Tahiti 1834-1984 - Chap. XVII

 

TROISIÈME PARTIE

PUISSANCE DE L'EUCHARISTIE AU CŒUR DE L'OCÉANIE

 

 [pp.229-406]

 


 

Chapitre 17

Église et État en Polynésie française

[pp.367-392]

 

À diverses reprises au cours de ces 150 années de vie catholique en Polynésie française - et même au-delà avec le P. Coudrin qui en est à l'origine - et sur bien des sujets, le témoignage de l'Église missionnaire et l'action des Gouvernements français se rencontrent dans les îles. En raison des circonstances locales, liées principalement à la présence antérieure du protestantisme anglais à Tahiti, et par suite des mutations politiques dans une France en profonde transformation depuis 1789, les relations entre l'Église et l'État n'ont jamais été simples en Polynésie. Les conflits, parfois violents, y sont fréquents. Ce chapitre délicat se propose avant tout d'élucider les diverses données entrant dans ces rapports difficiles, en même temps que de mieux saisir les motivations des divers protagonistes.

 

État, Église et Congrégations religieuses

 

- Contexte océanien

[1] « La République est une, indivisible et laïque ». Ce préambule permanent des Constitutions républicaines depuis la fin de l'Ancien Régime et basé sur la « Déclaration des Droits de I'Homme et du Citoyen » du 26 août 1789, récapitule parfaitement l'identité essentielle de la France comme collectivité politique. Chacun de ces mots est dense et chargé d'histoire. Il importe de les expliciter, surtout par rapport à la Polynésie située à 18 000 km de la Métropole et juridiquement Territoire autonome au sein de la République française. En plus de l'éloignement géographique et du Statut particulier, l'histoire rend difficile la compréhension intime de ce vocabulaire. Tahiti-Moorea avaient leur personnalité politique et ont été un royaume jusqu'à la donation du 29 juin 1880 par Pomaré V ; ces îles ont été sous emprise anglaise et protestante officiellement jusqu'en 1842. Les Iles-sous-le-Vent étaient un royaume indépendant dans la mouvance exclusive de la Société missionnaire de Londres jusqu'en 1890. Les autres archipels ont eu des statuts très variés jusqu'en 1900 ; les Marquises et les Gambier ont été marquées par l'action des missionnaires catholiques français, les Tuamotu par ceux-ci et les mormons américains, les Australes par ces derniers et les protestants anglais. Enfin, l'environnement géopolitique actuel immerge la Polynésie dans un univers océanien de style anglo-saxon à 99% et protestant pour les trois-quarts, monde îlien vivant dans l'attraction immédiate du grand voisin américain. Géographie océanienne, statut autonome, histoire originale, environnement anglo-américain font que les métropolitains se situent difficilement en Polynésie et que les polynésiens comprennent mal les réactions des français, particulièrement dans les domaines culturels et religieux étroitement imbriqués en Océanie[2]. Cette difficulté de compréhension familière prend toute son importance quand on se souvient qu'en 1982, un emploi sur trois est assuré par les services publics qui induisent un autre tiers d'emplois tertiaires ; par le C.E. P., la Métropole fournit le plus clair des ressourçes de la Polynésie : 47,5 milliards CFP pour un budget territorial de 30 milliards CFP en 1982[3]. Poids considérable de l'État français dans une sensibilité et un environnement sociologiques plutôt anglo-américains, compliqué du bilinguisme officiel et de la brièveté des séjours des fonctionnaires métropolitains: deux ans pour les militaires et trois ans pour les civils.

Chacun sait le caractère religieux naturel des polynésiens, marqué en plus par les traditions protestantes anglaises. Or il se trouve que dans le monde des « démocraties occidentales », si semblables par leur respect de l'homme dans une société de liberté, c'est précisément sur les relations entre l'Église et l'État, la religion et la société, que se situent les plus grandes divergences. La France a sur ce plan une législation particulière et une pratique restrictive à l'égard des associations religieuses. J. Georgel écrit : « Dans certains pays étrangers, presque toujours extra-européens et rarement à majorité catholique (U.S.A., Canada, Grande-Bretagne...) les Congrégations religieuses bénéficient du droit commun (très libéral) des associations et sociétés. Jamais un tel régime n'a existé en France... Toujours les congrégations religieuses catholiques ont fait l'objet, chez nous, d'une législation plus ou moins dérogatoire au droit commun »[4]. A. Lemoyne constate : « Dans les pays anglo-saxons, la religion est ostensiblement mieux intégrée à la société civile que chez nous, bien qu'il s'agisse de nations laïques ; le sentiment et la raison coexistent, chacun avec sa spécialité et sa tonalité. Il n'y a ni fusion ni exclusion mutuelle. Cette liberté de la pensée n'est, à mes yeux, que le signe le plus évident d'une forme de paix sociale - le fameux "consensus" - et correspond à la libération de la foi, symbole d'une paix intérieure partagée... Ce consensus s'enracine dans l'histoire même de ces pays... Pour les américains, l'important n'était pas de réformer ce qui existait, mais de construire ce qui n'était encore qu'un eldorado »[5]. C'est l'opposition traditionnelle entre « l'intellectualisme français » qui pense, pèse, évalue, raisonne les réalités de ce monde et le « pragmatisme anglo-américain » qui dirige, construit, accepte et affronte les faits. Le comportement français est marqué par un dualisme manichéen qui privilégie l'analyse, les distinctions et l'absolu des idées ; le comportement anglo-saxon est plus « romantique », synthétique, associant l'efficacité manuelle, la connaissance intellectuelle et le sentiment religieux. L'histoire de la France est marquée par cette difficile harmonie entre les connaissances rationnelles et les croyances religieuses, entre les groupes spirituels et la société civile. Les gouvernements regardent avec une certaine suspicion les associations en général et les associations religieuses en particulier.



[1] LŒW et MESLIN : Histoire de l'Église par elle-même, chapitres sur « l'Église et l'État ».
- DANIEL-ROPS : Histoire de l'Église, chapitres sur l'Église et l'État.
- J. GEORGEL : Régime des Congrégations. Jurisclasseur, fasc. 217-1972.
- J. GEORGEL : Police des Cultes. Jurisclasseur, fasc. 215-1972.
- J. LEONNET : art. Association ; Dalloz 1970.
[2] Les langues océaniennes ont été sauvées par les missionnaires. Voir Évangélisation et Éducation.
[3] Voir les détails à l'Annexe X : l'homme et le travail en Polynésie.
[4] J. GEORGEL : art. cit., jurisclasseur, fasc. 217, p.2, généralités.
[5] A. LEMOYNE : L'intellectualisme français, in La Croix (30-12-1982), p.16.

- Unité nationale

« La République une et indivisible » est le résultat d'une longue histoire. À partir des peuples des Gaules et des apports successifs : colonisation romaine, invasions barbares, migrations et brassages, par l'action continue des « 40 rois qui ont fait la France », l'État unifié et centralisé est constitué sous Louis XIV en 1661. Le pouvoir royal est, en principe, absolu ; le roi nomme les ministres, fait les lois et a le pouvoir judiciaire. En fait, courtisans et seigneurs intriguent et sont puissants. Au niveau du peuple, la Province ou le « pays » garde toute sa valeur. L'État est une chose, mais la Nation en est une autre ; elle est constituée de peuples fort divers. Dans le cadre de la Révolution, les débats entre les « girondins » plus fédéralistes et les « jacobins » centralisateurs tournent au bénéfice de ces derniers. Les départements sont créés le 22 décembre 1789 pour faciliter le contrôle du Gouvernement. La loi Le Chapelier, 14-17 juin 1791, interdit toutes les associations. Napoléon Bonaparte, comme premier Consul (1799-1804) puis empereur (1804-1814) accentue la centralisation unitaire de l'État.

Le Code pénal de 1810 (art. 291) « interdit, sans autorisation du gouvernement, toute association de plus de vingt personnes pour s'occuper de sujets religieux, littéraires, politiques ou autres ». Cette disposition ne sera abrogée que par la loi du 1er juillet 1901 autorisant les associations ; les congrégations religieuses et les étrangers sont soumis à un régime particulier et restrictif. Le principe de la liberté d'association est désormais une valeur constitutionnelle fondamentale inscrite dans le préambule de la Constitution de 1958. Après les essais malheureux sur la « régionalisation » (référendum négatif de 1969), la « décentralisation » actuelle tente un assouplissement de la rigidité excessive du centralisme français.

