Tahiti 1834-1984 - Chap. XX

QUATRIÈME PARTIE

PEUPLE EN MARCHE DANS L'ESPÉRANCE

 [pp.407-512]

Chapitre 20

Familles et vocations

[pp.435-455]

Les deux Synodes diocésains de Papeete comme celui des Marquises ont dégagé deux priorités pastorales majeures : bâtir des familles chrétiennes, épanouir les vocations locales. La « Révision Apostolique », les sessions régulières des Conseils presbytéraux et pastoraux confirment, année après année, ces deux objectifs fondamentaux ; ils conditionnent la vie et le témoignage de l'Église catholique en Polynésie. Il s'agit, dans ces deux formes complémentaires d'un même « amour répandu dans nos cœurs par l'Esprit-Saint » et restauré par Jésus-Christ (Mt 19,1-12), de faire vivre aux polynésiens la richesse totale de l'Évangile pour qu'ils apportent, à leur tour, les talents et les qualités des maohi à l'Église universelle. Si on en juge par les lettres des Apôtres aux premières communautés chrétiennes, il a fallu de longues années pour faire vivre l'évangile dans la famille et susciter des vocations consacrées « en vue du Royaume des cieux ». Ne nous étonnons pas trop, avec ce que nous savons maintenant du passé, des difficultés rencontrées dans ces deux secteurs essentiels de la vie chrétienne en Église.

La transformation rapide de la Polynésie actuelle est cause de nouvelles lourdeurs et lenteurs pour la vie des familles chrétiennes et l'éveil des vocations consacrées. Le matérialisme jouisseur d'une consommation effrénée, le culte égoïste de l'Argent, les ravages fréquents de l'alcool et des drogues, le climat de laisser-aller, de combines, de démission, demandent aux chrétiens une conversion personnelle en profondeur. « La société permissive ne construit pas le bonheur ; la société de consommation ne construit pas l'amour », a dit Jean-Paul II aux jeunes à Paris. La qualité des hommes, la valeur des cœurs sont primordiales dans tous les domaines. Le crime tragique de mars 1980 à Punaauia, de nombreux drames personnels ou familiaux, moins spectaculaires mais aussi destructeurs, sont là pour montrer qu'il faut sans cesse choisir entre les « tentations de la chair et les fruits de l'Esprit » (Ga 5,13-25) à Tahiti et dans les archipels comme au temps de l'apôtre Paul à Corinthe, en Galatie ou à Rome.

Aux lourdeurs du passé, aux provocations actuelles, il faut ajouter les lenteurs des chrétiens eux-mêmes. Nous devons constater que pour beaucoup de maohi - encore aujourd'hui - vivre l'idéal évangélique de la famille proposé par Jésus, « tout quitter pour suivre le Christ en vue du Royaume de Dieu », ce n'est pas fait pour eux. C'est un peu une « manière des Blancs » qui n'est pas faisable dans les îles. Mentalité polynésienne ancestrale, style de vie des missionnaires, manque de confiance des religieux(ses) dans les possibilités des océaniens se partagent la responsabilié d'une telle situation : peu de mariages chrétiens et petit nombre des vocations locales.

Mais il faut souligner que, à la suite des Synodes, l'année 1978 marque un renversement de tendance, comme un point de rebroussement. À l'occasion de la « Révision Apostolique » et par l'extension rapide des groupes de prière et du « Renouveau charismatique », de nombreux chrétiens se convertissent à l'Évangile et deviennent apôtres dans leurs milieux. Par des témoignages sincères et émouvants, ils partagent, lors des nombreuses retraites et récollections des divers mouvements, le changement profond de leur vie. À la suite de l'apôtre Pierre relevant un paralytique, ces chrétiens redisent avec foi : « De l'or et de l'argent je n'en ai pas ; mais ce que j'ai, je te le donne : au nom de Jésus-Christ de Nazareth, lève-toi et marche ! » (Ac 3,6). Ce mouvement de conversion par le renouveau spirituel s'est répandu de proche en proche, « de bouche à oreille » en quelques années au point de rassembler 15 000 personnes au Stade Olympique de Pirae autour du P. Tardif le 13 novembre 1982. Familles chrétiennes et vocations en bénéficient largement.

Familles chrétiennes

L'action pastorale, fondée sur notre assurance en Jésus-Christ, en vue de construire des familles selon l'idéal chrétien, rejoint l'étude lucide et le souci de l'Église Évangélique. Nous avons, à plusieurs reprises, fait allusion à la remarquable étude du pasteur Samuel Raapoto à l'occasion de la Conférence des Églises du Pacifique en avril 1961 aux Samoa.[1]

Avec le président Raapoto, il convient « d'abord de faire une étude approfondie de l'arrière-plan culturel ». S'il est un domaine où les habitudes inconscientes, les modèles sociaux, les styles de vie, les préférences alimentaires, les modes vestimentaires... sont bien marqués, c'est bien dans l'organisation familiale. Habitat, rythme de vie et famille forment un ensemble socio-culturel qui distingue profondément les principaux groupes ethniques en Polynésie, bien plus que les milieux sociaux. Les quatre principales composantes de Tahiti se trouvent ici très fortement marquées ; on passe d'un univers à un autre en allant d'une famille à une autre. Familles maohi, chinoise, française ou « demi » sont très typées ; elles n'ont pas les mêmes références pratiques.

L'unité familiale large, l'attention éducative aux enfants, la qualité du travail, le respect des traditions sont très poussés dans la communauté chinoise. Si le brassage actuel des populations et le rythme accéléré des transformations amènent un style plus souple dans la nouvelle génération qui entre de plus en plus dans le monde des « demis », cela ne signifie pas que les diverses valeurs familiales chinoises disparaissent.

La famille est toujours la communauté de base importante pour les français. Cette famille est habituellement restreinte, réduite aux seuls parents et à quelques enfants, rarement plus de trois. En Polynésie, les familles françaises sont surtout représentées par les fonctionnaires, civils et militaires, en passage temporaire. La plupart, en raison de la brièveté de leur séjour, de la difficulté d'apprendre les langues locales et des nombreuses occupations qui leur sont offertes, ont peu de contacts réels avec la population océanienne. De plus, les métropolitains qui se fixent en Polynésie ont beaucoup plus dans l'idée de se tahitianiser que d'imposer le style français. C'est un phénomène très particulier à Tahiti. La famille française qui devient résidante met un point d'honneur à vivre à la polynésienne, même si de nombreuses habitudes « popaa » demeurent dans les détails et si l'individualisme reste bien marqué.

Il est bien difficile de parler de la famille « demi » ; il n'y a que des familles « demi » à équilibres divers et changeants selon leurs composantes : maohi, française, chinoise, américaine... Plus qu'un phénomène biologique et ethnique, c'est une réalité socio-culturelle et socio-économique ; c'est un mode de vie et de pensée. Mais, là aussi - en particulier chez les étudiants qui vont en France - une prise de conscience d'une identité tahitienne constitue le noyau central. Flora Devatine a très bien analysé ce phénomène complexe du « demi » qui se croit « français » devant le maohi et qui se sent maohi quand il est en France. Comme le brassage est de plus en plus profond et rapide, Flora Devatine parle de « l'apparition d'un type néo-polynésien » qui atteint la majorité de la population d'une manière ou d'une autre ; il imprègne beaucoup de familles[2].

