[9] Dans le cadre des essais de développement agricole à Tahiti, en particulier sous de la Richerie en 1862 avec William Stewart à Atimaono, l'importation de main-d'œuvre étrangère se fait importante. Les tahitiens ne sont ni assez nombreux, ni intéressés par ces travaux. En plus des Gilbertins que nous venons de découvrir, les Chinois, si actifs dans la vie polynésienne actuelle, commencent à arriver à Tahiti en 1851. Ce sont des hakka, paysans d'origine très modeste. L'arrêté du 30 mars 1864 autorise l'introduction de mille Chinois. Les déboires de Stewart, la faillite d'Atimaono entraînent le rapatriement de nombreux asiatiques. Ceux-ci ne sont plus que 320 en 1892 se livrant à l'agriculture et au colportage. Les immigrations reprennent en 1907 et seront importantes jusqu'en 1929. Si l'administration au début est plutôt bienveillante, la communauté blanche faite de colons et de commerçants voit avec crainte ces concurrents potentiels et redoute « l'expansion asiatique ». Les chinois sont souvent accusés de tous les vices. En 1872, ils sont autorisés à organiser une société de Secours Mutuel, première association qui offre un soutien aux anciens. En 1876, le Temple de Mamao dédié à Kan Ti est construit pour permettre la prière et les rites traditionnels. Cette association permet aussi un meilleur contrôle administratif des Chinois en Polynésie. Très vite, par leur sérieux et leur travail, ils deviennent indispensables au commerce dans les îles. Le 9 janvier 1973 les Chinois de Polynésie acquièrent la nationalité française et sont de plus en plus intégrés à la population aussi bien maohi qu'européenne par des métissages qui se développent rapidement, constituant une nouvelle catégorie de « demis ».
Ces quelques points de repères permettent de saisir que la présence et le développement progressif de la commnunauté chinoise à Tahiti posent à la Mission catholique des questions neuves et entièrement imprévues. Déjà mal préparés et peu formés intellectuellement pour la mission en général[10], la poignée des missionnaires des Sacrés-Cœurs, de même que les frères de Ploërmel et les sœurs de Cluny se trouvent confrontés à une population héritière d'une des plus anciennes et brillantes civilisations du monde, même si ses premiers représentants n'étaient que de pauvres paysans hakka cantonnais.
En 1882, le P. Delpuech « s'occupe de quelques chinois lépreux isolés par l'administration à Maruapo. Cet endroit est dépourvu d'eau depuis deux mois de sécheressse... Ils sont abandonnés de tous. On leur fait payer l'eau. Certains sont là depuis 12 ans. Le père est seul à aller les voir. » Ce missionnaire commence à s'intéresser à eux et se demande « s'il ne pourrait pas faire quelque chose pour eux. Il y a près de 500 Chinois et personne pour les instruire. Ils ont des qualités morales inconnues de nos indigènes »[11]. Aussi, en 1886, Mgr Verdier demande au Supérieur Général à Paris de « voir aux Missions Étrangères quels livres essentiels pourraient nous aider à convertir les chinois, au nombre de 500, qui résident à Tahiti. Déjà 5 ou 6 sont catholiques, mais nous n'avons aucun livre à leur remettre »[12].
L'apostolat auprès de la communauté chinoise de Tahiti continue ainsi très petitement dans cette période difficile sur tous les plans pour la Mission catholique dans ces années 1900. Or il se trouve que le 24 mars 1923, la Congrégation des Sacrés-Cœurs et les Missions Étrangères de Paris signent un accord d'entraide missionnaire pour l'envoi des Picpuciens dans la Mission de Haïnan. Les trois premiers pères des Sacrés-Cœurs de la Province de France, sous la direction du P. Paul-Marie Juliotte, arrivent dans leur nouvelle mission chinoise le 30 novembre 1923. Celle-ci devient autonome le 15 avril 1929 et Préfecture Apostolique le 25 mai 1936. Les pères des Sacrés-Cœurs en sont expulsés par les communistes chinois en 1953 ; Mgr Desperben est chassé le dernier le 3 août de cette même année[13].