L'Église en France s'est bâtie dans ce contexte. Après une évangélisation gallo-romaine, « l'Église passe aux barbares ». Le baptême et le sacre de Clovis en 496, scelle une alliance entre la monarchie franque qui en est sacralisée et l'Église qui est protégée et défendue. Selon les époques, les évêques de France accentuent les particularismes de leurs églises et les rois appuient « les libertés de l'Église gallicane » : c'est le gallicanisme ; à d'autres moments, c'est la communion avec le Pape, centre d'unité de l'Église Universelle, qui est mise en avant c'est l'ultramontanisme. Pendant plus d'un millénaire, principalement autour des moines défricheurs et de leurs abbayes ainsi que des cités épiscopales et de leurs chapitres, l'Église et les congrégations religieuses ont rayonné et construit la France en grande partie. Ainsi, progressivement l'Église acquiert un foncier, des richesses et donc un pouvoir qui ne peut que se heurter au pouvoir royal qui unifie la France autour de lui. Dès le Moyen-Age nous voyons des luttes du pouvoir civil contre les congrégations religieuses ; la dissolution des Templiers en 1312, des Jésuites en 1762 sont bien connues. Les rois de France discutent âprement avec l'Église au sujet des taxes et des revenus sur les bénéfices ecclésiastiques ; c'est le « droit de régale ». De plus, il faut remarquer que, dans l'Église elle-même, les Congrégations religieuses sont soumises à un statut canonique particulier. Aussi, du point de vue de l'État, les Congrégations religieuses constituent des groupements originaux, à vie communautaire spéciale, dont le pouvoir moral, financier et foncier par la mainmorte (accroissement des biens par absence de succession individuelle) peut devenir gênant. Pour rendre concrète cette situation, rappelons qu'en 1789, l'Église de France possède un tiers du sol national rapportant des bénéfices considérables, inégalement répartis entre un haut clergé bien pourvu et un bas clergé fort « crotté ».

Dans ces conditions, il est compréhensible que les législateurs depuis la Révolution s'opposent aux diverses associations, religieuses spécialement, susceptibles de faire échec à l'autorité du Gouvernement. Il faut se souvenir que le droit français, héritier du droit romain, est fondé sur la prééminence de l'État. De plus, la Révolution transforme les sujets en citoyens, libres individuellement, égaux en droits et devoirs dans une Nation unifiée. Entre l'État et l'individu, citoyen libre, tous les corps intermédiaires autres que les assemblées électives prévues, sont radicalement supprimés par la loi Le Chapelier de 1791 qui reste en vigueur jusqu'en 1884. Outre les aspects religieux qui nous intéressent, ce texte aura de graves conséquences au moment où la France s'industrialise en empêchant la création des associations professionnelles, syndicales, sociales ou autres pour promouvoir et défendre « des intérêts communs » des citoyens d'un même état ou d'une même profession. La gravité des conflits socio-économiques dans la France du XIXè siècle trouve là une de ses sources.

- Laïcité républicaine

Étudions maintenant le contenu historique de l'expression : « la République est laïque », par rapport aux congrégations religieuses, puis à la liberté de culte et de conscience.

Si, sous l'Ancien Régime il fallait une décision royale pour reconnaître la personnalité civile aux congrégations religieuses et si leurs biens étaient contrôlés, la Révolution s'attaque à l'identité et à l'existence des communautés religieuses.

Après avoir nationalisé et confisqué les biens du clergé le 2 novembre 1789, la loi des 13-19 février 1790, toujours en vigueur actuellement, dénie toute valeur légale aux vœux monastiques ; les religieux sont autorisés à quitter leurs monastères. Le 4 août 1792, l'expulsion des religieux est ordonnée et le 18 août, la loi déclare « éteintes et supprimées les corporations religieuses et congrégations séculières d'hommes et de femmes, ecclésiastiques et laïques ». Le Concordat du 14 juillet 1801 ne rétablit pas les congrégations et les « articles organiques », ajoutés unilatéralement en 1802, « suppriment tous les établissements ecclésiastiques » autres que les chapitres et les séminaires. Deux ans plus tard, le décret du 3 messidor (22 juin) permet implicitement aux congrégations de se former avec l'autorisation du Gouvernement en mettant un terme à la prohibition absolue des lois révolutionnaires. Mais l'article 291 du code pénal de 1810 est très strict sur « l'agrément du Gouvernement aux conditions qu'il lui plaira. »

La Restauration, moins favorable aux congrégations que certains l’espéraient - il n'y aura aucune reconnaissance de 1817 à 1901 pour les hommes - distingue les congrégations masculines qui ne peuvent être reconnues que par une loi particulière (loi du 2 janvier 1817) et les congrégations féminines, autorisées par simple décret (loi du 24 mai 1825). Dans la pratique, les Gouvernements se montrent assez tolérants à l'égard des congrégations constituées sans autorisation. En 1901, sur 1 665 congrégations (154 hommes et 1 511 femmes), 910 sont autorisées ; 5 masculines seulement : Missions étrangères de Paris (1815), Spiritains (1816), Sulpiciens (1816), Lazaristes (1816), Frères des Écoles Chrétiennes et 905 féminines.

La Troisième République, de 1880 à 1905, voit la laïcisation et la suppression des congrégations ainsi que la séparation de l'Église et de l'État. En 1880, les décrets contre les congrégations non autorisées ferment 261 établissements. Après les lois du 28 mars et du 2 novembre 1882 sur l'enseignement obligatoire de 7 à 13 ans et laïque, dans des locaux laïcisés, celle du 30 octobre 1886 laïcise le personnel enseignant. La loi du 1er juillet 1901 sur les associations, sans définir le contenu des congrégations religieuses, ne reconnaît plus que les congrégations autorisées par la loi ; son article 16 institue le « délit de Congrégation ». La Chambre refuse toutes les demandes d'autorisation déposées, sauf celle des Trappistes ; cela représente 64 congrégations d'hommes (2 001 maisons) et 145 de femmes (6 799 maisons). Les congrégations religieuses non autorisées sont dissoutes ou s'exilent hors de France. La loi du 7 juillet 1904 interdit totalement l'enseignement aux religieux, même autorisés comme les Frères des écoles chrétiennes qui se trouvent dissous du fait même. Le 2 août 1914, le ministre de l'Intérieur Malvy demande de suspendre les mesures prises en application des lois de 1901 et de 1904. 440 millions de francs et 25 000 hectares avaient été déjà confisqués.

La guerre de 1914-1918 fait « l'Union sacrée » pour défendre la Patrie. Aussi, entre 1919 et 1939, la plupart des congrégations supprimées se reconstituent sans être inquiétées. La loi du 3 septembre 1940 abroge celle de 1904 interdisant l'enseignement aux religieux. Celle du 21 février 1941 autorise les Chartreux. La plus importante est celle du 8 avril 1942 qui supprime le « délit de congrégation », facilite la reconnaissance légale par simple décret et permet la restitution des biens non encore liquidés.

Il faut souligner que les congrégations missionnaires, dans le cadre des « Missions religieuses » hors de France, voient leur situation statutaire et fiscale se régler par les décrets du 16 janvier et du 6 décembre 1939.

La loi sur les associations de 1901 a été modifiée par celle du 9 octobre 1981, abrogeant les dispositions restrictives concernant les associations étrangères ; seuls restent en vigueur quelques articles du titre III sur le contrôle des congrégations religieuses. Actuellement et du point de vue légal, il existe donc deux catégories de congrégations religieuses: les congrégations non autorisées, licites depuis 1942 mais dans la situation d'associations non déclarées, ne possèdent ni personnalité civile ni capacité juridique ; les congrégations autorisées jouissent de la personnalité morale, de la pleine capacité civile, mais leur capacité juridique est limitée par une législation particulière et des règles propres, édictées principalement au XIXe siècle.

Pour conclure ces remarques sur les congrégations religieuses et l'État en France, il convient de reconnaître que la prolifération actuelle des sectes et des groupes religieux de tous genres ne facilitent pas le rôle des gouvernants et législateurs. Dans la tradition républicaine des Droits de l'Homme et du citoyen, l'État est garant de la liberté individuelle, de la liberté de conscience, de l'ordre public. Certaines récupérations du phénomène religieux, diverses manipulations psychologiques, d'étranges comportements sociaux et politiques - dont l'ampleur est multipliée par l'impact des médias - posent aux pouvoirs publics à l'égard de tels groupements qui se disent « religieux » de redoutables questions de société : libre association, fanatisme, culte de la personnalité, désarroi culturel, immaturité affective... Il ne vient à l'idée de personne de confondre une congrégation religieuse vivant au grand jour à l'intérieur de l'Église catholique avec les sectes ou ces groupes religieux ésotériques « tordant le sens de l'Écriture »[6]. Mais il faut reconnaître que pour un État laïc qui ne se donne pas le droit de définir les caractéristiques d'une « association religieuse », certaines pratiques sont inquiétantes pour la sécurité des citoyens et l'ordre public. Église et État peuvent sans doute se retrouver sur cette attitude évangélique en même temps que rationnelle : faire la vérité pour vivre dans la lumière eh hommes libres[7].

Cette conclusion nous amène naturellement à la « police des Cultes ». La Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 (art. 10) proclame la liberté de conscience ; chaque individu est libre d'adopter ou non une croyance sans avoir à en rendre compte. Ce principe est inséré dans le préambule des Constitutions de 1946 et de 1958. La liberté de conscience a pour corollaire, sous peine de n'être que formelle et vide, la liberté de culte ; c'est le droit de manifester en public et en communauté, tant en actes qu'en paroles, son attachement à une confession religieuse. La situation harmonieuse et sans entrave que nous connaissons actuellement dans l'ensemble français par la « Iaïcité » d'un État neutre sur le plan religieux public, est le fruit d'une histoire difficile et douloureuse. Il fallait à la fois assurer le caractère laïc des services publics sans favoritisme religieux et maintenir la liberté de conscience individuelle sans pression administrative.

