Tahiti 1834-1984 - Chap. XVI

 

TROISIÈME PARTIE

PUISSANCE DE L'EUCHARISTIE AU CŒUR DE L'OCÉANIE

 

 [pp.229-406]

 


 

Chapitre 16

Vie matérielle et organisation de l'Église

[pp.343-365]

 

Il est toujours délicat d'aborder les questions d'argent et de biens matériels concernant l'Église. Les « bruits d'argent autour de l'autel » sonnent mal dans le peuple chrétien ; prêtres et religieux sont toujours mal à l'aise pour traiter de ces questions. Vue de l'extérieur, par ses églises, ses bâtiments d'œuvres diverses, ses communautés, l'Église a la réputation bien établie d'être riche. De plus, contrairement à la mentalité anglo-saxonne plus libre en ce qui regarde l'usage de l'argent, le comportement français est marqué par une sorte de tabou sur ce sujet. Les livres qui osent l'aborder font à la fois recette et scandale. Confusions économiques et complexe de culpabilité marquent les psychologies. Dans un monde matérialisé où l'argent est la mesure de toute chose, où la valeur économique est recherchée comme l'unique valeur de référence - « combien gagnes-tu ? » -, le témoignage de l'Église est difficile à faire saisir. Comme toute réalité humaine, elle est incarnée dans des réalités concrètes, matérielles et financières sans lesquelles elle ne serait qu'angélisme vide ; l'Église, à la suite du Christ, « est dans le monde sans être du monde ». « Prius est vivere, deinde philosophari », écrit Mgr Jaussen le 11 janvier 1882 devant toutes les charges qui s'accumulent dans son immense Vicariat Apostolique[1].



[1] Mgr T. JAUSSEN au T.R.P. (11-1-1882), Ar.SS.CC. 58,1 : « D'abord vivre, ensuite discourir. »

 

Église riche ?

Les chapitres précédents sur les activités de développement et les constructions d'édifices religieux ont fait toucher du doigt les racines principales de la réputation de richesse de la Mission catholique en Polynésie, à Tahiti particulièrement. Durant le XIXe siècle, selon leur conception globale « d'évangélisation-civilisation », les missionnaires constituent certainement un des groupes les plus actifs sur les plans des activités agricoles et architecturales dans les îles. Nous avons vu que ce n'était pas dans une optique d'assistance mais d'éducation au travail en vue de l'indépendance économique des populations ; nous avons découvert le nombre et la qualité de ceux qui ont bâti gratuitement au service du Peuple de Dieu en Polynésie. Mais il faut bien comprendre qu'une telle activité, vue de l'extérieur par des gens de passage ou des personnes mues par des motifs-moins désintéressés, suscite étonnement et interrogations.

Nous ne reviendrons pas davantage sur la confusion, faite trop habituellement, entre Église et clergé. Nous avons vu dans le chapitre précédent que terrains et bâtiments ne sont pas la propriété personnelle des missionnaires, mais la propriété collective du peuple chrétien qui a la charge d'entretenir ce qui est nécessaire à son existence communautaire[2]. Chacun sait bien qu'un bâtiment public crée plus de charges d'entretien qu'il ne rapporte de bénéfices d'usage, même dans le cas d'un musée garni de souvenirs anciens et de valeur.

