prête ainsi : Paul Cochard pour la catéchèse de 1970 à 1972, Michel Girard présent depuis 1972 pour les vocations et les paroisses et Paul Hodée depuis 1978. Le P. Guy Hacquet, de Rouen, arrive en 1982 pour l'animation des mouvements de jeunesse. Le P. René Richard, de Metz, aide le diocèse des Marquises de 1980 à 1982, puis celui de Tahiti pour l'aumônerie du collège La Mennais. Ainsi les relations sont étroites et confiantes avec la Commission Épiscopale aux Missions Extérieures (C.E.M.E.) qui a la responsabilité de coordonner cet important service d'entraide entre les Églises.

Communion catholique

Depuis les origines de la Mission et dans la ligne du « Bon Père » Coudrin, les relations entre Rome, « centre de l'unité catholique » et les Vicariats puis diocèses de Polynésie française sont empreintes de respect et de confiance réciproque. Dès le début avec Grégoire XVI, les Papes se sont intéressés personnellement à l'évangélisation des îles océaniennes. L'accueil à la Congrégation de « l'Évangélisation des Peuples » - nom nouveau de l'ancienne Propaganda Fide - est fraternel, simple et chaleureux. Mgr Paul Mazé y jouissait d'une profonde estime. Il en est de même pour les autres Dicastères de la Curie Romaine au service de la communion catholique de l'Église. Pour des petits diocèses situés si loin, en marge des grands continents et des centres de décision du monde actuel, ignorés pour les uns ou carrefour des courants contradictoires des tensions présentes pour d'autres, c'est une aide précieuse que de se voir ainsi accueilli et respecté. L'Église montre ainsi, à partir de son centre apostolique, qu'elle est une communion d'Églises-sœurs, égales en dignité et reconnues dans leur personnalité. La restauration de la théologie de l'Église comme Peuple de Dieu par le Concile Vatican II a plus authentifié, purifié et libéré ce que les missionnaires des Sacrés-Cœurs ont construit depuis 150 années, qu'apporté une profonde nouveauté. Nous avons vu le rôle majeur des katekita comme chefs des communautés dispersées à travers les îles. Le ministère hiérarchique ordonné, auquel certains veulent toujours réduire l'Église dans leur manière de parler, s'est toujours situé en Polynésie au centre du peuple chrétien. C'est la vision traditionnelle du « metua » (père) au cœur des « amuiraa » (communauté).

À partir de cette communion catholique vécue autour du Saint-Père comme successeur de Pierre, les liens sont nombreux et variés avec divers organismes internationaux d'entraide missionnaire. Nous nous souvenons que c'était le premier conseil donné par le Cardinal-Préfet de Propaganda Fide à Mgr Etienne Rouchouze le 9 août 1834. Les Œuvres Pontificales Missionnaires (O.P.M.), fondées comme Œuvres de la Propagation de la Foi par Pauline Jaricot à Lyon en 1822, furent les premières et les plus importantes. Nous avons vu que, durant un siècle, elles ont fourni l'essentiel du budget (Chapitre XVI). « Missio » d'Allemagne située à Aix-la-Chapelle, œuvre puissante et organisée, apporte progressivement une aide importante pour des projets précis, comme les mass-medias, les séminaires, les actions familiales, etc. Avec la présence récente de congrégations dont le personnel vient d'Amérique du Nord (Canada et États-Unis), une ouverture se fait d'autant plus aisément que Tahiti y est connue sur le plan touristique.

La Communion Catholique se réalise de façon pratique et normale par l'intermédiaire de la Délégation Apostolique de Wellington en Nouvelle-Zélande. En plus de ce pays, le Délégué a charge des douze diocèses de la C.E.P.A.C. Les envoyés du Pape visitent quand l'occasion s'en présente - assemblées de la C.E.P.A.C., inaugurations d'églises importantes ou d'autres invitations - les divers diocèses iliens de leur vaste région. NN.SS. Raymond Etteldorf (1969-74), Angelo Acerbi (1974-79), qui bénira la grande église de « Maria no te Hau » le 7 juin 1975, Antonio Magnoni depuis le 24 avril 1980, sont des visages connus à Tahiti et jusqu'aux Marquises où ce dernier a consacré l'église Saint-Étienne à Ua-Pou le 26 décembre 1981.