À partir de l'Ancien Régime à caractère confessionnel marqué par les liens privilégiés entre « le trône et l'autel », ces objectifs ont été acquis en deux grandes étapes : 1789-1905, une séparation conflictuelle ; 1905 à nos jours, une harmonisation progressive.

La Révolution commence par une double opération de destruction-substitution. Le 2 novembre 1789 tous les biens de l'Église sont confisqués et nationalisés. Le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé tente de créer une Église nationale élective dans le cadre des départements nouveaux (22-12-1789). Le serment exigé, malgré le veto de Louis XVI, divise le clergé et entraîne un schisme entre les « jureurs » assermentés et les « non-jureurs » réfractaires, mis hors la loi. L'année 1792 voit la tentative de créer une « religion civique » (26 juin). Chaque commune doit posséder l'autel de la Patrie. Les symboles « religieux » sont la cocarde tricolore (8-7-1792 pour les hommes, 21-9-1793 pour les femmes), les arbres de la liberté, les tables de la Déclaration des Droits de l'Homme et de la Constitution. La Révolution bouleverse et réorganise le temps par le « calendrier révolutionnaire » basé sur le système métrique. Il comporte 12 mois de 3 décades de 10 jours, dont le dernier, le décadi, est jour de repos. Les 5 jours restants et le jour intercalaire des années bissextiles sont « jours de la Révolution ». L'an 1 de « l'Ère des Français » part du 22 septembre 1792, équinoxe d'automne et proclamation de la République. Ce calendrier, pensé pour être universel mais resté exclusivement français, fut en usage du 24 novembre 1793 au 1er janvier 1806. L'état-civil est aussi laïcisé en 1792.

Le « culte de la Raison » est célébré en 1793, les 10 août et 7 novembre. Les 4 grandes journées républicaines : 14 juillet, 10 août, 21 janvier et 31 mai sont célébrées ainsi que chaque décadi. Le sommet de la substitution du culte catholique par le culte républicain est la solennité de l'Être Suprême où Robespierre officie comme grand prêtre le 8 juin 1793. Cette « religion civique » avec son rituel républicain et ses gestes, trouve son symbole suprême et son signe fondateur dans le Panthéon, église Sainte-Geneviève (patronne de Paris) laïcisée. La séparation des Églises et de l'État est proclamée en septembre 1794.

Il faut remarquer que si ce culte républicain n'a pas grand succès populaire et reste intellectuel et surtout parisien, il représente, par son effort de substitution religieuse et son autre vision du temps, une symbolique puissante et toujours présente. Songeons à l'impact affectif de la cérémonie au Panthéon pour la prise de fonction du Président François Mitterrand le 21 mai 1981. Sur ce plan, la Révolution française se veut globale dans la ligne de la « Philosophie des lumières » ; elle est spirituelle, mentale et morale. Elle se voit comme un christianisme non clérical, « rationnel », centré sur l'individu et célébré par l'État, gardien des idéaux de « Liberté, Égalité, Fraternité ». Nous sommes ici au cœur de l'ambiguïté entre la laïcité et le laïcisme. La laïcité est la neutralité idéologique et religieuse, fondée sur la séparation des Églises et de l'État. Chacun reconnaît l'autonomie et la compétence de l'autre sans empiètement de pouvoirs. En ce sens, la laïcité est respect des différences, sympathie pour l'autre, tolérance idéologique. Elle s'enracine profondément dans un humanisme chrétien et les valeurs de l'évangile. Le laïcisme, au contraire, est le remplacement de la « religion d'État » par la religion de l'État dans la ligne des empereurs de Rome. L'État devient la référence de toutes choses ; il contrôle tout et se met au centre de tout. Les autres groupements et collectivités n'existent que par rapport à lui et non pas en eux-mêmes et par eux-mêmes. Finalement, entre l'État et l'individu, c'est le vide (loi Le Chapelier). Il n'y a plus que le « public » et le « privé » ; le droit public français ne connaît pas la notion de « subsidiarité », caractéristique des structures fédératives. La religion devient ainsi une pure affaire privée sans dimension communautaire, sans retentissement social, économique, culturel, politique. C'est « le curé à la sacristie », le spirituel désincarné. L'État et la politique sont la mesure de la vie et des hommes. Le communisme soviétique pousse jusqu'au bout cette logique du laïcisme en faisant du « Parti », gardien rigoureux d'une doctrine quasi religieuse, l'unique absolu à « rôle dirigeant » de la société.

Les excès de la Révolution française, devenue religion d'un État intolérant et « Terreur » sous Robespierre, amènent à plus de compréhension. Le rapport de Camille Jourdan rétablit le culte catholique le 18 juin 1795. Bonaparte, premier Consul et le Pape Pie VII signent le Concordat du 14 juillet 1801. Il n'a rien de libéral et les « articles organiques » de 1802 rétablissent un gallicanisme politique. Le clergé est voulu comme fonctionnaire de l'État au service du « culte » qu'il reconnaît. La Restauration desserre l'étreinte publique. Le Second Empire oscille entre une alliance avec l'Église et la lutte anticléricale menée par une franc-maçonnerie puissante.

La Troisième République passe d'une attitude « modérée » à une position « radicale » à partir de 1880. C'est plus une option « anticléricale », qui a la sympathie et le soutien des prostestants français, qu'un choix antireligieux comme l'explique F. Pisani-Ferry dans son livre « Monsieur l'Instituteur ». Dans la pratique, dissocier la foi du peuple chrétien de celle de son clergé est bien illusoire ; la « morale laïque » remplace la foi au Dieu de Jésus-Christ par la référence aux Droits de l'Homme. Après les décrets contre les congrégations non autorisées en 1880, 1881 voit la laïcisation des hôpitaux, des cimetières, des pompes funèbres et des tribunaux ; 1882 à 1886 apportent la sécularisation des locaux et du personnel scolaire. Les ministres du culte sont soumis au service militaire en juillet 1889. Après les lois de 1901 et de 1904 contre les congrégations, c'est la séparation de l'Église et de l'État par la loi du 9 décembre 1905 ; elle abroge le concordat de 1801.

L'État protège la liberté de conscience et ne reconnaît plus aucun culte qui devient une affaire privée non subventionnée. L'État garantit seulement l'ordre public. Les biens des églises, dévolus à des « associations cultuelles », font l'objet des « inventaires » qui suscitent de nombreuses oppositions de la part des fidèles en 1906. Les associations cultuelles ne reconnaissant pas l'autorité des évêques sont refusées par Pie X le 10 août 1906. Les biens des églises sont nationalisés et transférés aux communes, « tenues de les laisser à la disposition des fidèles et des ministres du culte » par la loi du 2 janvier 1907. Le « denier du culte » pour assurer la subsistance du clergé est instauré le 8 octobre 1907. La guerre 1914-18 reconstitue une certaine union ; les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège sont rétablies en 1921. Les « associations diocésaines » où le rôle de l'évêque est reconnu, sont constituées le 12 octobre 1924 pour gérer le patrimoine de l'Église acquis depuis 1905. De même, les « Missions religieuses » situées hors de France voient leur « personnalité civile reconnue » par le décret Mandel du 16 janvier 1939.

Désormais, avec des hauts et des bas selon les circonstances - écoles catholiques, questions sociales... - la séparation de l'Église et de l'État est plutôt gérée comme une convivialité respectueuse des compétences propres et lucide sur les valeurs engagées. L'héritage historique, les préjugés idéologiques, la méconnaissance réciproque sont toujours présents et lourds à porter. L'État républicain a tendance à regarder l'Église comme une survivance d'un passé révolu ; l'Église, alourdie par un passé douloureux, a attendu 1890 avec le cardinal Lavigerie et le Pape Léon XIII pour se « rallier » à la République. Dans la crise de civilisation actuelle qui secoue la France comme l'Église, il est urgent de « laisser les morts enterrer leurs morts » et de ne pas écrire l'avenir avec les cendres à peine refroidies d'un tel passé. Républicains et chrétiens sont également les hérauts des droits de l'Homme trop souvent bafoués de nos jours. L'Église et l'État marchent sur la même route : l'Homme, sa dignité et sa liberté.



 

[6] 2 P 3,16. Les chapitres 2 et 3 sont consacrés aux « faux docteurs ». Voir 2 Co, Jude.
[7] Jn 3,21 ; 8,32 ; 18,37 ; 1 Jn 1,2,3.

État, Congrégation des Sacrés Cœurs et Rome

L'abbé Pierre Coudrin, prêtre du diocèse de Poitiers en 1792, « réfractaire » de la Motte-d'Usseau et audacieux missionnaire clandestin pendant la Révolution, fonde à Noël 1800, avec Henriette Aymer de la Chevalerie, la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie. Désormais, il se nomme le P. Marie-Joseph Coudrin. Avec toute la discrétion nécessitée par la non-reconnaissance des associations religieuses, le P. Coudrin se lance dans la reconstruction de l'Église en France par la prédication, les missions intérieures, les séminaires, le culte eucharistique. Lui-même, en plus de sa charge de fondateur, accepte d'aider les évêques qui le demandent comme Vicaire Général ; on le voit ainsi à Mende, Troyes, Séez et Rouen. Son grand désir des missions extérieures se réalise par l'offre de la mission des îles Sandwich en 1825, puis de l'Océanie orientale en 1833 ; en 1832, Mgr Bonamie part comme évêque de Babylone et en 1833 le P. Coudrin envoie des missionnaires au service du diocèse de Boston.