Si cette mentalité générale n'est pas trop étonnante, dans le cas de l'Église catholique à Tahiti la source principale de sa réputation de richesse vient des propos du P. Gilles Collette. Après avoir eu une action missionnaire remarquable à Tahiti dès son arrivée en 1854, il est nommé provincial en 1874. Allant en Europe cette année-là, il est reçu en « audience particulièrement chaleureuse par Pie IX ». Le 5 août de cette même année, Mgr Jaussen « offre, à titre prudentiel, sa démission à Rome ». Il propose au Supérieur Général de « désigner son successeur ». Celui-ci, en janvier 1875, avance le nom du P. Collette qu'il demande à l'évêque de nommer Provicaire. Le malheur est que le T.R.P. Bousquet a tout dit au P. Collette dont l'ambition devient démesurée. « Il devient autoritaire, avide de pouvoir et veut tout changer. » Les missionnaires sont fort mécontents. Comme provincial, il veut nommer les pères malgré l'avis de l'évêqué. Le conflit s'aggrave rapidement et le P. Collette quitte la Mission pour s'installer en ville en septembre 1881. Il peut d'autant mieux le faire qu'étant curé de Papeete, il reçoit un traitement de l'administration. Lorsque Mgr Verdier est nommé coadjuteur de Mgr Jaussen en septembre 1882, l'opposition du P. Collette à l'égard de ses confrères devient radicale ; en 1889, il soutient ouvertement le président du conseil de Fabrique qui empêche l'évêque de venir célébrer les offices dans sa cathédrale[3].

C'est dans ce contexte que le P. Collette dénigre systématiquement la Mission en ville en dénonçant sa richesse et en traitant Mgr Tepano Jaussen de tous les noms : « despote, avare, diviseur, haineux, retombé en enfance, scandaleux, mauvais évêque... »[4]. Sa fonction de curé de Papeete, ses liens privilégiés avec la Marine qui le considère comme aumônier militaire, sa façon de se faire passer comme victime du « despotisme de l'évêque » en font un personnage populaire. Dans l'ambiance anticléricale de ces années 1880 à 1900, les propos du P. Collette sont repris et amplifiés par la population européenne qui le soutient, comme Jules Texier, avocat, Picquenot, le journal « Les Guêpes » de V.L. Raoulx... Même le roi Pomaré V écrit en faveur du P. Collette le 4 mars 1888 au T.R.P. Bousquet. La « bonne société » de Papeete et l'administration se font un plaisir de répandre jusqu'en France les propos du P. Collette ; il est « soutenu dans sa guerre contre la Mission et on le trouve bien adapté aux libres penseurs et libéraux francs-maçons », comme l'explicite Jules Texier en 1888. Cependant, dans une autre lettre de la même année, l'avocat reconnaît « son emballement et que le P. Collette est aigri par son idée fixe ». N'empêche que, désormais, la cause est entendue ; et cela vient d'un membre de la Mission elle-même : la Mission catholique est riche[5]. Qu'en est-il de cette opulence que le P. Collette nous oblige à scruter ?



[2] Le décret MANDEL du 16-1-1939 reconnaît légalement cette gestion des biens à la Mission catholique.
[3] - Mgr JAUSSEN au T.R.P. (2-3-1874 ; 5-8-1874 ; 4-1-1875 ; 4-6-1875 ; 9-1-1876 ;  20-11-1878 ; 11-7-1881 ;  13-7-1881 ; 14-8-1882), Ar.SS.CC. 58,1.
- Mgr VERDIER au T.R.P. (17-11-1882 ; 6-3-1884 ; 5-6-1884 ; 14-4-1889 ; 28-4-1889 ; 17-9-1889 ; 12-9-1890 ; 8-6-1891), Ar. SS.CC. 58,2.
- Lettres de cette époque des pères EICH, MARTIN - Mgr DORDILLION au T.R.P. (24-2-1884), Ar. SS.CC. 47, 1.
[4] G. COLLETTE au T.R.P. (16-10-1874 ; 25-1-1876 ; 7-11-1878 ; 12-1-1879 ; 14-9-1879 ; 30-7-1881 ; 8-9- 1881 ; 26-8-1881 ; 8-10-1881 ; 7-5-1882 ; 15-7-1883), Ar. SS.CC. 59,3.
[5] J. TEXIER au P. GERVAIS (28-5-1885 ; 13-9-1886 ; 23-2-1888 ; 13-8-1888) - « Les Guêpes » (12-9-1899). - POMARE V au T.R.P. (4-3-1888) - Un collectif anonyme de Papeete en 1888 ; Ar. SS.CC. 60, 1.