 

Œcuménisme en marche

Dans un héritage historique très complexe et agressif, mêlé en plus des conflits coloniaux entre l'Angleterre et la France sans négliger les interférences américaines, personne ne sera étonné que la marche œcuménique soit lente et heurtée à Tahiti. Selon le style polynésien, les relations personnelles jouent un rôle primordial. L'étroitesse des îles et la multiplicité actuelle des groupes religieux et des sectes ne facilitent pas les relations d'Église à Église. Si le Conseil œcuménique des Églises depuis 1948 et le Concile Vatican II (1962-1965) ont énormément libéré certaines hypothèques d'un lourd passé et ouvert une immense espérance, il est impossible de purifier la mémoire des uns et des autres en quelques années après plusieurs siècles de profondes déchirures. De plus, ces ruptures de l'Unité chrétienne sont souvent le fruit de conflits socio-politiques ; elles correspondent à des périodes de graves crises entre les groupes humains :

- crise du monde oriental au Ve siècle : Églises coptes et syriennes ;
- crise du monde méditerranéen au XIe siècle : Églises orthodoxes ;
- crise de l'Europe au XVIe siècle : Églises Protestantes et Anglicane.

Démêler le théologique, le culturel, le social, le politique dans ces crises globales des diverses sociétés est difficile. C'est pourtant essentiel à faire dans « la vérité qui libère et éclaire » afin de reconstruire « l'amour fraternel », seul signe auquel on reconnaît les disciples de Jésus, et réaliser, par l'obéissance de la foi, sa prière « pour que ceux qui croient en Lui soient Un »[11].

À Tahiti, peut-être plus qu'ailleurs en raison des charges affectives et du poids symbolique des premières missions, pour les protestants de la L.M.S., les prêtres catholiques des Sacrés-Cœurs et les mormons américains, cette exigence de voir clair dans le respect fraternel est fondamentale. Les polynésiens ne sont pour rien dans les conflits politiques et religieux des européens et américains du XIXe siècle. C'est un fait historique qu'il ne faut jamais oublier. Ils sont d'abord victimes des querelles d'héritage chrétien du monde des Blancs. Les différences que ceux-ci mettent entre eux, jusqu'au point de faire des « guerres de religion », échappent à la majorité des Océaniens. Mais, selon leur culture traditionnelle, les polynésiens quand ils ont adopté un groupe, y restent fidèles. « L'esprit de groupe » est très fort, comme nous l'avons étudié. Parfois l'esprit de rivalité, de compétition entre les groupes l'emporte.

Aussi la première visite d'une équipe internationale et interconfessionnelle, envoyée par le Conseil Oecuménique des Églises à Tahiti en octobre 1982, constitue un grand événement. Du 20 au 29 octobre, ses cinq membres - pasteur Frédéric Trautmann de Paris, père Gérard Leymang du Vanuatu, diaconesse Lavinia de Fidji, diacre Kaoua de Nouvelle-Calédonie, M. Pierre Beffa de Genève - ont interrogé et écouté les Églises évangélique et catholique. Le sommet en fut le grand culte commun célébré pour la première fois de l'histoire au Temple principal de Paofai. 1 500 fidèles, protestants et catholiques, réunis autour de l'ensemble des pasteurs, diacres et prêtres de Tahiti, ont prié et médité durant une heure et demie dans un esprit commun[12]. Sur le thème de l'Assemblée de Vancouver en Juillet 1983 : « Jésus-Christ, Vie du Monde », le pasteur Trautmann, à partir de la multiplication des pains en Mc 8,1-9, a développé cinq points qui invitent à dépasser les cloisons « confessionnelles » du passé pour se centrer sur Jésus-Christ.

La marche œcuménique est d'abord enracinée dans la conversion personnelle et communautaire à Jésus-Christ. C'est Lui qui appelle le premier; c'est Lui qui rassemble les hommes ; c'est Lui qui convoque les chrétiens. L'Évangile est d'abord à accueillir comme donné par Lui aux croyants qui ont à s'y convertir afin d'en témoigner dans sa totalité. Pour s'aimer les uns les autres et se respecter entre chrétiens, il faut d'abord regarder ensemble vers Lui. Sinon les confessions religieuses que l'Histoire a séparées, restent enfermées dans leur héritage si noble soit-il ; elles ne se mettent pas en marche à la rencontre les unes des autres.

Ce regard centré sur Jésus qui appelle et envoie doit permettre d'entrêr profondément dans sa prière : « Que tous soient un pour que le monde croie. » Est-ce que tous ceux qui se réclament de l'Unique Seigneur et Christ souffrent profondément du scandale de la division entre les chrétiens ? Est-ce que chaque confession chrétienne est bien persuadée que la désunion met en cause, aux yeux du monde, l'identité et la crédibilité du témoignage évangélique donné ? Y a-t-il, intimement incrusté dans le cœur de chaque disciple du Christ en Polynésie, la volonté de « rassembler dans l'unité les enfants de Dieu dispersés » en donnant sa vie, en offrant sa prière pour cela ? Chaque croyant est-il bien persuadé que de nombreuses rivalités exagérées, que beaucoup de conflits graves dans les familles et la société en Polynésie, trouvent leur source profonde dans l'héritage des divisions entre les chrétiens ?