Sous Napoléon, le fondateur n'a aucun espoir de se faire reconnaître. « Dans un siècle comme le nôtre et en France, tout épouvante ; la plus petite réunion fait ombrage. La religion est sans ressource et sans appui. Tout est ici dans l'indifférence en matière de religion », écrit-il au P. Lucas en décembre 1814. Grâce à ses relations avec le cardinal de Croy, archevêque de Rouen et grand aumônier de la Cour, le P. Coudrin a l'espoir de faire reconnaître rapidement sa communauté. La loi de 1817 demande, pour les congrégations d'hommes, un vote du Parlement cas par cas. De fait, aucune nouvelle association religieuse masculine ne sera reconnue légalement après 1817. Des difficultés, liées à son très vif sens de l'Église en union avec le Pape, font qu'il centre tous ses efforts pour obtenir la reconnaissance du Saint-Siège. C'est chose acquise par la bulle Pastor œternus du 17 novembre 1817. Ses démêlés avec l'archevêché de Paris et le curé de la paroisse Sainte-Marguerite où la maison de Picpus est implantée, ne facilitent pas les relations avec des autorités et une Église plutôt gallicanes. La réputation d'« ultramontain » et de « romain » du P. Coudrin et de sa jeune congrégation est bien ancrée dans les esprits; il ne refuse pas cette réalité.

Les maisons de Picpus à Paris et à Rouen sont pillées lors de la Révolution de 1830. Lors de la Commune de Paris en 1871, les maisons de Paris sont saccagées à nouveau et quatre des pères du Conseil Général sont fusillés. Comme beaucoup de congrégations d'hommes, les religieux des Sacrés-Cœurs sont expulsés en 1903. La maison générale s'installe à Braine-le-Comte en Belgique avant de s'établir à Rome en 1954, suite à la décision du chapitre de 1953.

Ces quelques rappels montrent que les rapports entre la Congrégation des Sacrés-Cœurs et l'État ont été difficiles jusqu'en 1939. Le gouvernement n'apprécie pas de n'avoir pas été consulté lors de la nomination de Mgr Etienne Rouchouze comme Vicaire Apostolique de l'Océanie orientale en 1833. En droit ce n'était pas nécessaire puisqu'il ne s'agissait pas de territoires français ; de plus le gouvernement n'était partie prenante que dans la nomination des Préfets Apostoliques. Mais il aurait « apprécié d'être averti », écrit le P. Lucas. Telle n'était pas la psychologie du P. Coudrin, devenu un peu raide à l'égard des autorités françaises. En 1882, Mgr Verdier demande au Supérieur Général « s'il ne lui faut pas l'agrément du gouvernement pour prendre possession du Vicariat de Tahiti depuis que l'île est devenue colonie française en 1880 ». En 1893, la Direction des Cultes, à propos de l'enregistrement du Bref nommant Mgr Martin aux Marquises, fait remarquer que les missionnaires des Sacrés-Cœurs ne sont pas autorisés et que Mgr Martin ne peut accepter. Le P. Alazard constate que l'enregistrement des brefs pontificaux nommant les Vicaires Apostoliques à Tahiti et aux Marquises est « inutile et de nulle importance »[8].

Le fait que la congrégation des Sacrés-Cœurs est non autorisée ni reconnue est rappelée en permanence, comme plusieurs textes nous l'ont déjà montré précédemment. Ce fait embarrasse le Ministre de la Marine Chasseloup-Laubat en 1861 ; il sert d'argument majeur à son successeur Jauréguiberry en 1882 pour lutter contre la Mission. Le Gouvernement envoie à Papeete les décrets pour expulser les religieux[9]. Mais il n'a personne pour les remplacer. En juin 1901, le T.R.P. Bousquet après avoir constaté que la congrégation des Sacrés-Cœurs a fait bien des démarches depuis un siècle pour être autorisée, demande à « Propaganda Fide » s'il doit encore solliciter cette « autorisation au moins comme Congrégation missionnaire ». Le cardinal Ledochowski ne s'y oppose pas. Ce qui n'a aucun résultat, comme l'écrit le Supérieur Général en 1903 : « La demande en autorisation a été rejetée sans examen par la Chambre des députés le 25 mars. Le 4 avril, à 11h30, notification m'en a été faite par le Préfet de Police avec ordre de quitter la maison-mère dans les 15 jours. Le 20 de ce mois nous n'aurons plus le droit d'habiter notre maison ni d'être deux ensemble. Je transporte le siège de notre maison-mère en Belgique, à Braine-le-Comte. » En 1912, « le procès en cassation est perdu et le liquidateur peut vendre tous les biens de la Congrégation... Mgr Martin se trouve dans la même situation aux Marquises »[10].

Dans cette période difficile, l'attitude du Saint-Siège est faite d'indépendance et de fermeté. Selon les directives constantes de « Propaganda Fide » depuis sa fondation en 1622, Rome ne veut plus lier l'évangélisation à aucune puissance politique. Il a fallu trop d'efforts pour sortir des « patronats » portuguais et espagnols pour s'attacher de nouveau à quelque pouvoir que ce soit. C'est ce qu'écrit le P. Collette : « En 1874, le cardinal Franchi et Mgr Simeoni me dirent : "Conservez votre indépendance ; on ne doit se faire reconnaître que lorsque cela est absolument nécessaire. Car un jour ou l'autre le Gouvernement quel qu'il soit vous fait sentir son autorité." Vous et votre Conseil êtes du même avis. Les Congrégations reconnues en France sont aussi mal traitées que les non reconnues »[11]. En même temps, au moins jusqu'à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège en juillet 1904, Rome agit avec fermeté auprès du Gouvernement pour protéger les missionnaires. « Ici, en pays français, nous ne sommes que tolérés ; notre expulsion est décrétée en haut lieu, mais non effectuée grâce à votre initiative auprès de la “Propagande” et à la ferme opposition du Saint-Siège. » Mgr Verdier signale en 1901 que « la loi ne s'appliquerait pas aux missionnaires dans les Colonies françaises »[12]. De même, en mars 1884, lorsque le Gouvernement « veut introduire quatre prêtres séculiers de son choix », indépendants de la Mission, Rome soutient le Vicaire Apostolique dans son opposition à ce qui serait un démantèlement de ce qui lui a été confié sur le plan de l'Église[13].

L'exil forcé de la Congrégation des pères des Sacrés-Cœurs en Belgique, alors que les sœurs peuvent rester à la rue de Picpus à Paris, arrête les relations avec l'État. À partir de 1920, diverses activités reprennnent, mais au niveau de la Province de France, la maison générale restant à Braine-le-Comte avant de s'établir à Rome en 1954. Depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre Paris et le Saint-Siège en 1921, les tensions se sont apaisées avec la congrégation des Sacrés-Cœurs. Nous avons signalé qu'en 1922, le Président du Conseil, Raymond Poincaré, intervient pour dire que les « lois laïques » ne s'appliquent pas en Polynésie et donc que la Mission est légale. Le décret Mandel de 1939 sur la reconnaissance des « Missions religieuses » hors de France clarifie définitivement le jeu triangulaire si longtemps conflictuel entre la congrégation des Sacrés-Cœurs, Paris et Rome.



[8] Directeur des Cultes au Ministre des Colonies (6-3-1893) - P. ALAZARD au Ministre des Cultes (6-6- 1893), F.O.M. Océanie C 132, H 26.
[9] G. EICH au T.R.P. (12-9-1896, 10-1-1900) ; Mgr VERDIER au T.R.P. (2-3-1894) ; P. MARTIN au T.R.P. (8-12-1886), Ar. SS.CC.
[10] T.R.P. BOUSQUET au Préfet Propaganda Fide (16-6-1901 ; 11-4-1903 ; 17-12-1907), Ar. SS.CC. 1-1-12.
[11] G. COLLETTE au T.R.P. (10-2-1880 ; 4-10-1901), Ar. SS.CC. 59,3.
[12] Mgr VERDIER au T.R.P. (2-3-1894), Ar. SS.CC. 58,3.
[13] T.R.P. BOUSQUET à Propaganda Fide (10-3-1884 et 31-3-1884), Ar. SS.CC. 1-1-11.