Rappelons quelques données particulières des familles maohi[3]. La donnée essentielle est le groupe familial, la parenté, la « famille élargie » où père et oncle sont également « metua », où frères, cousins et les consanguins constituent les « fetii ». Une famille se fait et se défait ; les enfants ne s'étonnent pas trop des changements. La première fonction de la famille est la fonction nourricière ; adopter (« faaamu ») signifie donner à manger. L'échange d'enfants pour diverses raisons, l'adoption de style polynésien est fréquente et pose un problème délicat. Aussi à la maison, on trouve plus souvent l'assiette et l'oreiller que l'affection du cœur et une profonde communauté d'amour. L'enfant grandit sans qu'on y prenne vraiment garde, surtout les garçons qui très tôt vivent en bandes de copains en marge de la famille. Nous avons signalé déjà que les jeunes vivent très tôt en couples ; la période de 15 à 25 ans est « l'âge de l'amusement » : « taurearea », où l'on prend la vie du bon côté sans obligation ni responsabilité. La sexualité échappe aux données habituelles ; c'est un domaine trouble et anarchique.

Bien évidemment, sur ce fond culturel traditionnel, il y a beaucoup de variations et de changements. Mais il faut reconnaître que pour la grande majorité des maohi, la réalité de la famille est une notion imprécise ; le mariage est peu réfléchi et plus intéressé qu'un amour fidèle. Tous les congrès familiaux constatent que la quasi-totalité des problèmes des enfants et des jeunes ont leur source dans la défaillance des familles, la mésentente conjugale, l'excès de gâterie ou l'abandon irresponsable.

[4] Sur ce fond complexe et très évolutif de la rencontre de cultures très typées, l'accélération rapide des changements socio-économiques a des conséquences profondes sur la vie quotidienne des familles. La « tertiarisation » généralisée de l'économie a perturbé radicalement l'harmonie géographique et les activités des familles autochtones. Les migrations accélérées ont vidé les archipels éloignés ; des villages sont réduits aux anciens, aux femmes et aux enfants puisque les travailleurs doivent aller travailler seuls sur les îles de Moruroa et du C.E.P. Les hauts salaires versés dans le secteur public entraînent une attraction excessive pour ces emplois ; les secteurs primaires (agriculture, pêche) et secondaires (artisanat, industries) ne peuvent suivre ou bien il faut payer les productions locales à des prix exorbitants : exemple, les pommes de terre locales en 1982 sont payées aux producteurs 60 CFP (3,30 FF) le kilo, soit 10 fois plus cher qu'en Métropole (0,30 FF soit 5,5 CFP).

L'injection de l'importante masse monétaire venant de Métropole, surtout sous forme de salaires, amène une forte demande de biens de consommation que satisfait un secteur tertiaire commercial à la fois hypertrophié et luxueux[5]. La publicité en augmente l'attraction et la fascination, en particulier chez les jeunes. Avant la maison et la nourriture, la belle voiture, la chaîne Hi-Fi à la mode, la dernière video sont achetées à crédit. Celui-ci ronge la vie des familles, d'autant plus que le maohi est « très attiré par les nouveautés et la vie moderne sans profondeur ». Tout ce qui est « api » (nouveau) jouit d'un grand prestige d'abord pour sa nouveauté et non pour sa réalité ou son utilité.

Inégalités salariales importantes (1 à 20), inégalités de revenus familiaux très excessives (1 à 30), secteur tertiaire hypertrophié et quasi « invulnérable » dans le modèle économique artificiel et importé de l'économie polynésienne actuelle, déséquilibrent les familles. Le souci des avantages personnels, la course à la « bonne place » dans un service public, les tentations de l'argent facile avec les « magouilles » à tous les niveaux amènent une base économique fragile et aléatoire pour les familles et la société. Cette situation de sous-développement de luxe et « d'enrichissement sans cause » entraîne de nombreuses « pollutions » : bidonvilles, sans doute discrets mais très réels de Papeete et Faaa, délinquance juvénile, alcoolisme, tabagisme, drogue, vols, favoritisme, pots-de-vin... La vie est plus dure qu'on ne le dit pour beaucoup de familles et de jeunes. Les questions d'hygiène alimentaire, d'équilibre de vie sont difficiles dans plus de cas qu'on ne l'imagine. Malgré les efforts récents et intéressants des Maisons Familiales Rurales, des Écoles Ménagères, des Centres de Jeunes Adolescents, des Centres Techniques adaptés au développement, l'inadaptation scolaire du monde maohi est toujours une grande préoccupation pour les divers responsables et les familles.

Selon les souhaits des Synodes et de la Révision Apostolique, l'action de l'Église catholique en Polynésie au service des familles se déploie dans trois axes principaux : l'animation spirituelle, l'éducation du couple, la vie quotidienne[6].

La formation spirituelle est enracinée avant tout sur la Parole de Dieu. La famille est don de Dieu aux hommes « faits à son image et ressemblance » (Gn 1,27-28 ; 2,22-24). La famille a un caractère primordial et sacré qui la relie à « Dieu qui est Amour » (1 Jn 4). De ce fait, le couple humain est antérieur à tout autre groupe social ; créateur et source de vie avec Dieu, il constitue un droit fondamental. Jésus ne dit rien de nouveau sur la famille. Il confirme, accomplit et restaure la Loi de Dieu dans toute sa plénitude et sa pureté (Mt 19,1-12). L'unité responsable, libre et irrévocable des époux qui se donnent et se reçoivent échappe à la fantaisie des hommes; ce lien d'amour vient de Dieu dont il est reflet et signe. Un tel amour restauré par le Christ ne peut se vivre qu'à son exemple (Jn 10,11-17 ; 15,9-14), selon le modèle que constitue la Sainte Famille (Lc 2). La famille chrétienne constitue le lieu privilégié de l'amour mutuel, de la vie nouvelle dans le Christ (Col 3,12-21 ; Ep 5,1-23). Réalisant un « homme nouveau recréé dans la justice et la sainteté », la famille est une « église à la maison », la communauté chrétienne de base où « par la parole et par l'exemple les parents sont les témoins de la foi au service de la vocation particulière de chacun de leurs enfants »[7]. Nous savons que la Bible est un livre familier et connu des polynésiens ; la Parole de Dieu est la référence acceptée par tous. Aussi un tel enracinement est naturel et nécessaire. Lui seul permet de dépasser et de reconnaître les légitimes diversités socio-culturelles propres à Tahiti et d'aller à ce qui est profondément humain, commun à tous de par l'origine créée de l'homme et de la femme; cette communauté de nature et de destin, c'est ce que Jésus-Christ a remis en honneur dans les valeurs évangéliques.