Sans doute, un tel poids d'histoire est-il impossible à soulever par les seules forces humaines. Une mémoire si lourdement chargée de conflits et de préjugés ne peut se purifier seulement par des études ou des rencontres, si nécessaires soient-elles pour débrousser un terrain si encombré de mauvaises herbes. Il est certain que nous sommes petits, faibles, dépassés et impuissants devant de si graves problèmes et face à la multitude humaine. Mais Jésus n'a pas dit que c'était notre œuvre à nous tous seuls. « Il est avec nous jusqu'à la fin des temps » ; Il est au milieu de nous et nous envoie. « Paul plante, Appolos arrose, mais c'est Dieu qui fait grandir ». L'œcuménisme est d'abord une question de foi en Jésus ressuscité, un engagement de foi devenant espérance en Jésus Vivant.

Alors nous trouverons, les uns et les autres à l'intérieur de nos Églises, la force de purifier la mémoire des préjugés, le courage de nous mettre au service les uns des autres sans esprit de domination. Il faut purifier la foi en Jésus-Christ des traditions sociologiques qui l'altèrent, des manipulations et récupérations politiques qui la dénaturent, des volontés de puissance qui la souillent. Tahiti n'est pas catholique, Tahiti n'est pas protestante ; Tahiti est tahitienne et l'Évangile a été apporté pour servir les populations. L'Église n'est pas un pouvoir ni direct ni interposé ; elle est au service de l'Évangile. Nous avons trop vu, depuis plus de 150 ans à Tahiti, les terribles confusions politiques et religieuses pour ne pas nous en libérer tous radicalement[13]. La force de l'Évangile c'est Jésus-Christ et lui seul, proclame l'Apôtre Paul. La pureté de la Bonne Nouvelle du Salut n'a que faire de l'appui ou des compromissions des divers « Césars » politiques. Les principales difficultés concrètes de l'œcuménisme sont beaucoup plus dans les domaines sociologiques, culturels ou politiques que dans les contenus de foi. C'est pour cela que la racine de la reconstruction de l'unité brisée est d'abord dans la sincère conversion à l'Évangile. Sans œcuménisme spirituel, il risque de n'y avoir que discussions stériles ou confrontations théoriques.

Des signes encourageants existent et des faits ont été posés. Le dialogue confiant et respectueux entre le Président Samuel Raapoto et Mgr Michel Coppenrath a permis une avancée significative. La célébration de l'autonomie de l'Église Évangélique de Polynésie française en 1963, les interventions du Président Marc Bœgner à cette occasion ont marqué un apaisement à l'égard d'un passé douloureux et ont posé les jalons d'un dialogue réciproque. Le signe le plus manifeste en est l'inauguration en commun, le 30 mai 1977, de la salle « Tenete » (Genèse) consacrée aux Églises dans l'ensemble du Musée de Tahiti et des Iles aux bords de la Punaruu, Sans doute, comme le remarque le groupe œcuménique au terme de sa visite, « les relations œcuméniques au sommet, ne sont pas encore très avancées; elles sont parfois plus réelles et spontanées à la base... : dynamisme des deux grandes communautés catholique et protestante et attente populaire ». L'équipe du Conseil Oecuménique fait allusion aux poids des « causes historiques et sociologiques » pour expliquer les difficultés rencontrées[14]. Nous les avons étudiées à plusieurs reprises dans cet ouvrage consacré au Jubilé des 150 ans de la Mission catholique.

L'espérance est en marche. L'aspect œcuménique populaire de la « mission d'évangélisation » animée par le P. Tardif juste après le passage de l'équipe envoyée par le Conseil Oecuménique de Genève, a manifesté au grand jour l'espoir qu'a suscité cette visite. La participation active des croyants de diverses confessions aux prières et liturgies a déployé ce que le grand rassemblement du Temple de Paofai portait déjà en germe. Sans doute, il convient d'être lucide. Les forces de division existent et sont actives. David Barret constate avec effroi « qu'il y avait 1 900 dénominations chrétiennes en 1900 et qu'il y en a 22 000 en 1982. Il s'en crée actuellement cinq par semaine dans le monde »[15]. L'offensive des sectes et l'éclatement des Églises est malheureusement une des réalités les plus tragiques et dangereuses du monde d'aujourd'hui, même en Polynésie. Ceci est une raison de plus pour « changer nos cœurs et croire à la Bonne Nouvelle » (Mc 1,15) comme Jésus le veut et par les moyens qu'Il veut.