État et Mission catholique en Polynésie

Le développement des Missions catholiques en Océanie à partir de 1827 se réalise à l'époque où la Marine nationale prend conscience de la nécessité d'une présence permanente de la France dans le Pacifique[14]. Depuis 1788 avec la fondation de Port-Jackson (Sydney), l'Angleterre est présente de manière permanente en Océanie où elle développe une colonisation importante. L'arrivée des missionnaires de la L.M.S. en 1797 se produit au moment où l'activité commerciale anglaise connaît une grande extension. Les anglais à cette époque sont antifrançais : on sort à peine de la Révolution pour entrer dans le règne napoléonien ; l'hostilité de la France à l'égard de l'Angleterre est tout aussi forte. La réciprocité est moins évidente pour l'antipapisme, très fort en Angleterre, mais qui existe aussi en France car sorti d'un courant révolutionnaire. L'entrée en scène des États-Unis en 1813 aux Marquises et en 1818 à Hawaii fait de l'ensemble de l'Océanie un espace anglo-saxon.

L'action de Rives à Hawaii, de Mœrenhout à Tahiti, de Mauruc à partir de Valparaiso amène la France à s'intéresser progressivement au Pacifique ; la marine y cherche une base permanente. L'arrivée des missionnaires catholiques français en 1827 à Hawaii et les graves difficultés suscitées par Bingham de 1829 à 1840 amènent la marine française, parfois aidée de la marine anglaise, à intervenir pour protéger les citoyens français et assurer la liberté du commerce et la liberté de conscience contre le monopole américain et protestant. À partir de l'implantation à Mangareva en 1834 des pères des Sacrés-Cœurs, leur essai malheureux à Tahiti en 1836, terminé par leur expulsion vigoureuse organisée par Pritchard, entraîne de nouvelles interventions de la marine nationale excédée de « d'acharnement anglais contre les français rendus méprisables »[15].

En plus de la présence de la France et de la liberté du commerce, la marine nationale ajoute l'action de protection des citoyens français qui sont de plus en plus les missionnaires picpuciens et maristes ; ceux-ci représentent souvent le seul visage permanent de la France dans les îles océaniennes. Avec ce que nous savons du contexte national à l'égard des religieux, on comprend l'ambiguïté des attitudes réciproques ; État et Mission, de fait, comptent l'un sur l'autre tout en se méfiant de leurs intentions réciproques.

Contrairement aux anglais qui émigrent par groupes constitués en Australie et en Nouvelle-Zélande, la Marine constate que, hors les missionnaires et quelques aventuriers, les français ne sont pas intéressés à venir s'installer en Océanie. D'où l'idée du peuplement pénitenciaire émise par Dupetit-Thouars en 1838. Aussi, très vite, les Ministres de la Marine demandent aux navires de l'État « d'accorder une protection spéciale aux missionnaires »[16]. La Marine, que les officiers soient catholiques ou protestants (comme le commandant Aube), est fidèle à ces instructions. Charles Viénot le constate en 1878 et la mission protestante en bénéficie largement, comme nous l'avons vu. Il convient de remarquer que la Marine nationale intervient pour faire respecter les droits des gens et la liberté de conscience. Selon les directives du Gouvernement, les amiraux n'hésitent pas à s'opposer à certains aspects de la Mission catholique ; souvenons-nous des luttes aux Gambier, de l'opposition aux missionnaires allemands aux Marquises, du refus de reconnaître Mgr Verdier à Tahiti, de la grande réserve de Bruat et de Lavaud à l'égard des pères Caret et Heurtel. Si, tout au long de ces 150 années de Mission, la Marine nationale n'a pas failli aux ordres « de protéger et d'assister en permanence les missionnaires » français comme compatriotes, elle n'est pas intervenue pour favoriser son action évangélisatrice proprement dite. Dans l'ensemble, l'entente est bonne avec la marine embarquée qui visite les missionnaires dans les îles, selon les remarques de Mgr Dordillon comme de Mgr Mazé. Il n'en est pas toujours de même avec les officiers et marins à terre, parfois débarqués à titre de sanction ; leur mauvaise conduite et leur anticléricalisme sont assez souvent dénoncés, aussi bien par les autorités que par les évêques. Mgr Jaussen, en 1871, demande « le remplacement des officiers de Marine servant de Résidents dans les archipels par des gendarmes mieux préparés et plus sérieux ».

L'estime réciproque entre la Mission catholique et la Marine nationale, surtout tout au long du XIXe siècle, s'enracine dans le fait qu'en Océanie, catholique s'identifie à français comme protestant équivaut à anglais. Encore en 1892 Charles Viénot signale « la recrudescence de cette idée que protestant est anglais »[17]. Le Ministre de la Marine et des Colonies l'écrit avec vigueur au gouverneur Page après les graves incidents d'Anaa et son opposition aux missionnaires : « La mission catholique, en Océanie plus qu'ailleurs, est réellement l'intérêt français »[18]. En 1850, le Directeur des Colonies écrit au Ministre de la Marine : « Depuis 1848, M. Lavaud a demandé deux missionnaires protestants français pour éteindre les difficultés avec la L.M.S. et l'influence anglaise. Mais dans l'Océanie, le catholique est français et le protestant est anglais. L'envoi actuel serait une sorte d'abdication nationale, une faute politique ainsi qu'un désaveu de nos missionnaires. Pour les anglais, les missions religieuses sont un instrument de conquête politique »[19]. Cette image psychosociale, fortement enracinée dans l'histoire, courre, plus ou moins marquée, tout au long de cette période. Les protestants en sont imprégnés ; en 1852 à Anaa, les mormons baptisent pour les anglais afin de chasser les français. En Océanie, c'est tout juste si l'on ne donnerait pas une nationalité à Dieu, à cette époque !

Dans un tel contexte océanien et national, la position de la mission catholique est difficile à tenir. Les missionnaires, comme les français du XIXe siècle, sont ardents patriotes ; même au plus fort de leur lutte contre l'Église catholique, les autorités le soulignent. Si loin de la France et souvent isolés, ce sera une profonde souffrance pour eux que de se voir si peu compris et parfois persécutés par des compatriotes dans ces conditions. En même temps et d'abord, ils sont missionnaires catholiques, annonçant l'évangile dans la fidélité à l'Église en communion avec le Pape. Pour cela, ils sont opposés à toute forme de colonisation par la France, comme l'écrit le P. Laval en 1842 : « On veut imiter ce gouvernement (l'Angleterre) qui vient d'imposer son joug sur la tête des habitants de la Nouvelle-Zélande (en 1840). On veut que la loi du plus fort soit toujours la meilleure et au siècle où nous vivons, jours de lumière et de liberté, dit-on, nous sommes sur le point de voir en Océanie ces horreurs qui ont fait gémir les côtes d'Amérique... Vouloir que les baïonnettes introduisent dans leur cœur et l'amour de la religion et l'amour de la France, non jamais, jamais... Pourtant l'Océanien serait capable de devenir homme s'il n'était conduit que par la douceur et la morale de l'évangile... Pourquoi venir leur enlever leur liberté ? Pourquoi s'emparer de leurs propriétés ?... L'Océanie n'aura pas de millions à fournir à la France... on sera peut-être au contraire obligé de fournir de grosses sommes...

Si j'étais le Roi de France, je voudrais exiger des autres nations de laisser l'Océanie jouir de sa pleine liberté ! car enfin, on a beau avoir la force pour soi, on n'a pas le droit de s'emparer du domaine du faible. Cela ne se voit que chez les sauvages »[20].

Newbury et O'Reilly dans l'Introduction aux « Mémoires » du P. Laval constatent que « l'ensemble des missionnaires partage l'opinion de Laval »[21].

Pas plus pour Hawaii après leur expulsion par Bingham que pour Tahiti après leur rejet par Pritchard, les missionnaires des Sacrés-Cœurs n'ont demandé l'intervention de la France et encore moins des sanctions militaires. L'action de Dupetit-Thouars à Tahiti a embarrassé le gouvernement dont le ministre des Affaires étrangères, le protestant Guizot, tenait aux bonnes relations avec l'Angleterre. Les religieux des Sacrés-Cœurs, nous l'avons vu plus haut, n'étaient pas particulièrement en faveur à Paris, surtout sous Louis-Philippe. Sans doute le P. Walsh et Mgr Rouchouze apprécient « le calme revenu aux Sandwich après l'intervention de la Marine... la liberté assurée par le capitaine Laplace à Oahu ». Si la Secrétairerie d'État du Saint-Siège « apprécie l'expédition de Dupetit-Thouars à Tahiti », Propaganda Fide, tout en se félicitant de la protection apportée aux missionnaires, exprime une satisfaction assez réservée.[22]

Tant à cause de leurs hésitations internes concernant la Polynésie, qu'en raison de l'antériorité des Missions protestantes anglaises et catholiques françaises, les Gouvernements sont gênés dans leurs « Instructions » et les gouverneurs changeants dans leurs actions. Mais, avec ce que l'histoire nous a montré des rapports entre l'Église et l'État en France, le point central est d'assurer la prééminence du « drapeau de la France et le pouvoir de l'État ». Le gouverneur Page écrit en 1853 : « Le sentiment religieux est secondaire en ce pays... Sous moi, l'influence des missionnaires anglais est annulée... Il faut des instituteurs - ayant dans leur programme l'enseignement du français - qui reçoivent et respectent le mot d'ordre du Gouvernement... Il faut des prêtres qui soient soumis au Gouvernement, car hors de lui rien ne se peut... Je penche pour le catholicisme afin de rompre avec la tradition de l'Angleterre, mais à condition qu'il soit gouvernemental et non pas un pouvoir religieux faisant échec au pouvoir d'État »[23]. On ne saurait être plus clair. Avec des nuances de style, c'est un peu le refrain permanent des rapports des gouverneurs successifs lorsqu'ils rendent compte des relations entre les diverses Églises et l'État en Polynésie.