Sur cette base commune qui permet « de regarder dans la même direction », la commission familiale du premier Synode a créé et mis en place un centre de préparation au mariage : le C.P.M. À des rythmes et sous des formes diverses il fonctionne toujours et étend son action. De plus en plus, à partir des divers documents mis au point, de l'expérience acquise, la préparation au mariage chrétien se fait au niveau des paroisses. Elle associe le dialogue individuel, les rencontres au niveau du couple et la formation collective, très enrichissante par le partage des expériences. Selon l'appartenance culturelle, les sessions de préparation au mariage ont lieu en tahitien, en français ou en chinois ; elles sont le plus souvent bilingues : tahitien-français. De plus, on doit tenir compte de l'âge de ceux qui demandent à préparer la célébration chrétienne de leur mariage. L'enquête initiale du Synode de 1970 a montré que sur les 5 000 foyers catholiques, près de la moitié étaient en situation de concubinage. Surtout dans le monde maohi, où l'on vit en couple très tôt et où le mariage est perçu comme une contrainte extérieure, la découverte de la dimension chrétienne du mariage est très progressive. Églises catholique et évangélique ne bénissent qu'un petit nombre de mariages de jeunes. La plupart sont « des régularisations, librement acceptées, d'un état qui dure depuis des années ». On voit des parents célébrer à l'église leur mariage en même temps que leurs grands enfants.

Pour aboutir à cette découverte du mariage restauré en Jésus-Christ et à la demande de le célébrer en Église dans la Foi, on devine qu'une pastorale d'acheminement est indispensable. C'est l'apostolat spécifique de la « Légion de Marie », lancée par sœur Saint-Fidèle de Notre-Dame des Anges en 1966. Après quelques années de recherche d'identité et dans l'éclairage synodal, en 1979 ce mouvement apostolique marial s'est vu chargé, au niveau du diocèse, d'aider les familles en difficulté, très particulièrement les couples en concubinage et les jeunes sous l'emprise de l'alcool et de la drogue. Cela se réalise, au niveau des quartiers, par les visites et invitations régulières, les soirées de prière et d'échanges, l'entraide quodidienne. Les « week-ends spirituels » de chaque mois offrent le moyen, en assurent le cadre. Les couples concubinaires, les jeunes intéressés ou d'autres qui se sentent en recherche pour préparer un mariage chrétien, se retrouvent pour deux jours en session-récollection sur un thème précis concernant toujours un aspect de la vie familiale. En plus des quelques exposés bibliques et des longs moments de prière, le partage en petites équipes et les témoignages des couples qui ont réussi à construire une famille chrétienne au terme de leurs épreuves et de leur long cheminement sont les temps forts de ces journées. Dieu seul sait le nombre et la profondeur des conversions familiales qui en sont le fruit merveilleux.

Les groupes de « Rosaire Vivant » au niveau de chaque quartier, par les visites, les réunions de prière, les échanges et les activités communautaires constituent de même un soutien spirituel et fraternel pour les familles. L'approfondissement de la foi, sa revitalisation permanente par l'extension rapide du « Renouveau Charismatique » depuis 1978 sont des apports sérieux pour la vie chrétienne dans les familles. « Renouveau dans l'Esprit » et Légion de Marie, malgré, parfois, certaines concurrences entre les réunions, se sentent complémentaires ; nombreux sont ceux et celles qui participent aux deux. Les réconciliations familiales, la découverte du mariage chrétien sont parmi les fruits les plus marquants de la mission d'évangélisation animée par le P. Tardif du 21 octobre au 14 novembre 1982. Jamais il n'y a eu autant de demandes de préparation au mariage et de régularisations de situations matrimoniales. La famille chrétienne s'enracine d'abord dans une évangélisation en profondeur et dans. la conversion du cœur.

Le second aspect d'éducation du couple est surtout le rôle de l'Association Familiale Catholique (A.F.C.). Sa création a été demandée par les Synodes pour « représenter et défendre les familles chrétiennes ». C'est une action à long terme et difficile. Elle se déroule tant au plan général du diocèse et du Territoire qu'au niveau local des paroisses. Un bureau diocésain a été constitué ; il se renouvelle régulièrement selon ses Statuts. Il organise chaque année un congrès à Tahiti sur un thème d'actualité pour les familles. Les assemblées d'une journée complète sont bien suivies par plusieurs centaines de participants. Sur le plan d'ensemble, l'A.F.C. assure des émissions d'information sur les sujets du couple, des enfants, des fléaux sociaux. De même les journaux diocésains diffusent des articles, des études ou des comptes rendus.

L'effort, depuis quelques années surtout, est d'implanter l'Association familiale au niveau de chaque paroisse de façon à être plus proche des lieux de vie des familles et de donner une dimension familiale à la pastorale. Dans ce but, de 1978 à 1981, de nombreuses réunions de formation et d'information ont été tenues dans les divers districts de Tahiti, à Raiatea, aux Tuamotu, aux îles Marquises et aux Gambier.

Pour assurer avec efficacité et sérieux une telle éducation des couples, M^gr Coppenrath a confié cet apostolat à Madame Pauline Min Chiu et à sœur Margaret Choo-Foo. Elles ont été se former aux méthodes de régulation naturelle des naissances auprès du Docteur Billings en Australie. Celui-ci est venu à Tahiti. Elles suivent régulièrement des sessions sur toutes ces questions de la « parenté responsable » et de l'harmonie des couples. Les sœurs Bernadette Lisée et Yvette Laprise travaillent aussi en liaison avec elles. Devant les besoins considérables des couples demandant aide et formation et ayant des personnes formées et acceptées par les familles, M^gr Michel ouvre le centre diocésain de régulation des naissances le 1^er décembre 1978. Ce centre, le « Pou Utuafare », en plus des permanences où viennent plusieurs centaines de couples chaque année, assure l'information sexuelle dans les écoles et les groupes de jeunes. On dénombre plusieurs milliers de rencontres chaque année. Les deux responsables sont en liaison avec les assistantes sociales, le « Planning familial », le corps médical et les autorités du Territoire. Même s'il est loin de recevoir l'aide que son audience auprès des familles demanderait, son rôle dans l'éducation à la vie de couple et dans la prévention des fléaux destructeurs des foyers : alcool, tabac, concubinage, avortement... est désormais considérable. Un service « S.O.S.-Futures Mères » a été aussi lancé, à la suite du passage de Madame Poullot, pour venir en aide aux femmes en détresse.