Pour réaliser la prière du Seigneur lui-même pour l'union de ses disciples, est-il trop audacieux de faire deux suggestions pour construire ensemble l'avenir ? Ne serait-il pas souhaitable, dans la ligne de la célébration de Paofai et de la mission d'évangélisation, d'instaurer en Polynésie la « semaine universelle de prière pour l 'Unité des chrétiens » du 18 au 25 janvier, sans préjudice de ce qui existe déjà dans chaque Église ? La Polynésie doit-elle continuer de rester à l'écart du grand mouvement spirituel de l'œcuménisme mondial ?

La seconde porte sur une traduction œcuménique de la Bible en langue tahitienne. Est-il utopique d'imaginer que, pour le bicentenaire de « l'arrivée de l'Évangile » à Tahiti le 5 mars 1997, les Églises chrétiennes offrent à la population maohi une telle traduction commune ? Non seulement de telles traductions, accompagnées d'une initiation biblique détaillée, existent en français et en anglais ; mais elles sont réalisées dans divers archipels polynésiens comme les Samoa. Tahiti qui est à la source du rayonnement de la Parole de Dieu dans le Pacifique, tant du côté protestant que du côté catholique, ne doit-elle pas à l'Océanie ce nouveau témoignage de sa foi ? Ce n'est certainement pas manquer de respect à la mémoire d'Henry Nott, manquer de fidélité à sa traduction de 1836 et par laquelle il a sauvé et codifié la langue tahitienne, que d'envisager une traduction œcuménique bénéficiant des progrès réalisés dans l'exégèse et la connaissance du « reo maohi ». Avec l'Académie Tahitienne, fondée le 2 août 1972, n'a-t-on pas un outil linguistique sérieux, reconnu et ouvert à toutes les compétences, capable de coordonner un travail de cette ampleur et apte à mettre en valeur, dans cette grande œuvre, la vitalité retrouvée de la langue tahitienne désormais officielle depuis 1980 ?


[11] Jn 3,21 ; 8,32 ; 13,35 ; 17,21.- Semeur Tahitien (23-1-1983), n°2.

[12] Semeur Tahitien (31-10-1982), n°20.

[13] « Lettre ouverte au général de Gaulle » dans Vea Porotetani n°11, novembre 1961. L'auteur anonyme y fait un long plaidoyer pour restaurer « Tahiti protestante » dans la ligne du « culte national protestant ».

[14] Conseil Œcuménique des Églises, Genève (Octobre 1982). « Aide-mémoire » de la visite d'un mois dans les îles du Pacifique.

[15] D. BARRET : World Christian Encyclopedia. Oxford University Press, Nairobi 1982. Recension dans B.I.P.-S.N.O.P. n°455 du 15-10-1982.

L'évêque responsable de l'élan missionnaire de son peuple

Pour terminer ce Chapitre consacré à l'Église de Papeete ouverte à l'Universel, la Conférence prononcée à Lyon le 9 novembre 1972 par Mgr Michel Coppenrath pour le 150e anniversaire de la fondation de la Propagation de la Foi par Pauline Jaricot semble très indiquée. Elle fut prononcée sous le titre écrit ci-dessus. En même temps elle constitue comme une synthèse dynamique de cet ouvrage qui s'est efforcé de faire revivre 150 années de Mission catholique en Océanie. Il est juste que celui qui a eu l'idée de lancer cette entreprise puisse nous présenter sa vision apostolique comme responsable du Peuple de Dieu rassemblé dans l'archidiocèse de Papeete[16].

« L'élan missionnaire catholique des diocèses groupés à l'intérieur de la Conférence épiscopale du Pacifique Sud a une origine très simple.

En 1834, les Pères des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, dits “de Picpus”, répondant à l'appel du Pape Grégoire XVI, arrivaient dans l'extrême orient de la Polynésie, aux Gambier. Ce fut le commencement de bien d'autres missions qui se répandirent assez rapidement d'île en île, à la faveur du développement de nombreuses congrégations venues d'Europe. Cet élan venu d'Europe s'est fondu peu à peu, plus ou moins vite selon les archipels, dans un courant intérieur propre à chaque peuple. Quand on devient évêque d'un de ces peuples, on se sent donc très peu responsable de cet élan missionnaire qui vous est déjà bien antérieur, et qui est déjà sur sa lancée. Première attitude épiscopale, par conséquent, qui devrait se prolonger durant toute une vie d'évêque : constater, regarder simplement l'élan missionaire dont il est le témoin; puis s'il est fidèle à cette première attitude, elle se meut en une autre plus intérieure, aussi nécessaire: comprendre cet élan. Cette attitude, si proche de la première, est tout aussi indispensable. Tout le long de sa vie, si tout le peuple est missionnaire de par son état chrétien, l'évêque a à comprendre “comment” et “où” travaille l'Esprit Saint. Enfin seulement les deux premières attitudes étant sauves, l'évêque devra lui aussi promouvoir l'élan missionnaire. C'est un fait d'expérience aussi, que le meilleur élan missionnaire s'affaiblit, si l'évêque en quelque sorte ne le suscite pas. Les fidèles eux-mêmes à certains moments, ne se tournent-ils pas vers lui comme vers un guide, et, permettez-moi d'emprunter à notre patrimoine culturel polynésien une image pour faire comprendre ma pensée : comme certaines de nos statues polynésiennes, un évêque devrait avoir de grands yeux, de grandes oreilles, et par conséquent, être doué de faculté d'observation. Par contre, il faut lui souhaiter que les fruits de sa contemplation ne tournent pas en une délectation stérile, que reflète aussi l'immobilité de nos statues volcaniques qui, une fois, ont été malléables aux coups portés par des sculpteurs, jadis, mais qui, ensuite, restent impassibles et indifférentes au temps.

