La profondeur de la mutation globale de la société polynésienne est désormais assez bien perçue. Les diverses conséquences sociales, économiques, culturelles, politiques, etc., commencent à être sérieusement analysées. La fondation de l'Institut Territorial de la Statistique (I.T.S.T.A.T.) en 1980 et dirigé par M. Baudichon, fournit désormais des données précieuses. Il permet des études précises et un suivi de l'évolution socio-économique. Les assises régionales du Colloque National de la Recherche et de la Technologie, tenues à Papeete les 29 et 30 octobre 1981, ont été une occasion remarquable de rassembler chercheurs et spécialistes de la Polynésie. Le rapport général de synthèse, coordonné par Jean Fages, directeur de l'O.R.S.T.O.M. à Papeete, fournit une documentation riche et variée sur les divers aspects de la société en Polynésie. L'étude et les propositions du « médiateur » sur les questions sociales et économiques de la Polynésie en 1982, Jean Vernaudon, situe avec beaucoup de clarté les défis à relever aujourd'hui à Tahiti et dans les archipels. Tout cela rejoint une dimension essentielle de l'évangile qui appelle à « faire la vérité pour parvenir à la lumière ». Ces recherches et celles qui suivront, aident l'Église à remplir sa mission d'évangélisation « dans le monde de ce temps » ; pour les uns comme pour les autres, on ne peut rien « bâtir sans commencer par s'asseoir et réfléchir ». Sur ce plan, science et foi sont fondées sur les mêmes exigences de « voir », la même attitude d'humilité pour accueillir[12].
Parmi les « constats de portée générale », Jean Vernaudon, après avoir dégagé la « difficulté d'appréhender objectivement la question dans son ensemble », étudie l'apparition du risque de rejet de la convivialité.
« Notre société est multi-raciale et pluri-ethnique. Cela constitue sa force si les tensions internes arrivent à être maîtrisées. Les fragiles équilibres des seuils de tolérance entre les divers groupes doivent être appréciés avec attention et préservés avec soin ; car notre petite société est vulnérable, plus particulièrement dans les Iles-du-Vent et aux Iles-sous-le-Vent, et singulièrement dans la zone du grand Papeete (de Mahina à Paea) qui concerne environ 57 % de la population totale. Déjà bien des ferments sont rassemblés pour qu'un processus de dégradation des rapports sociaux s'enclenche.
Les habitants d'origine maohi qui regroupent, d'après le recensement de 1977, 66 % de la population, sont ceux qui auront été les plus ébranlés par la très rapide évolution de ces vingt dernières années.
Les comportements ataviques toujours vivaces, le goût du nomadisme et du travail libre, l'attitude permissive à l'égard des erreurs de jeunesse, la notion de "fiu", cohabitent mal avec les exigences et les contraintes des relations de travail d'une économie moderne. Pourtant les attraits du modernisme et de la consommation sont irrésistibles et les besoins d'argent inéluctables. Ils sont d'autant plus élevés que l'individu se rapproche de Tahiti et de la zone urbaine. Les facultés d'adaptation en milieu urbain sont inégales selon l'origine des migrants ; les liens familiaux se détériorent.
Les demis, les chinois et les européens, qui représentent 34 % de la population, ont tiré de substantiels avantages de la situation... et leurs conditions d'existence sont, dans l'ensemble, très satisfaisantes. Cette situation est proportionnelle au niveau de formation, au savoir-faire et à l'ardeur au travail.
L'immersion de la population dans la société de consommation, la propension assez généralisée à l'ostentation, avive, chez les plus pauvres et les moins adaptés, les sentiments d'envie et de frustration.
Il faut mettre en œuvre les moyens d'éviter les heurts entre ces différents groupes à la culture, à la langue, à la conception des choses et aux modes de pensée et d'existence différents et qui vivent, chacun dans sa sphère, dans un espace restreint les forçant à la confrontation. Il convient d'échapper à l'isolement des diverses composantes de la société locale...