La Légion de Marie et le Renouveau apportent un soutien actif, chacun à sa manière et à sa place, à cette action quotidienne et sans cesse à reprendre qu'est l'éducation des couples. Nous avons plusieurs fois signalé que la persévérance, la ténacité dans l'effort sont très difficiles pour les polynésiens, vite atteints par le « fiu »[8]. La formation d'animateurs et de cadres est un souci permanent qui demande une longue patience à vivre dans l'espérance. Dégager des personnalités chrétiennes, structurées et conscientes de leurs responsabilités dans l'Eglise et la société, est, dans ce secteur comme dans les autres, la priorité des priorités. C'est par là que les deux axes pastoraux des Synodes se rejoignent: vocations et familles chrétiennes. Pour cette raison, la donnée fondamentale de toute l'action éducative au service des familles est la promotion de la maîtrise de soi et de la responsabilité personnelle. L'individualisme moderne, l'égoïsme jouisseur, la facilité de l'assistance financière, la permissivité généralisée et bien d'autres aspects d'une sexualité commercialisée, débridée et consommée, obligent les chrétiens d'aujourd'hui à choisir clairement - comme saint Paul le demande aux Galates (chapitre 5) - entre les « œuvres de la chair et les fruits de l'Esprit ». N'oublions pas que « la maîtrise de soi » est un don de l'Esprit ; il faut le demander et l'accueillir dans la prière d'un cœur converti. Éducation du couple et formation spirituelle ne peuvent aller l'un sans l'autre pour bâtir des familles chrétiennes.

Le dernier aspect de la pastorale familiale, issue des Synodes et de la Révision Apostolique est l'initiation socio-économique des foyers. Prévoir, organiser, compter, équilibrer les dépenses, réfléchir les crédits, etc., autant de réalités neuves pour la plupart des polynésiens habitués à cueillir le jour qui passe. Le second Synode de 1973 a réfléchi longuement sur le difficile sujet du budget familial. Le style économique si particulier de la Polynésie actuelle, la réalité de la « famille élargie » avec la solidarité entre « fetii », la mentalité traditionnelle d'une vie au jour le jour, les tentations de la consommation étalée avec les grandes facilités de crédit, le rythme hebdomadaire de la plupart des salaires populaires, etc., tout cela entraîne une grande difficulté de gestion de la vie quotidienne. Le fait de la généralisation de la fiscalité indirecte et l'absence des impôts sur les revenus des personnes physiques, pénalisent les pauvres et entraînent la cherté de la vie, malgré certaines détaxes sur les produits de grande consommation. Le caractère luxueux et artificiel d'une économie assistée qui a détruit, de fait, les productions locales, a de graves conséquences sur la vie quotidienne de très nombreuses familles. Faire découvrir le coût réel du tabac, de la bière, des alcools dans le budget des familles n'est pas une entreprise simple. Apprendre à choisir entre les produits offerts, ne pas se précipiter sur le plus cher ou le plus nouveau, savoir se contenter, ne sont pas des attitudes faciles. Ne pas gaspiller la nourriture, savoir accommoder les restes « afin que rien ne se perde » demandent de sérieux efforts. Ne parlons pas des menus larcins ou des vols plus importants qui découragent ceux qui font effort et brisent la confiance sans laquelle la vie sur de petites îles loin de tout peut devenir agressive, voire impossible.

La pastorale familiale ce n'est pas du rêve. La Société, le Territoire, l'État sont des grands mots abstraits ; leur réalité concrète, leur densité humaine, leur contenu social, leur dimension économique, c'est la vie quotidienne des familles qui en est l'expression. La justice sociale, le respect des plus défavorisés, la dignité reconnue aux plus pauvres est toujours le critère de la santé véritable d'une société, comme l'expriment certains hauts responsables. Par la formation aux contraintes de la vie quotidienne, la pastorale familiale rejoint les graves et fondamentales interrogations sur les inégalités sociales, les distorsions économiques et la gestion politique de la Polynésie. Si l'Église comme telle, si l'Évangile ne fournissent pas de solutions - la responsabilité des hommes reste pleine et entière et l'Église se refuse à tout cléricalisme - il est bien évident que l'exemple de Jésus et l'idéal chrétien des Béatitudes n'est pas neutre par rapport à la liberté, à la dignité des hommes et des familles. Être est plus important qu'avoir. Le bonheur des familles est le but du développement économique ; l'épanouissement d'hommes libres est la mesure des programmes politiques. L'Homme est autant la route de l'Église que celle de la Société[9].

Depuis les Synodes diocésains, l'éveil et l'épanouissement des vocations ministérielles et consacrées, constituent, avec la famille chrétienne, la priorité majeure de l'apostolat. En effet, il ne peut y avoir d'Église vraiment locale sans les apôtres et les cadres issus de son propre peuple. Nous avons vu au chapitre XII que la faiblesse des vocations sacerdotales et religieuses polynésiennes constitue la plus grave interrogation de ces 150 années de Mission catholique. L'ordination du septième prêtre autochtone, Gérald Mahai, le 25 mars 1983, est tout à la fois une belle espérance et un sujet de réflexion. Ayant déjà analysé en détail les multiples causes de plus d'un siècle de quasi-totale stérilité vocationnelle, c'est le moment d'expliciter le renouveau de l'espérance en ce domaine. Il s'enracine dans l'énergique acte de foi de M^gr Paul Mazé qui ouvre le petit séminaire en 1940 à l'évêché et fait venir le P. Jean-Louis Ledoux pour cette œuvre essentielle. Le soutien continu que M^gr Paul apporte aux écoles catholiques inclut explicitement cet objectif. « Leur absence de résultat malgré leur état florissant » est pour le nouveau Vicaire Apostolique de 1939 une grave interrogation[10]. Il fait tout, en plus du séminaire, pour soutenir les frères de Ploërmel et les religieuses enseignantes, développer « les œuvres de jeunesse » et consolider les écoles catholiques qui doivent devenir les pépinières des diverses vocations chrétiennes.

Le retour des deux frères Michel et Hubert Coppenrath en 1959 et qui avaient été ordonnés prêtres respectivement en 1954 et 1957, les ordinations de Lucien Law en 1964 et de Norbert Holozet en 1968 sont des événements qui annoncent un renversement de situation. La nomination du premier évêque tahitien en 1968 en la personne de M^gr Michel Coppenrath est la démonstration que toutes les vocations et ministères sont désormais ouverts et possibles aux polynésiens. Sans doute faut-il encore du temps, après de si longues décades désertiques, pour que cette localisation de l'Église devienne une réalité concrète et une donnée assimilée par le peuple catholique polynésien. La reconnaissance de la valeur originale des vocations océaniennes, l'accès aux postes de responsabilité ecclésiale des ministres polynésiens demande à la fois approfondissement théologique, analyse sociologique, réflexion sur les diverses cultures, acceptation d'un nouveau style pastoral !