 

Vie quotidienne des missionnaires

La question des « provisions des missionnaires » a toujours causé des difficultés sérieuses aux évêques et aux provinciaux. En raison des lenteurs et des difficultés de transport, particulièrement pour desservir les Tuamotu, il fallait entreposer à Papeete les vivres de base pour au moins une année à l'avance. La nourriture quotidienne était fort simple : caisses de biscuits, lard salé, riz, haricots et petite épicerie. S'y ajoutait un peu de farine et de vin pour célébrer la messe et soutenir la santé selon les idées du temps. Tissu, linge, chaussures, fil et boutons complétaient les envois. Voici la liste des fournitures expédiées aux missionnaires en 1873 par le provincial, le P. Collette[6]. « Vin rouge : 70 bouteilles ; huile d'olive : 2 litres ; vinaigre : 4 litres ; vin blanc : 27 bouteilles ; café : 22 kg ; savon : 32 morceaux ; riz : 120 kg ; farine : 2 barils ; haricots : 14 kg ; huile de coco : 2 touques ; lard salé : 2 barils ; bougie : 22 livres ; allumettes : 20 boîtes ; graisse : 2 boîtes ; cirage : 2 boîtes ; cire : 30 cierges ; encens : 25 kg.

Le vestiaire indiqué par le règlement a été délivré. Ceux qui n'ont pas reçu 3 barils de lard, ont reçu d'autres vivres ou 70 francs pour acheter des vivres à leur gré. »

Ce vestiaire, d'après ce qui est fourni aux quatre frères des Gambier cette année-là - Pères Nicolas et Barnabé, Frère Fabien et M. Henry -, comprend : « pantalons : 15 ; souliers : 10 paires ; bas : 12 paires ; chapeaux : 4 ; chemises : 20 ; soutanes : 3 ».

Le 15 octobre 1875, le Conseil provincial étudie cette question des vivres. « Le Conseil prie Monseigneur de bien vouloir envoyer de temps en temps des pommes de terre... on fait remarquer que le règlement des vivres a été établi quand la Mission était dans la gêne. » La question difficile est d'adapter les fournitures aux appétits différents, aux états de santé et aux goûts de chacun. C'est la quadrature du cercle, d'autant que NN.SS. Jaussen puis Verdier ne sont pas des dépensiers en raison des charges générales du budget. D'où leur réputation « d'avarice et de raideur » sur ce sujet des provisions attribuées aux missionnaires[7].

À ces questions d'approvisionnement et de distribution des vivres en nature, il faut ajouter - ce qui n'est pas un petit problème dans les archipels en dehors de Tahiti - les naufrages, les provisions mouillées dans les transbordements par baleinières, les cancrelats et les rats qui s'en donnent à cœur joie. Les missionnaires des Tuamotu en particulier signalent fréquemment que « les provisions sont gâtées et que tout est cher sur les bateaux »[8]. « La vie est frugale et les frais de transport sont élevés » dans les îles éloignées, constate Mgr Rouchouze.

Ce système de provisions en nature a une double raison : éviter que les missionnaires soient à la charge des populations évangélisées, comme Mgr Jaussen l'a expliqué à Anaa en 1849 dans son premier sermon cité au chapitre XI ; permettre à chacun d'avoir de quoi survivre correctement même dans les îles les plus démunies. En plus, cela évite les trop grandes jalousies entre les missionnaires, même si ce système monacal ne satisfait pas les goûts de chacun.

On comprend aisément que, en plus de leur souci du développement agricole pour l'autosuffisance des populations, les pères n'aient pas tardé à faire de multiples essais de fruits et de légumes pour améliorer l'ordinaire quelque peu spartiate et monotone de la Mission. Mgr Jaussen n'est pas le dernier à mettre en valeur la vallée de la Tepapa à Papeete, acquise le 8 décembre 1855 en partie; plusieurs autres parcelles seront acquises entre cette date et 1869. Souvenons-nous de la conception rurale et de l'idéal monastique de type cistercien des missionnaires des Sacrés-Cœurs ; cela explique beaucoup de choses dans la vie et l'organisation de l'Église.