La société polynésienne ancestrale était inégalitaire, se rattachant par là aux lois naturelles qui ne sont pas choquantes. Mais le sentiment d'injustice naît d'un excès d'inégalité. Ce fait est ressenti au niveau de l'accès aux postes de commandement. Le relatif échec des efforts d'éducation et d'enseignement met en relief ce point... Il faut y réfléchir sérieusement, trouver les réponses, avoir le courage de les exposer, mener des actions qui modifieront cet état de chose. Un repli des maohi sur eux-mêmes n'apparaît pas forcément comme la voie la meilleure.
Au plan des différences de revenus, les écarts décelés se révèlent parfois excessifs. Le secteur public local, dans une certaine mesure, pénalise le décollage économique et altère l'equilibre social. On peut se demander si nous ne sommes pas le seul pays au monde où, en ce qui concerne les basses et moyennes catégories, les agents de la fonction publique, outre la stabilité de l'emploi, bénéficient de rémunérations nettement supérieures à celles de leurs homologues du secteur privé. Ces écarts sont encore plus profonds avec la masse des agriculteurs, des pêcheurs et des artisans, surtout ceux des archipels éloignés. Cet état de fait n'est pas sain et doit préoccuper les responsables.
Tous se déclarent partisans du progrès social. Mais son contenu et les moyens à mettre en œuvre pour le réaliser ne sont pas totalement identiques selon les parties »[13].
Ces remarquables réflexions du « médiateur » qui avait la charge de mettre au clair la complexité sociale et économique de la Polynésie actuelle, rendent très vigoureux les défis qui sont posés aux chrétiens. Sous peine de ne faire qu'une évangélisation confinée à la sacristie et limitée au sanctuaire, l'Église doit se laisser interpeller par « les signes des temps ». C'est la ligne fondamentale du Concile Vatican II, telle que Jean XXIII l'a lui-même présentée. Le danger qui guette l'Église - et certains voudraient bien la réduire à ses seuls « oignons spirituels » - c'est une attitude littéraliste et fondamentaliste qui répète indéfiniment les traditions du passé. Ce courant est nommé « l'intégrisme ». Cette mentalité, surtout développée aux périodes de mutations et de crise, rejoint la mentalité très religieuse des pharisiens, mais qui « avaient enfermé Dieu dans leurs traditions ». Le Royaume de Dieu n'est pas copie, il est croissance. Il n'est pas répétition, il est conversion.
Ces défis socio-économiques qui nécessitent une nouvelle évangélisation, s'enracinent dans la profonde rencontre des sciences et des cultures. Sous divers aspects, les « Assises de la Recherche » ont exprimé cette situation[14].
« Il faut bien comprendre que la population polynésienne ne peut juger de la valeur de l'univers scientifique et technique qu'au travers des retombées positives et négatives sur sa santé, le bien-être des familles, son développement collectif et individuel. D'où l'apparition, non pas de "I'antiscience" au sens européen de rejet idéologique et de principe, mais d'une réaction contre des retombées que l'on subit sans les comprendre ni en profiter, d'une allergie à ce qui semble imposé de l'extérieur, d'une affirmation de valeurs et de mode de pensée différents...
Comment ne pas comprendre la réserve des polynésiens devant une rationalité scientifique trop exclusivement fondée sur le mesurable et le mathématisable, quand on sait que la rationalité polynésienne fait aussi appel aux observations ancestrales, à une logique plus globale et affective, à la qualité des relations à l'intérieur d'une communauté. Le temps ne se mesure pas de la même façon pour un européen et un maohi.
Ce qui nous a paru caractériser le polynésien dans le monde actuel, c'est l'appartenance de fait à une double culture. D'une part, on est confronté à la technologie et à la culture occidentales ; d'autre part, on souhaite préserver ou retrouver sa personnalité maohi, d'autant plus précieuse qu'elle est plus menacée. Jusqu'à un passé récent, ces deux aspirations semblaient inconciliables. Mais la lente remontée de l'attention portée à la culture locale, qui n'est plus la relique poussiéreuse d'un passé définitivement aboli, nous autorise à remettre en question ce constat.