Donc, première attitude de l'évêque : découvrir et regarder l'élan missionnaire de son peuple. Depuis quatre ans, la condition de l'évêque du Pacifique a changé. Il fait partie de tout un réseau de conférences, de syposiums, qui l'ont tiré de son isolement. Et je dois rappeler aussi le voyage du Saint Père en 1970, qui a été comme un réveil de l'élan missionnaire, et qui surtout, a permis le rassemblement de tous les évêques du Pacifique ; ils ont pu, pour la première fois, considérer cette mission universelle de l'Église au plan du Pacifique lui-même. On a pu écrire qu'il y avait - malgré les diversités extrêmes d'une île à l'autre, diversités pas simplement géographiques mais politiques aussi, d'un peuple à l'autre - un “homme du Pacifique”. Nous pourrions ajouter aussi qu'il ya un “homme religieux du Pacifique”.


[16] Tout ce qui suit est l'article in extenso de Mgr COPPENRATH, publié dans : O.P.M. sous le signe de la collégialité ; 150è anniversaire de l'œuvre de la Propagation de la Foi (9-12-1972), pp.151 à 158. Lyon, S.P.M., 373 pages.

- Le christianisme dans les îles du Pacifiques

Du point de vue catholique, l'état missionnaire se présente ainsi :

1.  La pénétration des missions protestantes fut antérieure à l'arrivée des missionnaires catholiques qui souvent trouvèrent, dans certains archipels, des peuples complètement convertis au christianisme. Le catholicisme est donc surtout minoritaire, sauf dans certains territoires où, justement par exception, les missions catholiques ont été les premières à s'implanter, comme en Nouvelle-Calédonie, aux Iles Wallis et Futuna.

2.  Surtout dans les îles polynésiennes ou semi-polynésiennes, une main d'œuvre asiatique, chinoise ou indienne, et quelquefois européenne, a été importée, et a constitué, au temps des grandes sociétés de colons, une masse de nouveaux venus non-chrétiens, dont on a fini par s'occuper sérieusement, le jour où l'on a compris qu'ils étaient établis définitivement. Le même phénomène s'est produit dans les territoires dotés d'exploitations minières, comme la Nouvelle-Calédonie.

3.  Troisième caractéristique de nos peuples autochtones du Pacifique, c'est qu'ils sont devenus chrétiens - en tout cas, tous les Polynésiens sont baptisés - bien qu'appartenant à quantité de confessions ou Églises différentes.

4.  Les rivalités entre Églises ou confessions n'ont pas toujours eu des conséquences néfastes. L'enseignement religieux y a beaucoup gagné, puisque davantage appuyé sur la Bible, et cela même en ce qui nous concerne. D'autre part, les missionnaires catholiques se sont parfois trouvés en présence d'un protestantisme devenu la religion du peuple. Notre Église fit donc plus largement usage de ses traditions : grandes réunions, discussions religieuses publiques, emploi du chant, non seulement à la messe mais pour toutes les espèces de réunions qui regroupent des chrétiens.

5.  Enfin, l'expérience montre que les conversions solides et durables ne se font pas par l'influence d'une personne, fût-elle un excellent prêtre. Le fidèle qui, avant son entrée dans l'Église, a fait un stage un peu prolongé dans un petit groupe ecclésial paroissial, où il se familiarise aux coutumes, est en mesure de donner ensuite un témoignage d'une véritable conversion. Dans nos îles, en tout cas, c'est le groupe qui est missionnaire. Un prêtre disait un jour avec malice, en parlant de ses paroissiens : “Pris individuellement, ils ne valent rien ; mais quand je les considère en bloc, c'est une véritable Église”.