La recherche intellectuelle sur cette question de « Foi et culture » est déjà ardue, comme le montrent les discours très fouillés de Jean-Paul II lors de ses divers voyages apostoliques[11]. La reconnaissance de la différence des cultures, la question de leur « authenticité », la rencontre harmonieuse de leur diversité dans un même lieu, surtout lorsqu'il s'agit de petites îles à population restreinte, constituent la réalité pastorale la plus complexe. Si y réfléchir est déjà difficile, la vivre dans les multiples aspects concrets de la vie quotidienne demande une attention permanente et une profonde humilité pour accueillir l'autre avec respect. S'il est un domaine où « les échanges inégaux » entre langues et civilisations de poids historique différent sont ressentis dans la profondeur de la conscience et y laissent des marques permanentes, c'est bien celui de la culture ; celle-ci constitue le noyau central de la vie communautaire de tout groupe humain. La recherche sociologique actuelle qui réfléchit sur la « crise de civilisation », est amenée, avec Lévi-Strauss, à souligner que le phénomène religieux, sous toutes ses formes, constitue le cœur de la culture[12]. C'est dire la complexité de la formation aux ministères dans les îles du Pacifique sous ce rapport ; c'est souligner la difficulté pratique de l'exercice de l'art pastoral en Polynésie. « Tout prêtre est pris du milieu des hommes » pour les faire vivre de Jésus-Christ, indissociablement libérateur et rassembleur. L'Église, fondée sur la foi de Pierre, est l'unique Corps du Christ par la diversité reconnue et dans l'unité reçue du Seigneur[13].

« Favoriser l'engagement des laïcs dans l'Église », en particulier au service des familles et de l'éducation, constitue le premier vœu soumis à l'assemblée synodale de 1973 par la 5^è Commission chargée de la vie de l'Église. Dans tous les domaines, depuis dix ans, ce souhait reçoit un début d'application. Les Conseils paroissiaux se sont étoffés et renouvelés. De nombreux enseignants, surtout au niveau du Premier Degré, se sont engagés dans la catéchèse, les mouvements de jeunes, le service des familles. Divers comités diocésains se sont constitués pour la famille, le développement. La participation des catholiques dans le domaine artistique et culturel maohi, si important aujourd'hui, est significative et reconnue.

Il est deux domaines où l'engagement de laïcs chrétiens est souhaitable : les mondes de l'économie et de la politique. Bien que « les écoles catholiques aient joué un rôle privilégié dans la formation des cadres politiques et économiques du Territoire » et que cela donne une « impression d'être proche du pouvoir par certaines personnalités influentes »[14], il faut bien constater qu'une amicale d'anciens élèves, même chaleureuse, ne constitue pas un engagement apostolique. Le diocèse reconnaît volontiers aux écoles confiées aux congrégations religieuses un style pédagogique et spirituel particulier ; elles ont leur « caractère propre » aussi bien vis-à-vis de l'Église que de l'État, surtout au niveau du Second Degré même s'il faut parfois déplorer un engagement chrétien varié, voire très réservé, de certains enseignants à l'égard de l'expression de la foi. De plus les problèmes économiques et politiques du Territoire sont neufs et changeants. Ils sont en étroite dépendance de la Métropole et de ses variations. Dans ces conditions, on comprend que le comportement chrétien et les valeurs évangéliques aient très peu pénétré le monde des affaires, de l'argent, de l'administration, des partis politiques ou des pratiques électorales. Malgré les prières officielles et traditionnelles, cet univers économique et politique pose de sérieuses interrogations de valeur morale, d'honnêteté comptable, de vérité transparente, de désintéressement au service du bien commun. Avantages, compromis, combines et même scandales ont terni dans l'esprit de la population la noblesse et la dignité des fonctions électives et du service public.

Les difficultés et les tentations du monde de l'Argent et du Pouvoir sont une raison de plus pour que des chrétiens formés, compétents et consciencieux s'y engagent pour y infuser les valeurs évangéliques du respect de l'homme et de tout homme. Comme nous l'avons dit - mais face aux préjugés incrustés il faut le répéter - l'Église n'a pas de solutions économiques ou politiques à proposer ou à imposer. Les élus ne sont pas aux ordres des Églises ; les chrétiens ne sont pas le « cheval de Troie » de la Société. Ils ne constituent pas une franc-maçonnerie secrète, ni un groupe de pression occulte. Ils s'efforcent de vivre dans la lumière en faisant la vérité. La pratique montre qu'il faut plutôt craindre la manipulation et la récupération du dévouement des chrétiens par les partis politiques. Depuis toujours en Polynésie, l'Église catholique a été très réservée à l'égard des groupes politiques ; la « Mission catholique se tient hors des partis »[15]. Elle s'en trouve fort bien pour sa liberté évangélique. Mais cela ne veut pas dire que les catholiques, à titre personnel de croyant, n'aient pas à s'engager vigoureusement au service du développement économique et du débat politique. Ils ont à y apporter un sens des droits de l'homme, un respect de « l'éminente dignité des pauvres », une fraternité tolérante par la promotion des libertés, un sens du caractère très relatif de l'argent et du pouvoir politique, plus nécessaires que jamais pour l'harmonie sociale et la paix civile. L'Évangile est toujours le « sel de la terre ».

La lettre pastorale du 4 octobre 1982 de M^gr Michel sur « le partage » dans ses diverses dimensions a commencé à en faire réfléchir certains en ce sens. Pour former les laïcs chrétiens comme témoins engagés dans ces domaines socio-politiques, en Métropole il ya les mouvements d'Action Catholique. Les essais tentés à Tahiti ont montré l'inadaptation culturelle et pastorale de méthodes typiquement françaises, comme le constate le P. Kuntzmann en 1952[16]. Mais si on en prend l'esprit général : l'apostolat du milieu par le milieu, la vision apostolique : rendre les laïcs responsables de l'évangélisation, la méthode d'action : voir-juger-agir, il faut constater que les divers mouvements en Polynésie vivent l'intuition de l'Action Catholique. Les trois Synodes ont été bâtis selon ce schéma : voir-réfléchir-s'engager. La méthode apostolique de la Légion de Marie suit avec efficacité ces trois étapes : regarder les autres, connaître Jésus, changer la vie[17]. Comme pour tout le reste, il y a une manière polynésienne de vivre le témoignage apostolique, l'engagement chrétien, le service évangélique. Message et langage, parole et voix sont toujours difficiles à marier.

Dès le début de la Mission, les katekita (nom des catéchistes) ont joué un rôle important dans l'évangélisation puis dans la pastorale, surtout des îles dispersées (Tuamotu, Pâques, Cook...). Dans les petites paroisses insulaires de 50 à 300 personnes, ils dirigent la communauté, président la prière du dimanche, veillent à la catéchèse des enfants, conduisent les funérailles, baptisent en cas d'urgence. Comme leaders de I'« amuiraa », ils jouissent d'un grand prestige. Ils sont souvent secondés par des aides (« tauturu-katekita ») dans les îles Tuamotu à population semi-nomade, souvent dispersée pour aller faire le coprah dans les îles inhabitées ou les « rahui ». Avec l'immigration importante des habitants des archipels, les katekita jouent un rôle d'animateur des communautés à l'intérieur de la zone urbaine de Tahiti. Évidemment tous sont bénévoles et pourvoient eux-mêmes à leur subsistance ; ils ne reçoivent d'aide qu'en cas très exceptionnels.