Malgré la distance, mais en raison de l'étroite fraternité missionnaire et des mêmes problèmes apostoliques, cette nouvelle mission des picpuciens français en Chine suscite un grand espoir parmi leurs confrères de Tahiti ; elle s'avèrera providentielle pour le service de la Polynésie.
En 1926, Mgr Hermel demande « l'envoi d'un Père venant de Haïnan pour s'occuper des chinois »[14]. C'est surtout le provincial des missionnaires, Célestin Maurel qui s'efforce d'évangéliser la communauté chinoise et de trouver des solutions pastorales[15].
« Les chinois de Bora-Bora veulent une église et plus tard une école. Ils ont déjà ramassé une certaine somme. Nous regrettons beaucoup de ne pas savoir le chinois... Nous comptons ici sur la jeunesse, car elle parle le français et le canaque (sic). Il y a ici un chinois catholique parlant bien le français ; il va aller en février à Bora-Bora. Je lui ai demandé de bien vouloir nous aider. Mais comme il est tout à fait jeune et à la recherche de la fortune par le moyen de la vanille, son aide sera peu efficace ». (2-1-1925).
« Le Très Révérend Père parle d'envoyer 1 ou 2 Pères en les faisant passer par Haïnan. Monseigneur (Hermel) est de cet avis. Les chinois sont plus de 4 000. Il est urgent de s'occuper d'eux. Un Père zélé, connaissant le chinois, ferait un bien immense auprès des cultivateurs. Les marchands seront plus difficiles à convertir ». (12-11-1925).
« Une seule chose semble nous tendre la main, c'est la conversion des chinois. Malheureusement, impossible de parler leur langue. Si je n'avais que 30 ans, je demanderais de passer deux ans en Chine. Papeete et Faaa sont plus chinois que tahitien et français. Ces chinois nous préfèrent ». (2-6-1925).
« La population de Tahiti, grâce aux mélanges, augmente et devient de plus en plus chinoise... Les enfants nés dans le pays connaissent le tahitien. Il nous sera facile de leur causer ». (30-3-1930).
« Sur 40 000 habitants (en Polynésie), il y a 20 000 protestants, 8 000 catholiques, 12 000 autres. La chose à faire est la conversion des chinois. Ceux-ci nous donneraient volontiers leurs enfants, mais pas de messe : le travail avant tout. Ils sont comme cela. À la mort on nous accepte, surtout pour les bébés ». (10-9-1934).
« Si nous pouvions instruire les chinois qui sont plusieurs milliers. Les enfants chinois finiront par se joindre à nous à cause des écoles catholiques qui sont prospères et nous donnent espoir pour l'avenir ». (15-6-1936)
Ces quelques extraits des lettres du P. Maurel montrent clairement les efforts entrepris et l'évolution des efforts missionnaires en direction des Chinois, vivant en Polynésie, entre les deux guerres mondiales. N'oublions pas qu'ils ont le statut d'étrangers ; c'est vraiment une mission nouvelle à entreprendre. Il est certainement malheureux que les missionnaires des Sacrés-Cœurs n'aient pas pu détacher un de leurs prêtres parlant le chinois à cette époque, malgré les demandes pressantes de l'évêque et du provincial de Tahiti. Les relations anciennes de quelques missionnaires et surtout la qualité des écoles catholiques des frères de Ploërmel et des sœurs de Cluny ont beaucoup fait, malgré l'incompréhension de la langue hakka, pour établir des relations de plus en plus confiantes entre les enfants et l'Église en Polynésie. Chacun connaît le sens familial très profond, l'attention éducative aux enfants et les qualités de travail sérieux des chinois. Ce sont des convergences précieuses entre les traditions chinoises et catholiques qui expliquent une confiance réciproque. Aussi, lorsque en 1964, les écoles chinoises ferment leurs portes, c'est tout naturellement que la grande majorité des familles confient leurs enfants aux écoles des frères et des sœurs qu'ils fréquentent depuis déjà de longues années.