Au fur et à mesure que la desserte des îles par l'administration s'améliore, un tel système de fournitures en nature montre ses limites. À la fin de 1905, Mgr Verdier pose « la question toujours délicate des provisions des Pères : faut-il continuer à fournir en nature ou faut-il attribuer à chacun une somme forfaitaire ? »[9]. L'évêque confie au P. Célestin Maurel en octobre 1905 cette question, « source de bien des difficultés ». En janvier 1906, il est décidé que « chaque père, pour les vivres, aura 100 F par mois, alloués par la Mission ». Depuis cette date, c'est le système général.

Depuis le début, chaque père garde sur son compte, géré à Papeete par le provincial et sous son contrôle pour satisfaire au vœu de pauvreté, les honoraires de Messe. Cela fournit une modeste caisse à chaque missionnaire. Pour 1883, voici l'état de ces comptes personnels, donnés par le provincial, le P. Rogatien Martin[10].

Pères

Bruno

Privat

Georges

Adrien

Paul

Chrétien

Michel

Rogatien

Recettes

489 F

1 066 F

683 F

405 F

880 F

267

831

1 072 F

Dépenses

401 F

878 F

536 F

354 F

848 F

558 F

710 F

1 643 F

Pour 1884, voici l'état des recettes et dépenses de chaque missionnaire :[11]

Pères

Bruno

Chrétien

Michel

Germain

Roussel

Georges

Gilles

Privat

Nicolas

Recettes

660 F

500 F

895 F

420 F

 

734 F

1 793 F

888 F

2 289 F

Dépenses

512 F

429 F

619 F

305 F

1 185 F

716 F

1 793 F

819 F

1 580 F

Les recettes viennent pour ceux qui font la classe des salaires de 300 à 600 F par an. Le P. Gilles Collette reçoit en plus, comme curé de Papeete, 2 000 F par an dont il ne rend pas compte. Le P. Nicolas fait état des rentrées de la vanille et des troupeaux de la mission à Mangareva.

Les dépenses sont habituellement au service de leur mission : écoles à entretenir, églises à couvrir, voyages à effectuer.

Aujourd'hui, les prêtres gardent aussi à leur usage personnel le montant des honoraires de messe, soit 15 000 CFP (825 FF) au 1er janvier 1983 (le S.M.I.G. est à 55 000 CFP). Un contrat lie le diocèse aux congrégations de prêtres et le montant de 18 heures du S.M.I.G. est attribué pour chaque prêtre par mois. Il faut ajouter à cela les avantages en nature : les prêtres sont logés, nourris, blanchis par la paroisse qu'ils servent ; il en est de même pour les frais de déplacement, assurances. Pour 34 prêtres inscrits à l'Entraide Missionnaire Internationale, le montant des cotisations annuelles vieillesse et maladie versées par le diocèse a été, en 1982, de 3 569 546 CFP. La retraite servie aux prêtres de plus de 65 ans est de 230 000 CFP par an (1 CFP = 0,055 FF).

Autrefois les missionnaires ne retournaient que deux ou trois fois dans leur vie dans leur pays d'origine. Il y a 15 ans, c'était tous les 7 ans ; actuellement le diocèse paie l'aller et retour tous les 5 ans. Aussi, aujourd'hui comme hier, les pères mènent une vie digne et pauvre que chacun reconnaît et dans laquelle, selon la remarque du Seigneur à ses disciples « ils ne manquent de rien d'essentiel », par rapport aux gens simples et modestes. Même le Gouverneur Cloué dans sa lettre violente au Ministre contre les missionnaires aux Gambier, accusés de tous les vices et de « spolier les populations au profit de leur Ordre » - ce que le tribunal de Papeete condamnera comme pure diffamation en 1872 – reconnaît : « Ce n'est pas dans l'intérêt de leur santé et en s'imposant les plus dures privations, c'est dans l'intérêt de leur Ordre qu'ils ne gardent rien pour eux de ce qu'ils amassent et qu'ils vivent dans le mépris le plus absolu du nécessaire et même de tout soin de leur personne »[12]. Même à travers la polémique abusive et calomnieuse, l'hommage involontaire à la pauvreté ascétique des missionnaires n'en est que plus remarquable.