Les premières « Instructions » ministérielles sont les directives données au gouverneur Bruat en 1849. Elles servent de base à celles qui suivent : 1854 à du Bouzet, 1861 et 1864 à de la Richerie. Celles de Jauréguiberry en 1882 marquent une rupture avec les précédentes. Enfin à partir de 1922, nous entrons dans la phase actuelle.

La période initiale, de 1849 à 1880, peut se définir par une attitude de sympathie prudente de l'État à l'égard de la Mission catholique, principalement à Tahiti-Moorea. Après les sérieuses difficultés causées par la « guerre de Tahiti » et l'extrême réserve des Commandants à l'égard des missionnaires des Sacrés-Cœurs en raison des querelles religieuses avec les protestants anglais, le Ministre fixe les lignes de l'administration par rapport aux cultes. Ces directives seront reprises dans celles de 1864. « Cette partie de votre administration est celle qui présente le plus de difficultés... Vous vous ferez un devoir de protéger tous les cultes et veillerez à ce qu'ils se pratiquent en toute liberté. Votre conduite à l'égard des ministres de la religion protestante sera animée d'une parfaite bienveillance. Ils ont acquis une grande autorité sur la population... Les ministres méthodistes sont anglais ; vous respecterez leur culte et vous laisserez toute liberté pour le pratiquer. Mais il ne faut pas qu'à l'aide de la religion, ils s'immiscent dans l'administration et le gouvernement et pèsent par leur influence dans nos rapports avec la Reine et les chefs. La protection que vous leur accordez est à ce prix...

Des prêtres catholiques s'efforcent depuis plusieurs années d'attirer à leur foi les habitants de Tahiti. Le Gouvernement qui prévoit toutes les difficultés que cette lutte entre les deux religions peut susciter, vous recommande l'impartialité la plus absolue. Vos rapports avec les ministres des deux églises devront être empreints du respect que méritent toujours ceux qui améliorent l'homme par la double influence de la morale et de la religion. Les prêtres catholiques que vous trouverez à Tahiti insisteront beaucoup auprès de vous pour obtenir en qualité de français et de catholiques, des marques particulières de votre bienveillance. Ils voudront que vous répariez, par quelqu'acte de protection manifeste, le tort que le Gouvernement local a eu envers eux et pour le redressement duquel nos navires de guerre sont venus souvent réclamer. Mais il sera nécessaire que vous refusiez votre intervention de manière à ce qu'elle se limite à ce qui leur est dû seulement comme français. Votre action en leur faveur devra éviter de prendre un caractère religieux »[24].

Ainsi, sur la base de la liberté religieuse et du respect de la mission protestante anglaise, le Gouvernement demande neutralité, respect et impartialité à l'égard des deux Églises, présentes à Tahiti avant l'établissement de la France. Le gouverneur doit assurer le pouvoir de l'État sans tolérer aucune ingérence des cultes. Les Instructions de 1854 rétablissent le soutien aux écoles tenues par la Mission catholique que le gouverneur Page avait retiré. Celles de 1861 reprennent les directives de 1849 en insistant sur la neutralité et la passivité du Gouvernement ; « le culte catholique doit être constitué sur des bases analogues à celles d'une Préfecture Apostolique ; les catholiques ne doivent plus être contraints de bâtir les temples protestants ». En réalité les catholiques ne « construisaient » pas des temples mais participaient à des travaux considérés comme publics. Enfin en 1877, le Ministre des Cultes suggère à son collègue de la Marine « Ia création de Préfectures Apostoliques pour affirmer nos droits ». De plus il estime « qu'une Mission est une œuvre distincte d'une Congrégation. Il est donc possible, en se concertant avec le Pape, de donner vie et capacité civile aux missions de Tahiti et des Marquises »[25].

À partir de l'intervention de Raymond Poincaré en 1922 sur le « caractère inapplicable de “lois laïques” en Polynésie », les directives sont de rapprochement et d'entente jusqu'au décret Mandel de 1939 qui « reconnaît les Missions religieuses » outre-mer.

La période de 1880 à 1922, dominée par la crise majeure en France contre les congrégations et l'Église catholique, est marquée par la directive de l'amiral Jauréguiberry, Ministre de la Marine en 1882 « refusant la personnalité civile aux Missions; cette reconnaissance est contraire à notre politique »[26]. C'est à cette époque que la Polynésie politique et électorale est réduite à Tahiti-Moorea, les autres archipels étant privés des droits électoraux mais non des devoirs fiscaux. Les « lois laïques » sont appliquées dans l'ensemble.

Comment les directives ministérielles sont-elles appliquées dans les îles à l'égard des missionnaires catholiques ? Rappelons tout d'abord que, pour Tahiti-Moorea, Guizot avait interdit toute action missionnaire aux catholiques. En 1843, Bruat, par crainte d'une « guerre de religion », cantonne les- pères à Papeete au service de la colonie française. En 1849, Lavaud « devient aimable, change d'idée sur les missionnaires et autorise les pères des Sacrés-Cœurs sur l'île de Tahiti ». Deux sont reconnus comme aumôniers de la Marine et de Papeete ; tous sont autorisés à faire la classe, évêque en tête[27]. Ce genre de mesures est appuyée principalement par les gouverneurs Lavaud et du Bouzet. Elles permettront à la longue une véritable insertion.

En 1852-53, arrive le premier conflit grave avec le gouverneur Page dont « l'action s'exerce avec une puissance presque irrésistible », selon ses propres termes. Le drame d'Anaa de novembre 1852 déjà décrit, est la première grande épreuve de la Mission catholique par l'action du gouvernement. Le gouverneur, prévenu du drame et de la révolte, refuse d'aider rapidement les missionnaires attaqués ; il accuse le P. Fouqué d'être la cause de l'agitation et en annonce la mort à Paris. Il laisse opérer le saccage de la Mission par les supplétifs tahitiens aux ordres de Parchappe qui fait pendre un catholique innocent ; les missionnaires sont empêchés de venir en aide aux condamnés. Les plaintes sont si graves et les preuves si accablantes que Mgr Jaussen se décide à aller à Paris défendre la Mission catholique. Les instructions données au gouverneur du Bouzet le 17 mai 1854 remettent les choses en place ; les missionnaires sont en paix pendant six ans.

De 1860 à 1870 avec les gouverneurs de la Richerie et de la Roncière se déroulent des conflits très sévères. Tout commence par la loi du 18 mars 1860 sur les « ministres des cultes » et instituant « le culte national protestant aux fonctions duquel seuls les Français et les indigènes sont admis (art. 30). Tout indigène, quelle que soit sa religion, doit participer aux obligations qui assurent l'exercice du culte national protestant (art. 10) ». On établit une peine de prison pour ceux qui ne veulent pas participer à la construction des temples. L'inspiration de ces textes est tout simplement grotesque [qu'on songe maintenant qu'il y a parfois aide mutuelle des protestants et catholiques pour leurs édifices. Son article 4, inspiré par le lieutenant Caillet qui voulait « voir les ministres des deux cultes se battre comme des coqs », « demande à la Reine et au Commissaire Impérial deux ministres protestants français ». De plus le tribunal suprême est constitué de quatre ministres, deux diacres et un fidèle protestants, avec, comme suppléants, trois diacres protestants. Divers chefs et députés le 13 mai 1860 expriment leur mécontentement : « La loi est méprisante pour les catholiques ». Le consul anglais proteste contre l'exclusion des pasteurs britanniques et le Gouvernement de Londres le fait savoir à Paris.

Pour Mgr Jaussen cette loi est « une violation de l'acte du Protectorat et du code tahitien qui établissent la liberté et une certaine égalité des cultes »[28]. L'évêque envoie la liste des catholiques jetés en prison et soumis aux amendes pour avoir refusé ces travaux obligatoires au service des protestants. « Sur 56 habitants formant le village d'Utumaoro (exceptés une famille européenne et les enfants), 5 femmes seulement ont échappé à la prison. Les 51 autres ont été emprisonnés neuf fois chacun en moyenne, payant 10 F à chaque fois, ce qui a produit au Gouvernement 4 730 F ». À cette situation mal reçue, s'ajoutent les difficultés faites aux écoles, l'enquête faussée du « Railleur » aux Gambier qui n'écoute que Pignon et Dupuy mais non la Reine ni les missionnaires, le refus de la procession du Saint-Sacrement, etc. Devant une telle « persécution systématique de la Richerie contre la Mission », Mgr Jaussen, poussé par les pères, quitte Tahiti pour Valparaiso, Paris, Rome et Gambier. Il ne rentre qu'après le départ du gouverneur. Le Comte de la Roncière qui lui succède aggrave le conflit aux Gambier qu'il fait « occuper militairement » pendant deux ans. Les tracasseries se multiplient et pour couronner le tout, la future cathédrale de Papeete est condamnée en 1869 et rasée en 1870.