Il convient de bien distinguer les anciens katekita d'avant 1970 et qui ont été formés sur le tas par les missionnaires, des catéchistes formés dans l'école fondée en 1970 selon les vœux du premier Synode. Les premiers ne sont plus renouvelés ; dans l'ensemble ils sont trop âgés pour suivre les sessions de formation de la nouvelle école.

Plusieurs étapes sont indispensables avant de devenir katekita. Souvent cela commence comme simple « chef de prière » à la demande de la communauté et avec l'accord du missionnaire ; ce sont les « faatere pure ». Si le besoin se fait sentir, le père investi le « chef de prière » comme aide-catéchiste pour le service d'une « amuiraa » déterminée. Ce « tauturu-katekita » n'a d'autorité que dans ce lieu précis ; c'est une responsabilité à la fois personnelle et locale dont l'aide rend compte au prêtre chargé de son secteur. Lorsqu'ils ont fait leurs preuves pendant plusieurs années, les « tauturu-katekita » à la fois acceptés par les communautés et volontaires, vont suivre une ou plusieurs sessions de l'école diocésaine des catéchistes. La formation dure un mois chaque année ; l'école peut recevoir 60 élèves à la fois. Si l'ensemble est satisfaisant, l'évêque investit solennellement les katekita au cours d'une liturgie spéciale. Selon le vœu du Synode de 1973, « les katekita sont reconnus comme de véritables ministres à l'instar des lecteurs et acolytes, sans pour autant que ce soit une étape vers le sacerdoce ». C'est un ministère institué que l'évêque peut révoquer ; ce n'est pas un ministère ordonné. C'est une cérémonie impressionnante à laquelle le peuple chrétien attache une grande importance ; elle manifeste aux yeux de tous la place irremplaçable tenue par les katekita[18].

Le programme de formation comporte une réflexion sur la théologie et la spiritualité du katekita en Polynésie : histoire, place dans l'Église, rôle dans le développement et la vie de la communauté, sa vie spirituelle... Le rôle liturgique est étudié en détail : la liturgie du dimanche, les funérailles, la communion aux malades, le baptême, la confirmation, le mariage en l'absence du prêtre... Dans l'action pastorale, les katekita sont formés à la visite des familles et spécialement aux malades, à l'attention à porter à la catéchèse des enfants, à la lutte contre l'alcoolisme et autres fléaux sociaux si répandus en Polynésie. L'initiation à la Bible, au maniement de la traduction en tahitien est importante; les épîtres pastorales de saint Paul et les quatre évangiles font l'objet d'une étude plus attentive, ainsi que les psaumes. Enfin la connaissance des principaux groupes chrétiens présents dans les îles et la formation à la parole en public complètent ce programme de formation initiale.

Depuis la reprise de l'école des katekita en 1970 sous cette forme de sessions annuelles durant un mois, 257 élèves ont suivi les cours dont 18 femmes durant les 12 années récentes. 169 n'ont participé qu'à une seule session mensuelle et 91 en ont suivi plusieurs. 14 ont été institué dans le ministère officiel de katekita et 51 dans la fonction de tauturu-katekita. Il faut remarquer que les demandes de formation sont de plus en plus nombreuses, y compris pour l'île de Tahiti dans le but d'instruire des militants paroissiaux, des catéchètes familiaux ou des animateurs de mouvements.

Le ministère auprès des malades, le développement de la communion eucharistique a entraîné l'institution d'aides-catéchistes spécialisés dans ce ministère qui est lié à la visite des malades dans les hôpitaux et les cliniques. Les « ministres extraordinaires de l'Eucharistie »[19], avec une formation adaptée, reçoivent une investiture particulière qui les habilite à aider le prêtre à porter la communion dans des conditions toujours bien précisées. C'est un ministère fort apprécié des familles et des malades, car ces aides prennent leur temps et ont le contact plus facile auprès de la population.

Le Concile Vatican II a restauré le diaconat permanent « non en vue du sacerdoce mais du ministère ». Il constitue le troisième « degré » du sacrement de l'Ordre dans la « hiérarchie » de l'Église[20]. Avec l'accord du Pape, la décision de l'institution de diacres permanents, mariés ou non, est de la compétence des Conférences Episcopales. Après consultation, M^gr Coppenrath ayant estimé le diaconat permanent fort bénéfique pour le diocèse de Papeete, soumet son projet à la C.E.P.A.C. (Conférence Episcopale du Pacifique). Le diocèse de Tahiti est le premier, avec les Carolines, à se lancer dans cette possibilité conciliaire parmi les diocèses iliens de l'Océanie. Après avoir obtenu l'accord des autres diocèses, l'école des diacres est ouverte le 12 janvier 1976 dans les locaux de l'école des katekita. Comme celle-ci, elle est confiée au P. Hubert Coppenrath. En plus des conditions générales d'avoir dix ans de mariage chrétien et 35 ans, il faut être bilingue - tahitien-français ; certains connaissent le chinois en plus - et avoir fait ses preuves comme katekita.

Le 24 février 1979 est un événement de grande portée pour l'Église catholique en Polynésie et pour la C.E.P.A.C. André Chiu, Tihoti Anania, Petero Marere et Léon Min Chiu sont ordonnés diacres permanents par M^gr Michel pour le service de l'archidiocèse de Papeete. Les deux premiers sont déjà grands-pères. Leurs femmes et leurs enfants ont une participation active dans la cérémonie suivie par un peuple fort nombreux. Pour les quatre ordonnés c'est l'aboutissement d'une longue histoire au service de leurs frères dans l'Église et parfois d'une conversion profonde. L'impact d'une telle ordination est d'autant plus fort que chacun connaît bien les nouveaux diacres et leurs familles ainsi que le chemin qu'ils ont dû parcourir. Cette ordination est un geste d'espérance en marche ; il est suivi, le 25 octobre 1981, par l'ordination de trois nouveaux diacres permanents : Tihoti Bellais, Valselin Tavita et Moïse Cadousteau. Ainsi en 1983, diacres mariés et prêtres séculiers diocésains, y compris l'évêque, sont le même nombre : sept pour chaque groupe.

Non seulement le diaconat restauré est le fruit d'une longue préparation aux divers ministères, mais sa réussite demande des prêtres et des fidèles de nouvelles attitudes. L'archevêque les détaille en mai 1979 dans une note aux prêtres et aux diacres[21].

« Le ministère du diacre permanent est récent. Il est fondé sur le sacrement de l'Ordre... Le diacre, comme dans la primitive Église, est “témoin” et son témoignage est mis en valeur par son ordination et la communion au presbyterium auquel il appartient.

Le diacre doit avoir dans la paroisse une place visible et reconnue : accès au presbytère, réception des fidèles...

Il importe que le prêtre fasse comprendre aux fidèles que le diacre partage l'existence des laïcs, mais n'est pas un laïc ; de par l'Ordre, il est associé à l'évangélisation. Il doit être associé à la réflexion et à l'organisation pastorale... exactement comme un vicaire de paroisse...