Ces cinq points que nous avons notés montrent davantage, bien sûr, une situation missionnaire, qu'ils n'indiquent un mouvement missionnaire. Mais, seconde attitude de l'évêque : « pénétrer par le dedans » ce qu'il pressent de l'élan missionnaire. Nous pourrions appliquer aux liens qui existent entre l'évêque et l'élan missionnaire de son peuple, une expression dont on se sert pour la foi : sentire cum Ecclesia. L'évêque doit sentir son Église, pour percevoir intimement la nature et le sens de cet élan. C'est ce que nous voudrions expliquer ici en disant que l'évêque doit vraiment comprendre cet élan.

Première constatation qui frappe: le mot “missionnaire” n'a pas, à l'intérieur de l'Église catholique, dans nos territoires, un sens péjoratif, démodé, ou réservé à une catégorie d'hommes venus d'Europe. Il ne désigne pas, par exemple, le croyant qui vient exercer une influence spirituelle sur le peuple. Ce mot est pris dans son sens exact : “l'envoyé qui apporte la Parole de Dieu”, ou même : “le chrétien du pays dont le rayonnement conquiert”. À Tahiti, j'ai entendu souvent des chrétiens dire : “Nous sommes tous des missionnaires”, et ils n'avaient nullement l'intention de prendre l'avion le lendemain pour partir au loin. Il s'agissait donc pour eux de prêcher par la parole et par la vie, dans leur propre district ou dans leur île. Du reste, les origines de la mission ont été marquées par un fait bien connu. C'est un polynésien qui, relayant un frère religieux, a assuré et complété la conversion d'une île dont on entend souvent parler: l'île de Pâques.

- Missionnaire, cela va de soi

Plusieurs îles des Tuamotu ont été gagnées au catholicisme par des catéchistes formés spécialement pour l'évangélisation ; le prêtre arrivait ensuite pour compléter ce qu'ils avaient commencé. Telle île, conquise entièrement au mormonisme, a été reconquise au catholicisme par l'influence d'un chef qui était en même temps un catéchiste.

Rappelons aussi un autre fait que vous connaissez peut-être. Des travailleurs des îles Gilbert et Ellice, par conséquent des îles qui se trouvent à des milliers de kilomètres de la Polynésie, sont venus au milieu du siècle dernier travailler dans des sociétés de canne à sucre, à Tahiti. Là, un Père s'est intéressé à eux, les a convertis et, ces mêmes travailleurs, retournés dans leurs îles, sont restés catholiques. Quel fut l'étonnement des missionnaires du Sacré-Cœur d'Issoudun, lorsqu'arrivant pour la première fois dans ces îles Gilbert et Ellice, ils ont trouvé une communauté qui avait gardé des traditions catholiques.

Ces faits qui ont existé, pourquoi ne se reproduiraient-ils pas ? Certes, nos îles, avec une population catholique relativement faible, ne peuvent pas prétendre envoyer vers l'extérieur des missionnaires. Et d'ailleurs, pour que l'idée de quitter son pays pour porter l'évangile ailleurs puisse se répandre, il faut s'élever à une certaine notion d'universalisme, ce qui est bien difficile pour des insulaires.

Bien sûr la grâce a déjà déjoué des situations sociologiques, et le Pacifique a déjà envoyé à l'extérieur maintes religieuses, et aussi, je crois, des prêtres ; mais la générosité de nos fidèles les porte plutôt, pour l'instant, à des tâches de remplacement. Nos laïcs, catéchistes, chefs de communauté, s'efforcent de faire subsister et vivre certaines paroisses privées de prêtre. Dans nos écoles, le personnel local tend à remplacer complètement le personnel enseignant venu jadis du dehors. Mais remplacer, même avec dévouement et compétence, ne suffit pas pour être missionnaire. Quand une population s'efforce d'assurer par elle-même la marche de l'Église, la vie de l'Église, pour combler les vides laissés par les missionnaires insuffisants, ce peut être une étape préparatoire à un nouvel élan, à condition que l'entreprise missionnaire trouve une prolongation novatrice. Cette prolongation novatrice ne peut surgir désormais que des profondeurs d'un peuple. Certes, il n'y a pas d'élan missionnaire à l'état pur, et tout reste élan, dépendant d'autres courants, dont la source finalement aboutit aux temps apostoliques. Sachons préparer le moment favorable.