Le 1er juin 1861, de la Richerie s'explique au Ministre : « Je suis catholique, mais ce n'est pas à dire que je doive aveuglément admettre la politique du chef de la Mission, évêque romain. L'intérêt de la politique française est mon premier devoir et mon seul mobile. Je ne crois pas que, dans notre Protectorat des îles de la Société, refuser à nos protégés le secours de pasteurs français soit servir les intérêts français... Le culte protestant a reçu une organisation régulière et légale en 1851 et 1852...

L'œuvre d'éducation... commencée par les sœurs de Saint-Joseph et les frères de l'instruction chrétienne, voilà, dans ma conviction profonde, les puissants introducteurs du catholicisme... Si on pouvait adjoindre un clergé français desservant avec une pompe convenable le culte catholique à Papeete, il ne resterait plus rien à faire que d'attendre l'œuvre du temps »[29]. À la même époque, le Secrétaire Général écrit : « Les indiens ne nous voient à nous gouvernement aucun clergé. Nous prenons les dimanches et tètes une messe officielle ; voilà nos seuls rapports avec la Mission... La Mission catholique se dit entièrement dépendante de Rome et le répète assez haut et assez souvent; cela paraît singulier aux indiens qui se demandent s'il y a deux gouvernements »[30].

Tout est là. Pour le gouvernement, les pères doivent assurer le culte officiel. Il s'agit bien peu de religion, absolument pas de foi et encore moins d'évangélisation. D'où les demandes réitérées à partir de la Richerie en 1860 d'avoir un « clergé séculier à Papeete indépendant de la Mission » ; il faut un clergé national et non romain. Cela entraîne naturellement la main-mise par le gouvernement sur l'église de Papeete, érigée en paroisse indépendante de la Mission catholique, pourvue de sa Fabrique et de son curé reconnus, eux seuls, par les autorités. Cette attitude amène les discussions épiques sur les places officielles et les préséances à l'église de Papeete que le gouvernement considère comme sienne puisqu'il l'a payée et que Mgr Jaussen regarde comme sa cathédrale, héritière de celle qu'on a démolie contre son gré. De même, jusqu'en 1903, les dossiers se font l'écho des querelles sur la prière liturgique officielle pour les autorités de l'État, le Domine salvum fac. Les gouverneurs et Résidents l'exigent quand ils se rendent aux Messes officielles. NN.SS. Jaussen et Verdier, en raison du contexte et selon la rigueur du droit, sont très réservés. L'aumônier de la Marine, l'abbé Bouché, explique longuement au Ministère que « le Vicaire Apostolique n'a pas d'attache officielle et que les règlements qui régissent le culte en France ne sauraient être invoqués en l'espèce »[31]. Mgr Dordillon, dans le compte rendu de sa mission de conciliation à Papeete, écrit : « Le reproche de manque de sympathie au gouvernement s'appuie sur l'abstention du chant Domine salvum fac. Mgr d'Axiéri (Jaussen) n'a ni donné l'ordre ni défendu de le chanter... On le chante à Papeete tous les dimanches et jours de fêtes à la messe militaire à laquelle assiste le Commissaire Impérial... Celui-ci désirerait qu'il se chantât à la messe paroissiale... Dans les districts, il est rare qu'on le chante parce qu'on ne trouve personne pour le chanter... J'ai cru devoir engager Mgr d'Axiéri à satisfaire sur ce point le Commissaire Impérial... On défend de part et d'autre ses droits et de petites choses en amènent de grandes. Un peu moins d'écrits, de plaintes... plus de douceur et de patience des missionnaires produiraient un bon effet »[32]. Le P. Eich en 1902 abonde dans le même sens de la conciliation : « Monseigneur refuse le chant du Domine salvum fac à la fin de la Messe à la cathédrale qui appartient au gouvernement. Pourquoi, en effet, ne pas prier pour le gouvernement ? »[33].

Les démarches entreprises par Mgr Jaussen, soutenues par le gouverneur de l'époque et approuvées par le Ministre des Cultes en 1877 n'ayant rien donné au sujet de la « reconnaissance de la personnalité civile de la Mission », la période de 1880 à 1920 est celle des épreuves majeures entre la Mission catholique et le gouvernement à Tahiti. Le 29 juin 1880 voit l'annexion de Tahiti par la France, suite à la donation de Pomaré V et à « l'action déterminante » de Charles Viénot. 1882 est l'année de la laïcisation des écoles, du refus catégorique de Jauréguiberry de « reconnaître et de favoriser la Mission, fruit d'une Congrégation non autorisée ». Les polémiques internes, aggravées par l'action de division du P. Collette, font que les « archipels sauvages » et catholiques des Tuamotu-Gambier et des Marquises ne sont plus électeurs[34]. Les actions contre les biens de la Mission et pour chasser les religieux se font pressantes, très particulièrement aux Marquises où les missionnaires «ont leurs malles prêtes et s'attendent à être chassés»[35]. Les pétitions circulent à Tahiti pour l'expulsion des missionnaires des Sacrés-Cœurs et des religieux ; « les catholiques sont vus comme ennemis de l'État ». Depuis 1894, les décrets d'expulsion sont sur le bureau du gouverneur et sont connus de tous. Dans ces années périlleuses, autour de Mgr Verdier et du P. Eich, l'attitude « est de laisser passer l'orage et de ne pas humilier le gouvernement... Les tracasseries et les jugements iniques font vivre le caractère réparateur de la Congrégation... Les articles violents des journaux d'ici le sont pour Paris et nous font peu de mal ». En même temps, la solution de repli aux îles Cook, devenues colonie anglaise en 1900 et où la Mission catholique et ses écoles sont bien vues du Résident anglais ainsi que de la Reine, est sérieusement envisagée[36].

L'attitude courageuse et appréciée de Mgr Hermel et des religieux, pères, frères et sœurs, pendant la guerre de 1914-18, le changement d'attitude du gouvernement à partir de 1920 amènent un arrêt de ces quarante années particulièrement conflictuelles. Progressivement l'harmonie, l'estime réciproque se rétablissent. L'entraide scolaire aux Tuamotu et aux Marquises, le service des lépreux, les actions de développement réalisent une meilleure compréhension qui trouve enfin sa structure officielle par le décret de reconnaissance des « Missions religieuses hors de France » en 1939, le célèbre « décret Mandel »[37].



 

[14] Voir 1ère partie, chapitres 1 et 2.
[15] DUPETIT-THOUARS au Ministre (15-9-1838), F.O.M. Océanie, C 1, A 4 ; voir aussi A 8.
[16] Ministre au commandant LE GOARANT DE TROMATIN (24-5-1847), F.O.M. Océanie C 29, A 53 ; Directeur des Colonies au T.R.P. COLIN, s.m. (22-7-1845), F.O.M. Océanie C 29, A 46.
[17] Ch. VIENOT à S.M.E.P. (13-8-1892) ; BRUN et DE POMARET à S.M.E.P. (15-9-1890), D.E.F.A.P. Océanie.
[18] Ministre au Gouverneur PAGE (1-12-1853), F.O.M. Océanie C 13, H 69.
[19] Directeur des Colonies au Ministre (août 1850).
[20] H. LAVAL à Mgr BONAMIE (10-6-1842), Ar. SS.CC. 68,2.
[21] H. LAVAL : Mémoires : introduction, Newbury. O'REILLY, pp. XC sq.
[22] Mgr ROUCHOUZE à S.C. Propaganda Fide (20-6-1840) ; A. WALSH à Mgr BONAMIE (30-10-1839), Secrétairerie d'État à Propaganda Fide (11-11-1837) ; Propaganda Fide à A. BACHELOT (18-11-1837), Ar. SS.CC. 1-1-4.
[23] Gouverneur PAGE au Ministre (5-12-1853 et 16-3-1853), F.O.M. Océanie C 13, H 69.
[24] Ministre au Gouverneur (4-6-1864, citant 18-6-1849), F.O.M. Océanie C 106, H 10.
[25] Ministre au Gouverneur (22-8-1861), F.O.M. Océanie C 14, A 76 ; (15-5-1854), F.O.M. Océanie C 43. H 9. - Ministre des Cultes à Ministre de la Marine (8-6-1877, 29-9-1877), F.O.M. Océanie C 106, H 28.
[26] JAUREGUIBERRY au Gouverneur (11-9-1882), F.O.M. Océanie C 106, H 28.
[27] Lettres du P. HEURTEL (1847 à 1850), Papeete, Ar. SS.CC. 59,3.
[28] Mgr JAUSSEN au Ministre (7-11-1860), rapport de janvier 1861, Ar. SS.CC. 57,2.
[29] DE LA RICHERIE à Ministre (1-6-1861), F.O.M. Océanie C 14, A 74.
[30] Secrétaire Général à Ministre (25-7-1860), F.O.M. Océanie C 106, H 10.
[31] Abbé BOUCHÉ au Ministre : ?, F.O.M. Océanie C 106, H 28 ; voir C 44, H 22 sur ce conflit.C. FOUQUE à Mgr JAUSSEN (18-6-1857), Ar. SS.CC. 73,7.
[32] Mgr DORDILLON au T.R.P. (13-6-1867), Ar. SS.CC. 47, 1.
[33] G. EICH au T.R.P. (19-5-1902), Ar. SS.CC. 60,2.
[34] Le carton 106 des archives F.O.M. Océanie est consacré aux conflits de cette époque, H 24, H 28, H 13...
[35] Mgr MARTIN au T.R.P. (30-10-1904 ; 13-1-1905), Ar. SS.CC. 47,2.
[36] Lettres de Mgr VERDIER et du P. EICH (de 1900 à 1904), Ar. SS.CC. 58,3 et 60,2.
[37] Décret MANDEL du 16-1-1939. Georges Mandel, par P. COBLENTZ. Ed. Bélier, Paris, 1946, 248 pages. G. MANDEL, né Louis-Georges Rothschild à Chatou le 5-6-1885. Chef de cabinet de Clémenceau, député de la Gironde, ministre des P.T.T. (1934), des Colonies (1938), de l'Intérieur (1940). Arrêté en 1940, prisonnier au Portalet, déporté à Buchenwald, assassiné par la Milice le 7-7-1944. Républicain et anticlérical, mais restaurateur des liens avec le Saint-Siège (1920) et auteur du décret sur les Missions.