Que le curé et les prêtres préfèrent toujours laisser aux diacres l'exercice de leur propre ministère : baptêmes, mariage, obsèques, saluts du Saint-Sacrement... qu'il y ait échange fructueux entre le prêtre plus expert en théologie et le diacre qui a l'expérience intime du milieu.

Dans la fonction enseignante de l'Église, le prêtre et le diacre doivent prévoir un usage circonstancié des langues : français, tahitien, chinois. En fonction de l'assistance, il y a lieu de confier la prédication à celui qui maîtrise le mieux la langue comprise. Pour cela l'homélie sera préparée à l'avance par le prêtre et le diacre en fonction de l'orientation pastorale de la paroisse...

Ce n'est pas en faisant des entorses aux rubriques et au droit canonique que l'on donne au diacre la place qui lui revient, mais en mettant en pleine valeur le ministère diaconal et en donnant une pleine extension à sa mission propre. »

Grâce à l'attitude claire de M^gr Michel qui, le premier, applique ces directives et met en valeur le ministère de ces nouveaux confrères, si proches et si différents, l'insertion pastorale des diacres se réalise sans trop de mal en quelques années. Il faut remarquer qu'à l'instar de ce qu'ils ont vécu comme katekita, les diacres permanents sont bénévoles ; ils gardent leur maison et leur profession dont ils vivent. L'équilibre entre la vie familiale, les exigences professionnelles et les appels du ministère ne peut se trouver que dans un dialogue permanent et une bonne volonté réciproque. Il faut constater la réussite pastorale des diacres permanents. Quatre ans après les premiers, chacun a bien l'impression que ce ministère est déjà ancien ; le diocèse serait bien ennuyé pour le remplacer. Diacres et prêtres s'estiment dans leur complémentarité et se mettent bien rarement en concurrence ou en conflit de compétences. À tout prendre, il n'est vraiment pas certain qu'il existe plus de problèmes pratiques entre diacre et prêtre que dans une équipe de prêtres de même effectif.

Cette situation globale d'accueil et de confiance à l'égard des diacres mariés permanents, amène à tenter une expérience pastorale inédite. Le 15 août 1982, l'évêque installe lui-même le diacre Tihoti Anania dans les fonctions de quasi curé des quatre paroisses de l'île de Moorea qui comportent environ 900 catholiques. Sa proximité de Tahiti - 5 minutes d'avion ou 50 minutes de bateau - facilite la venue du prêtre lorsque le diacre-curé le juge nécessaire. Les premiers mois de cette expérience sont pleins de promesses.

Le temps dira ce que vaut ce renouveau pastoral issu du Concile Vatican Il. En tout cas, il s'insère sans heurt dans le renouveau d'ensemble de l'Église catholique polynésienne en état de Synode et d'obéissance docile à l'Esprit-Saint dans la foi.

L'ordination sacerdotale de Gérald Mahai le 25 mars 1983 - la première depuis Norbert Holozet en 1968 - est aussi une espérance de renouveau. En effet deux autres jeunes sont au Grand Séminaire Régional de la C.E.P.A.C. à Suva ; les petits séminaires Jean-XXIII à Punaauia et Sainte-Thérèse à Taravao ont près de quarante jeunes garçons. La mentalité générale des familles commence à s'ouvrir à cette perspective : des garçons polynésiens peuvent être prêtres et des prêtres valables et respectés. Ce n'est plus réservé aux européens, aux « popaa ». Les prêtres d'origine locale, à commencer par M^gr Michel Coppenrath, archevêque de Papeete depuis 15 ans, montrent à toute la population, résidante ou de passage, un visage sérieux, compétent, honorable et évangélique du sacerdoce catholique. Ce n'est pas parce que « l'appareil missionnaire est encore en majorité d'origine européenne ou nord-américaine », que l'Église catholique à Tahiti est moins locale. Cette lecture sociologique purement extérieure est en réalité très trompeuse. La localisation n'est pas qu'un bulletin de naissance et une couleur de peau, à moins de tendre à un certain racisme exclusif. Le style de vie, la possession de la langue locale, le partage des conditions d'existence des plus modestes, font que le peuple chrétien ne fait pas de différence entre les « metua » (pères) ; il existe entre eux, au sein d'un même presbyterium, une véritable estime fraternelle. Les clivages ethniques dans l'Église catholique de Polynésie sont moins marqués que les clivages socio-professionnels en Métropole. S'il est difficile à définir intellectuellement, le visage polynésien de l'Église catholique dans les archipels est évident pour les chrétiens de passage et bien réel pour ceux qui le vivent. Le retour en Métropole le fait vivre assez brutalement.

Enfin il est bien certain que les pères des Sacrés-Cœurs comme les autres congrégations n'ayant que peu de recrutement métropolitain, ne peuvent envoyer du personnel qu'au compte-goutte ; ces religieux viennent plus dans un style de coopération de type « fidei donum » pour bâtir l'Église locale que pour prendre la place des polynésiens. Ce sont plutôt ces derniers qui font appel à ces aides pour n'être pas trop isolés.

Il en est des vocations religieuses comme des vocations ministérielles dont nous avons parlé au chapitre XII. En dehors de quelques entrées chez les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, le mouvement en faveur de la consécration religieuse est le fruit de l'action persévérante de M^gr Mazé. Lors de la « Révision Apostolique » des religieux le 18 décembre 1978, les divers aspects de la vie religieuse en Polynésie furent abordés. C'était la première fois que tous les religieux(ses) se retrouvaient pour partager et réfléchir à leur vocation religieuse. Les échanges furent profonds et prometteurs. M^gr Michel a nommé cette rencontre « une journée référence à laquelle il faudra souvent revenir ».

De fait, dans le renouvellement général du diocèse par les Synodes, la « Révision Apostolique » est pour les religieux(ses) dans chaque communauté et tous ensemble, l'occasion d'un nouveau départ. La miséricordieuse tendresse du Père l'a fait coïncider avec le démarrage du « Renouveau dans l'Esprit » par le groupe des pèlerins revenus de Terre Sainte. La convergence providentielle et pas du tout programmée des trois aspects du « Renouveau » : apostolique par les Synodes, religieux par la « Révision Apostolique » ; spirituel par le « Renouveau charismatique » aboutit en ces années 1980 à une grande recherche de la vie religieuse consacrée, chez les jeunes filles surtout.

M^gr Mazé, avec les sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges dont c'était la mission principale en Chine, lance la future congrégation locale des Filles de Jésus Sauveur le 1^er janvier 1962 à Taravao. Après les premières professions des sœurs Reine et Marie-Thérèse en 1966 et 1967, le démarrage se fait avec sœur Louise en 1978, les sœurs Simone et Rosalie en 1982. Le noviciat, désormais fixé à Pamatai, près de Papeete, comporte plusieurs novices et postulantes. Les sœurs organisent, pour répondre aux demandes des jeunes filles en recherche, de nombreuses journées de vocation.