Cette double culture, française et polynésienne, se complique de l'immersion de la Polynésie dans un Pacifique à 99% de langue anglaise et où le modèle américain domine, ainsi que de l'importance de la sensibilité d'un groupe chinois dynamique... (Il ne faut pas oublier l'influence croissante de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande.)
Le développement des sciences et des techniques pose de plus en plus une grave question de civilisation: développement des choses ou progrès des hommes, avoir ou être. Ces problèmes ne sont pas seulement d'ordre intellectuel d'une simple connaissance rationnelle. Ils sont aussi d'ordre culturel, social et éthique. Le débat ne doit pas seulement se cantonner entre les spécialistes de la science et de la politique ; c'est toute la population polynésienne qui est concernée »[15].
À partir d'un tout autre point de vue et selon les méthodes de l'analyse statistique, B.M. Grossart soulève les mêmes questions sur les grandes inégalités socio-économiques à Tahiti, les déséquilibres entre les différents secteurs et les conséquences sur les « ménages de Polynésie française »[16]. « Les écarts entre le niveau et la structure des revenus sont tout à fait significatifs » selon la répartition ethnique et géographique ; « la variation des revenus est élevée... Mais il s'agit là d'un sujet "tabou" sur lequel la population est particulièrement sensibilisée. L'absence d'impôt sur le revenu des personnes physiques et son actualité constante, font de ce thème un point délicat sur lequel on ne peut raisonnablement espérer des réponses franches. »
Argent, cultures, inégalités : autant de graves défis à la conscience chrétienne et au témoignage de l'Église. Sous peine de faire un pieux angélisme ou de continuer la conception ancestrale des océaniens réduisant la religion à un certain formalisme rituel sans conséquences sur la vie ni responsabilité morale pratique, l'évangélisation doit faire la lumière dans ces domaines brûlants de l'actualité économique, sociale et culturelle. Trop de zones d'ombre y empoisonnent les relations ; trop de sous-entendus, de préjugés ou d'électoralisme rendent fragile « l'heureuse coexistence de groupes humains et culturels différents au sein de la société actuelle, caractéristique qui est à porter au crédit du peuple polynésien ».
La réflexion et les orientations des Synodes ont éveillé les chrétiens à ces difficiles réalités de la Polynésie moderne. Un certain nombre de catholiques commence à s'engager dans ce monde périlleux. La lettre pastorale d'octobre 1982 sur le partage, marque une étape importante et ouvre des perspectives plus vastes. Fruit de deux années d'échanges au sein des Conseils pastoral et presbytéral, elle constitue un acte officiel de l'Église catholique. Elle dégage l'esprit dans lequel les chrétiens veulent apporter leur contribution pour résoudre les problèmes actuels de la Polynésie. Ce document soutient l'engagement des catholiques à témoigner résolument de leur foi dans tous les secteurs de la vie pour construire une société où la 'dignité de l'homme soit première. Sans violenter la liberté des responsables politiques, sans porter atteinte à la légitime diversité des options socio-économiques, cet éclairage évangélique qui .se situe comme « sel, levain et lumière dans la pâte du monde », rejoint la préoccupation profonde des hauts responsables publics. Paul Cousseran avant son départ en 1978 en appelait à une « nouvelle sensibilité sociale. Une société qui ne règle pas le problème de ses pauvres et de ses exclus, surtout lorsqu'elle en a les moyens, est une société condamnée parce qu'elle est une société condamnable. Ce n'est pas seulement une question de tactique politique, c'est surtout une question de morale; car il n'y a pas de politique sans morale »[17].
[12] TEILHARD DE CHARDIN : Voir, Introduction au Phénomène Humain, Seuil, Paris 1955.
[13] J. VERNAUDON : rapport cité, pp.14 à 19.
[14] Assises de la Recherche, Papeete 1981 : synthèse générale, thèmes I, IV et VII.
[15] Assises Régionales de la Recherche, Papeete. Thème I, pp. 2, 3 et 5.
[16] R.M. GROSSART : I.T.S.T.A.T., dossier 1 ; enquête sur les ménages, 1979 ; Papeete 1981, 168 pages.
[17] Paul COUSSERAN, Haut Commissaire de la République (20-9-1978) dans La Dépéche, p.9.