Abandonner la Mission ?

Personne ne sera étonné, sans doute, de découvrir que la poignée des 12 à 20 missionnaires des Sacrés-Cœurs, peu préparés dans l'ensemble à une situation aussi compliquée et violente, ait eu, de temps à autre, envie de « secouer la poussière de leurs pieds et d'aller ailleurs » (Mt 10,14). Voici quelques témoignages pris aux périodes cruciales et venant des principaux responsables.

P. Clair Fouqué au Supérieur Général en 1861[38].

« Les circonstances les plus fâcheuses obligent Mgr d'Axiéri (Jaussen) à quitter pour une seconde fois sa mission de Tahiti. Tous les pères n'ont qu'une voix pour l'engager à faire cette démarche devenue des plus urgentes... Tous ont cru nécessaire que les plus anciens missionnaires (moi en particulier) accompagnassent sa Grandeur. On verra par là que ce n'est pas une personne seulement, mais la mission tout entière, le catholicisme lui-même que persécute M. de la Richerie... La dispersion des îles, les dépenses d'embarcations..., 2 000 catholiques et 12 prêtres... M. de la Richerie est jaloux de l'influence réelle de Mgr d'Axiéri ; d'où les entraves administratives...

Si le gouvernement ne nous accorde pas des avantages réels et ne nous met pas à l'abri des gouverneurs, il faut profiter de l'occasion pour nous retirer ailleurs et demander à la Propagande d'envoyer à Tahiti des missionnaires auxquels l'administration sera moins défavorable. »

Mgr Tepano Jaussen au Supérieur Général en 1871[39].

« Vous n'ignorez pas que depuis de longues années l'Administration française à Tahiti fait une sourde guerre à notre mission. J'ai été obligé de faire deux voyages en France et les ordres ou recommandations que j'ai obtenus là, ont été éludés ici.

En 1853, M. Page écrivait au Ministre que deux missionnaires avaient baptisé de force et avaient été tués (PP. Fouqué et Loubat). Il laissa piller un de nos presbytères par les soldats tahitiens.

Sous M. du Bouzet nous eûmes la paix.

M. Saisset m'accuse d'acheter en mon nom les propriétés, fit payer injustement... les catholiques d'un district, intimida les autres et continua les paperasses mensongères de M. Page en 1853.

M. de la Richerie fit une loi... pour nous priver des écoles... Des catholiques furent condamnés à la prison et aux travaux publics... C'est lui qui a excité Pignon et l'a conduit par la main. Jamais cette affaire n'aurait eu lieu sans M. de la Richerie. M. de la Roncière fit déborder le vase en l'affaire Pignon dont, trop tard, il a reconnu l'injustice. Les Résidents des Gambier furent immoraux, tracassiers, insolents...

M. de Jouslard (1869)... est un faux bon homme. Il a fait constater la solidité de l'église (de Papeete)... puis l'a fait démolir parce que nous n'avons pas voulu la continuer si la solidité n'en était pas constatée par écrit. Cet écrit, si nécessaire, il n'a pas voulu le donner ; et l'église est démolie...

Aux Marquises, aux Paumotu la guerre nous est faite par les Résidents. Ce sont des officiers de marine repoussés de leur corps... pour qui c'est une distraction de faire la guerre aux prêtres... Les Gambier depuis 1844...

Jugez de l'opposition que nous trouvons dans ce pays de la part de nos compatriotes... Si un officier nous est sympathique, il est mal noté. Et ces paperasses odieuses, écrites en secret, amoncelées au Ministère et à Tahiti, contre lesquelles nous ne pouvons pas nous défendre puisque nous ne les connaissons pas et où chacun puise ici et en France des préventions contre nous. Ces préventions passent des uns aux autres et s'éternisent.

Un remède prompt et radical, c'est d'abandonner ce pays. Quelle mission ! 1 000 lieues de long et de large... et pas plus de 20 000 âmes... La Société n'aura jamais assez de prêtres et les prêtres se tuent au travail tant les âmes y sont disséminées.

Retirez-nous. Pressez le gouvernement de s'adresser à une société séculière ou régulière dont il puisse être content... Pressez Rome de donner Tahiti à d'autres missionnaires. Je donne ma démission avec bonheur. Je vous engage, je vous supplie de plaider, d'agir dans le sens d'un abandon complet dans l'intérêt de notre Société. Vous voyez les croix, les calomnies dont on nous a abreuvé. Et ce n'est pas fini...

M. Dutrou-Bornier travaille depuis un an à détruire la mission de l'île de Pâques. Il a incendié les deux villages et fait arracher les récoltes et plantations. Je me garderai bien d'avoir recours à ces messieurs du gouvernement... Mieux vaut les décrets de la Providence quelque terribles qu'ils soient... »

Les idées ont sans doute joué leur rôle dans ce conflit de la mission catholique avec le commissaire impérial, mais la plus haute autorité du protectorat a vraiment manqué de sens commun, de mesure, d'objectivité. Ses lacunes ont sans cesse envenimé des conflits et retardé leur solution.

En 1875, Mgr Jaussen propose de céder la Mission aux séculiers.

En 1885, il suggère de la remettre « à la Congrégation du Saint-Esprit, spécialement chargé du service religieux dans les Colonies françaises »[40].

En 1881, Mgr Dordillon, devant l'obligation où il est de renvoyer les trois missionnaires allemands écrit : « Les pères étrangers vont être obligés de partir. Les Lazaristes pourraient-ils nous envoyer des missionnaires aux Marquises? Je donnerai volontiers ma démission »[41].

Au cœur de la grave crise des années 1900, Mgr Verdier propose le retrait de la Congrégation des Sacrés-Cœurs en 1898 et en 1901[42]. « Il vaudrait mieux prier Rome de confier cette mission à un autre Institut... Après 50 ans d'impuissance constatée, il n'y a pas à croire qu'on pourra en temps de persécution ce qu'on a pu en temps de paix. Les protestants poussent l'administration à demander des prêtres séculiers... nous ne sommes pas assez de prêtres... nous n'avons pas d'hommes de choix pour Papeete... et nous sommes trop mal vus. »

Mgr Hermel, en 1920, reprend à son tour cette idée de départ de la Mission[43].

À travers une histoire polynésienne et française fort embrouillée et difficile, l'Église catholique de Tahiti a appris à rester libre à l'égard des divers pouvoirs et régimes. Comme Jésus devant Pilate, elle en reconnaît la légitimité tout en sachant qu'elle ne leur doit rien ; elle reste libre à l'égard de toute « politique politicienne » et se met résolument « hors des partis »[44]. Plus que tout autre, et particulièrement en Polynésie, l'Église catholique se veut catholique, c'est-à-dire universelle ; accueillante à tous, respectueuse des pouvoirs, elle vit la distinction des domaines « de Dieu et de César », fondement majeur de la saine laïcité idéologique comme religieuse. Pour les catholiques en Polynésie, à partir des valeurs évangéliques à témoigner dans tous les secteurs de la vie, il n'y a pas de politique chrétienne mais une manière chrétienne de faire de la politique dans la vérité et par la liberté.



 

[38] C. FOUQUE au T.R.P. ROUCHOUZE (16-1-1861), Valparaiso, Ar. SS.CC. 73, 1 (rapport de 8 pages).
[39] T. JAUSSEN au T.R.P. BoUSQUET (25-3-1871), Papeete, Ar. SS.CC. 58,1 (rapport de 4 pages).
[40] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (4-1-1875, 7-10-1885), Ar. SS.CC. 58,1.
[41] Mgr DORDILLON au T.R.P. (20-1-1881), Ar. SS.CC. 47, 1.
[42] Mgr VERDIER au T.R.P. (15-6-1898, 25-9-1901), Ar. SS.CC. 48,3.
[43] Mgr HERMEL au T.R.P. (3-1-1920), Ar. SS.CC. 58,3.
[44] Mgr VERDIER au T.R.P. (28-3-1894), Ar. SS.CC. 58,2.

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