L'avènement de la République populaire de Chine en 1949, selon le paradoxe traditionnel de toute évangélisation, marque l'élan nouveau de la Mission catholique en Polynésie. Mgr Paul Mazé ouvre largement les portes aux missionnaires chassés de Chine par le régime communiste de Mao. Grâce à l'action décisive de sœur Jeanne-d'Arc - qui ne viendra jamais elle-même à Tahiti - les premières sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges, fondées en 1923 pour l'apostolat en Chine, arrivent à Papeete le 30 novembre 1950. Les pères des Sacrés-Cœurs peuvent envoyer à Tahiti plusieurs missionnaires connaissant le chinois. Le P. Mandé Mariage (Haïnan 1928-47) arrive à Papeete en 1947. Ses confrères Camille Beunard en 1950 (Haïnan 1934-50) et Pierre Laporte en 1952 (Haïnan 1947-52) le suivent à leur tour. En avril 1954, les pères Orens Briand (Haïnan 1948-52) et Alexis Castel (Haïnan 1948-52) arrivent à Papeete. Enfin le P. Bruno Puech (Haïnan 1949-53 et Japon 1953-62) débarque en 1962. L'évangélisation peut se faire en chinois et les cérémonies se célébrer dans la langue hakka.
La Communauté chinoise catholique en Polynésie acquiert progressivement son identité et ses structures. L'« amuiraa tinito » élit son comité et développe ses activités spirituelles. Les baptêmes d'adultes sont nombreux chaque année. Le couronnement de cette longue persévérance missionnaire est l'éclosion de plusieurs vocations religieuses et ministérielles chinoises polynésiennes. Chez les sœurs de Saint-Joseph de Cluny nous avons les sœurs Pierre-Chanel, Christiane et Joséphine ; chez les sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges : sœur Jocelyne et sœur Margaret ; chez les Filles de Jésus-Sauveur : sœurs Simone et Joséphine. Le frère Maxime Chiu fait profession chez les frères de Ploërmel en 1958. Le premier prêtre chinois est Lucien Law, originaire de Raiatea, ordonné en 1964 ; le père Peter Choy, né en Chine, est ordonné en 1975. En 1979, deux des quatre permiers diacres permanents ordonnés le 24 février : André Chiu et Léon Min-Chiu sont d'origine chinoise. Ainsi l'entrée chinoise se manifeste au sein de l'Église catholique polynésienne qui réussit à intégrer la communauté hakka tout en respectant sa culture. Elle est constituée d'environ 5 000 personnes en 1982. À Tahiti, l'Église catholique a ainsi un visage encore plus universel, montRant que « Dieu ne fait pas de différence entre les hommes » (Actes 10 et 11).
[9] Histoire et portrait de la communauté chinoise de Tahiti, Ch. GLElZAL, éditeur, 1979, 303 pages.
[10] Cardinal LEDOCHOWSKI au T.R.P. (3-3-1899), Ar. SS,CC. 1-1-11.
- Mgr VERDIER au T.R.P. (5-4-1887 ; 8-9-1887 ; 8-9-1894 ; 7-3-1899), Ar. SS.CC. 58,2.
- G. EICH au T.R.P. (10-4-1899 ; 7-3-1902), Ar.SS.CC. 60,2.
- C. MAUREL au T,R.P. (22-8-1912 ; 29-5-1913 ; 6-7-1926 ; 21-1-1931 ; 22-5-1932), Ar. SS.CC. 60,3.
- Mgr LE CADRE au T.R.P. (25-2-1920 ; 1-7-1920), Ar. SS.CC. 47,3.
[11] Pr. DELPUECH au T.R.P. (8-9-1882 ; 25-10-1885), Ar. SS.CC. 61,3.
[12] Mgr VERDIER au T.R.P. (7-10-1886), Ar. SS.CC. 58,3.
[13] F. A. MURILLO : Missionnaires en action. SS.CC., Rome 1976 ; 265 pages.
[14] Mgr HERMEL au T.R.P, (8-3-1926), Ar. SS.CC. 58,3.
[15] C. MAUREL au T .R.P. et au P. I. ALAZARD, Ar. SS.CC. 60, 3 (dates après chaque citation).