Il a fallu aux peuples d'Europe se nourrir longtemps des Pères grecs et latins, pour trouver par la suite des formes originales de vie chrétienne : la sève missionnaire greffée sur le rejeton sauvage, doit imprégner toute la plante avant qu'un nouveau fruit apparaisse. Néanmoins l'élan missionnaire propre à tel ou tel peuple sera toujours tributaire de son histoire et de ses origines. Comme illustration de ce que je viens de dire, voici un exemple pris dans mon diocèse. Il est assez typique et reflète d'autres situations, d'autres diocèses. Actuellement, le mouvement le plus important et le plus vivant, est ce que nous appelons le “Rotario Ora”, qui n'est ni plus ni moins que le Rosaire Vivant, fondé par Pauline Jaricot. Le “Rotario Ora” qui peut chez nous avoir la même nature qu'en France, regroupe à peu près tous les éléments dynamiques de nos paroisses, adultes ou jeunes. En principe, ce n'est qu'un mouvement de prière ; mais il se trouve que les membres du Rosaire Vivant ont pris peu à peu des fonctions dans les paroisses : organiser des fêtes, soutenir des œuvres ; et le regroupement de ses membres autour d'un président ou d'une présidente convient à merveille à notre population. Il permet d'obtenir une certaine cohésion sociale et chrétienne dans les quartiers où il y a beaucoup d'immigrants venus des îles lointaines ; et, s'il arrive que les tahitiens vont en Nouvelle-Calédonie travailler sur les mines, ils se regroupent à nouveau à l'aide du Rosaire Vivant. Cette institution a les caractères missionnaires essentiels et, comme c'est le groupe qui la fait marcher, ceuxci restent plus vivants et plus populaires que jamais. Ceux qui n'accèdent pas aux sacrements parce qu'ils sont dans une situation anormale, se trouvent à l'aise dans le “Rotario Ora”, car ils peuvent prier et là, se montrer apôtres.

Depuis deux ans, autre phénomène : des groupes spontanés de jeunes se sont formés, appelés “groupes d'amitié paroissiale” ; sans qu'il y ait, bien sûr, de la part des jeunes l'intention de se modeler sur leurs anciens, ils ont organisé spontanément leurs groupes, mais bien des fois, ils ont repris les traditions du Rosaire Vivant.

 

- Responsabilité de l'évêque

Mais le respect des vraies traditions apostoliques d'un peuple ne doit pas non plus paralyser l'évêque, et sa responsabilité dépasse de beaucoup un simple patronage protecteur ; il a aussi à promouvoir l'élan. La responsabilité de l'évêque ne porte pas seulement sur ce que l'élan est actuellement, mais sur ce qu'il devrait devenir ; et pourtant, ni l'évêque, ni l'Église ne sont maîtres du passé ni de l'avenir missionnaire. L'Église ne peut contrôler ni les événements, ni leur orientation ; du moins l'évêque doit-il susciter une réflexion la plus large possible. L'évêque sera au centre de cette réflexion ; il s'efforcera de la susciter chez le plus grand nombre de chrétiens.

Comme la responsabilité de l'évêque n'est pas purement morale, celle-ci doit aussi se traduire dans des institutions nouvelles. Le Concile du Vatican a permis de créer, entre les diocèses très isolés jadis les uns des autres, des liens institutionnels nouveaux et, par une nouvelle délégation apostolique plus proche de nous, de replacer l'effort missionnaire dans un contexte naturel. Il serait anormal que les diocèses eux-mêmes tardent à se donner de nouveaux organismes. À Papeete, nous avons eu en juillet 1970 un synode, et en septembre 1973, un deuxième est prévu. D'autres diocèses ont mis sur pied des structures qui leur sont propres, à leur convenance, et qui répondent au même but: rassembler dans la prière, dans la réflexion, autour de l'évêque et face aux événements, le peuple missionnaire.

 