En plus de cette fondation locale, les autres congrégations féminines ont ouvert des foyers ou des noviciats pour accueillir les jeunes filles. Foyer du Bon Pasteur qui a actuellement deux postulantes ; noviciat des sœurs de Cluny qui a plusieurs jeunes filles ; foyer diocésain animé par les Filles de la Charité. Les sœurs Clarisses ont une postulante. Les congrégations reçoivent des jeunes qui viennent pour découvrir et observer la vie religieuse.

Tout ceci est sans doute un peu neuf. Toutes les fleurs de printemps ne donnent pas des fruits ; mais sans printemps, il n'y a pas de récolte non plus. L'Église n'est pas un éteignoir à espérance et elle se réjouit du renouveau que son Seigneur lui envoie. Pour accueillir et faire épanouir ces bourgeons, l'Église de Tahiti compte aujourd'hui 10 congrégations religieuses. Elles offrent des charismes variés et des apostolats différents. C'est une richesse et une chance pour tous. La plupart des chrétiens ne les connaissent pas bien. Voici quelques mots de présentation, selon ce que leurs responsables en ont dit lors de la « Révision Apostolique » de 1978 à Paea.

Les Pères des Sacrés-Cœurs, fondés en 1800 et présents en Polynésie depuis 1834, sont les missionnaires qui ont planté l'Église dans les archipels. Le chapitre x en a longuement parlé.

Les Frères de l'Instruction Chrétienne de Ploërmel ont été fondés en 1819 par l'abbé Jean-Marie de Lamennais en vue des Écoles chrétiennes et de tout ce qui se rapporte à l'instruction. Ce sont des professionnels de l'éducation, tant profane que religieuse. Ce sont des enseignants exigeants, actifs et efficaces. Leur compétence et leur dévouement sont bien connus des polynésiens depuis 1860 où ils sont arrivés à Tahiti. Le niveau élevé des études pour être enseignant de nos jours rend très difficile l'épanouissement de vocations polynésiennes. Ils ont un frère d'origine locale : le frère Maxime Chiu. Ils sont aussi aux Marquises.

Les Pères Oblats de Marie-Immaculée sont fondés en 1816 à Marseille par M^gr de Mazenod en vue des missions. Répandus dans les cinq continents, ils ont répondu à l'appel du diocèse de Papeete en 1977 pour travailler dans les milieux populaires à Faaa et au service des vocations en prenant le foyer Jean-XXIII.

Les Frères du Sacré-Cœur sont fondés par l'Abbé André Coindre en 1821 au Puy pour le service de la jeunesse délaissée par la rééducation et l'apprentissage des métiers. Ils sont très développés au Québec qui envoie des Frères en Nouvelle-Calédonie en 1954. Après le Vanuatu et Wallis-Futuna, ils viennent en Polynésie au service du développement global des archipels. Ils ouvrent leur premier centre à Mangareva le 31 août 1982.

Les Filles de Jésus-Sauveur, congrégation locale polynésienne fondée en 1962 veut répondre aux besoins urgents des plus pauvres dans la société : les malades et les familles. Elles se veulent insérées dans les paroisses et attentives aux vocations locales.

Les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny sont fondées en 1806 par Anne-Marie Javouhey. Elles cherchent à faire la Volonté de Dieu par l'ouverture missionnaire et la disponibilité aux besoins concrets des personnes et aux imprévus du quotidien : catéchisme, malades, paroisses, écoles... Elles sont arrivées à Tahiti en 1844. Elles sont aussi aux Marquises et aux îles Cook. Elles ont servi à Mangareva.

Les Sœurs Missionnaires de Notre-Dame des Anges sont fondées au Québec en 1922 essentiellement pour l'apostolat en Chine et la formation des sœurs chinoises. Selon l'esprit franciscain qui les anime, elles se veulent disponibles pour une évangélisation simple et joyeuse au service de la vie religieuse locale. M^gr Mazé les a chargées de la fondation et du soutien des Filles de Jésus-Sauveur. Elles sont au service de la Polynésie depuis 1950, par les écoles et les mouvements spirituels.

Les Sœurs du Bon Pasteur d'Angers ont été fondées par sainte Marie-Euphrasie Pelletier en 1824 à partir des « foyers de charité » de saint Jean Eudes. Leur mission propre est l'aide aux enfants, jeunes filles et femmes en difficulté. Elles travaillent en lien étroit avec les services sociaux. Elles tiennent deux centres à Papeete où elles sont arrivées en 1967.

Les Filles de la Charité du Sacré-Cœur de Jésus sont fondées en 1800 à La Salle-de-Vihiers (diocèse d'Angers) pour le service de l'éducation des jeunes, le soin des malades et la vie des paroisses. Elles sont développées au Québec. Elles sont dans le diocèse de Papeete depuis 1972 au service surtout de la catéchèse, des vocations et maintenant de la Fraternité chrétienne des malades et handicapés fondée par Geneviève Dano en 1977.

Les Sœurs Clarisses sont fondées par sainte Claire en 1212 dans le sillage de saint François d'Assise. Ce sont des religieuses contemplatives consacrées à la prière simple dans une vie de pauvreté. Arrivées du Québec (Lennoxville) le 7 juin 1981 au terme d'une recherche approfondie, elles sont demandées pour lancer en Polynésie la vie contemplative par la prière continue dans une vie communautaire simple et joyeuse.

En janvier 1983, le diocèse de Papeete compte 125 religieux et religieuses, répartis en dix Congrégations[22] dont cinq viennent d'Amérique du Nord - 4 du Québec et 1 des États-Unis - qui se sont épanouies à partir des anciennes souches venues de France il y a plus d'un siècle. Tels sont les échanges missionnaires qui rendent plus catholiques, plus « frères universels ».

Un tel développement des vocations de laïcs engagés, de ministres institués et ordonnés, de vocations religieuses dans un si petit diocèse amène la nécessité de regrouper les forces pour la formation. C'est l'idée de « l'École Théologique », ouverte au début de 1983. Les professeurs et moniteurs sont peu nombreux ; les besoins d'approfondissement de la foi sont immenses et de tous niveaux. Un Centre de formation spirituelle et pastorale, une sorte « d'École de la Foi » est désormais nécessaire. Depuis 1976, le diocèse de Papeete assure la formation jusqu'au diaconat. Sans exclure du tout pour ceux qui le souhaient et en ont les possibilités de continuer la formation des séminaristes tahitiens au Séminaire Régional de Suva, certains pourront désormais aussi être préparés sur place jusqu'au sacerdoce. L'École Théologique ainsi conçue et située n'est pas, comme on le suppose parfois, en concurrence avec Suva ou en opposition avec le Pacifique anglophone. Tahiti est solidaire du Séminaire de la C.E.P.A.C. à Suva, dont il est co-fondateur; mais comme tout diocèse, la Polynésie a aussi ses problèmes particuliers de formation à résoudre. « S'accepter différents et se respecter complémentaires » est aussi difficile que nécessaire, en Océanie comme ailleurs.