- Problèmes de demain

Une question ressort de tous nos échanges, au sommet inter-diocésain, comme à la base diocésaine. Nos peuples récemment parvenus à la foi, intégrés à l'Église, apporteront-ils demain leur contribution à l'évangélisation du monde ? Nos peuples seront-ils, dans un Pacifique qui peut devenir une nouvelle Méditerranée, porteurs de foi et fidèles à l'Église ? Jadis, les navigateurs polynésiens ne rencontraient au terme de leur aventure que de proches cousins liés par une culture à peu près identique. Désormais, soit sur les centres miniers, soit dans les grandes villes, plusieurs ethnies du Pacifique... d'Asie, d'Europe, se côtoient, en nombre de plus en plus important. Certains archipels craquent dans leurs limites terrestres trop étroites pour la pression démographique. Si de nouvelles frontières s'ouvrent à eux, feront-ils le plongeon dans la société nouvelle où le néo-paganisme est plus menaçant que le retour au passé ? Et ceux qui n'émigrent pas recevront des touristes ; le missionnaire est-il désormais celui qui part au loin, ou plutôt celui.qui reste pour accueillir ? Ou qui reste lui-même là où il va ? L'élan missionnaire ne semble pas avoir d'autres issues que dans une compénétration pacifique de plus en plus large, de plus en plus profonde, des peuples de nos archipels, puisque voilà nos insulaires contraints une nouvelle fois à bouger, mais cette fois vers les villes. Position difficile de notre Église... Comment concilier la sauvegarde de la personnalité de ces peuples, et donner libre cours à un élan missionnaire ? Dramatique situation aussi de nombreux petits pays qui tentent de rester eux-mêmes en protégeant, de toute leur fierté et énergie, leur indépendance et leur particularisme, au risque d'être figés sur le passé. À notre sens, une seule issue : croire vraiment aux valeurs essentielles de sa propre culture, en vivre, en témoigner même. Alors, le monde en formation fera moins peur, et on verra mieux quelle contribution les petits peuples ignorés pourront apporter à l'évangélisation universelle. Les particularismes ne sont pas seulement un héritage du passé, mais des constantes qu'aucune révolution économique ou politique ne pourra faire disparaître : par exemple l'immensité de l'océan, qui fera que l'on se sentira toujours insulaire... le soleil et la paix, non seulement celle qu'apporte une belle nature, mais qui provient aussi du fait que ces îles n'ont jamais été déchirées par des conflits intérieurs graves. Puissent le monde et nos peuples se rappeler que le Pacifique est moins une source de richesses futures qu'un facteur d'équilibre, une zone de sécurité pour l'homme moderne si tenté de se refaire et de se rapprocher d'une nature, encore intacte! Mais ces petits peuples seront-ils suffisamment équipés intellectuellement et spirituellement ? Équipés aussi suffisamment tôt pour que leur avenir ne soit pas décidé sans eux ? Une vocation civilisatrice peut être inscrite dans la géographie, sans que pour autant il y ait un consentement résolu ou une force suffisante des peuples pour y répondre.

 

- Conclusion

Pour terminer, disons que l'évêque doit au moins favoriser une réflexion approfondie et la plus générale possible sur ce que, peut-être, on ne perçoit pas tout de suite. Sur l'immensité de nos océans, il était très important jadis pour nos insulaires, à l'époque des grands navigateurs, d'apercevoir le plus vite possible une voile, voile qui longtemps apparaissait et disparaissait à l'horizon, avant que leurs yeux, sans les corrections des longues-vues et des jumelles, ne puissent identifier le bateau. Après la voile, le navire : c'est dans l'ordre. La mission se propose toujours l'implantation de l'Église. Seul un certain type d'église locale, en pays de chrétienté, a pu faire oublier que l'élan missionnaire est tout aussi important pour la permanence des églises locales, que leur organisation. À travers sa responsabilité dans l'élan missionnaire, l'évêque peut discerner combien le maintien de l'élan missionnaire importe à la survie d'une église locale et à son identification à la véritable Église.

Pour vous, je viens de relire cette intervention au Congrès Pauline Jaricot de Lyon de novembre 1972. C'est ce que je pensais et pense toujours, mais aussi ce que nous venons de vivre dans les 10 dernières années qui viennent de s'écouler. Le renouveau charismatique à l'œuvre en Polynésie depuis 1976, nous a rappelé aussi l'intervention directe de l'Esprit Saint. Le passage du P. Tardif en octobre-novembre 1982 a révélé ce que l'Esprit Saint peut accomplir à un moment où il n'est pas programmé ! Comme un journaliste l'a lui-même noté à la fin d'un article consacré aux effets du renouveau : “Il a révélé les possibilités spirituelles étonnantes du peuple polynésien”.

Aujourd'hui même un métropolitain me disait : “Les hommes de ma génération (42 ans) se sont détachés de la foi et se posent une foule de questions (mal, souffrance, qu'est-ce que je dois faire des 70 ans de vie ?...) et il n'y a aucune réponse valable. Les grandes religions ne savent pas y répondre”. Avons-nous à répondre à toutes ces questions, comme elles sont posées ? C'est l'Évangile qui fait question, malgré tous les débuts de réponse qu'il donne... il n'y aura dans ce sens-là jamais “d'après mission”, car nous serons toujours en mission... pour que l'élan missionnaire soit toujours un élan vers les autres, les plus pauvres matériellement et spirituellement, qu'ils viennent à nous interroger, il faut répondre. À Tahiti, comme dans le Monde, le défi c'est que l'élan missionnaire ne se brise pas devant l'incroyance, mais qu'il y trouve avec l'Esprit Saint un stimulant »[17].



[17] Cette note mise en conclusion de ce dernier chapitre a été rédigée par Mgr COPPENRATH le 27-1-1983 à Papeete, après relecture attentive de sa conférence de 1972 à Lyon. - P. HODEE : Réponse à l'enquête sur « Science et Incroyance », Papeete (23-1-1980).

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