Pour être complet certains missionnaires, et il n'y a pas encore longtemps, ont affiché un mépris total de ce qui était vestimentaire, intérieur de presbytère, par tempérament, même si les subsides alloués permettaient plus de bien-être.



[6] Analyse des objets envoyés aux Pères en 1873, bilan au T.R.P., Ar. SS.CC. 59,3.
[7] G. EICH au T.R.P. (15-10-1895 ; 7-4-1896), Ar. SS.CC. 60,2.
[8] G. FlERENS à Mgr JAUSSEN (21-10-1866 ; 21-6-1878); au T.R.P. (1-6-1877), Ar. SS.CC. 73,1.
[9] Mgr VERDIER au T.R.P. (1-11-1905), Ar. SS.CC. 58,3.
[10] R. MARTIN au T.R.P. (7-2-1884), Ar. SS.CC. 47,2.
[11] R. MARTIN au T.R.P. (4-2-1885), Ar. SS.CC. 47,3.
[12] Gouverneur CLOUE au Ministre : rapport (15-9-1870), F.O.M. Océanie C 89, A 92.

 

Allocations et subventions

Le rapport du gouverneur Bonard au Ministre de la Marine sur les « Missions catholiques en Océanie » en 1850, en plus de montrer un regard positif sur l'action des missionnaires, signale les deux sources des allocations et leur usage[13]. « Les missionnaires catholiques se sont montrés dignes du clergé français. Si les fonds de la Propagation de la Foi et la solde qui leur est allouée par l'État ont mis quelques ressources à leur disposition, ils les ont appliquées, non pas au luxe de leur intérieur, mais à l'exercice de la charité. Ils n'ont pas été moins fidèles à la morale que désintéressés. »



[13] Gouverneur BONARD au Ministre : rapport « Missions catholiques » (1850), F.O.M. Océanie C 106, H 2.

 

- Allocations de la Propagation de la Foi

Le 9 août 1834, le cardinal-préfet de « Propaganda Fide » avertit Mgr Etienne Rouchouze qu'il a « peu d'aide financière à attendre de Rome et qu'il lui faut voir les Œuvres missionnaires ». Le Vicaire Apostolique d'Océanie orientale reçoit une allocation initiale de « 3 000 écus romains » ; le « Bon Père » Coudrin arrive à collecter de quoi payer le passage des premiers missionnaires jusqu'à Valparaiso. Pour le reste « la Providence y pourvoira »[14]. En plus des générosités venant des relations personnelles et de l'action déterminante du P. André Caro à Valparaiso, la providence des Missions catholiques s'incarne en Pauline Jaricot qui a fondé à Lyon en 1822 l'« Œuvre de la Propagation de la Foi ». Son intuition originale est de faire que, grâce à la prière du « Rosaire Vivant » et aux modestes offrandes, les pauvres soient tout à la fois évangélisés et évangélisateurs ; le Conseil central, où elle n'a qu'un rôle discret, est composé de prêtres et de laïcs d'origines diverses. Grâce à elle et par la revue qui relate les joies, les peines et les besoins des missionnaires, tout le peuple chrétien se trouve concerné par les Missions catholiques à travers le monde. Tel sera le soutien essentiel des missionnaires des Sacrés-Cœurs en Polynésie. Les rapports annuels des Vicaires Apostoliques au Conseil central de la Propagation de la Foi à Lyon constituent des documents précieux et précis pour suivre les espoirs et les épreuves, les avancées et les reculs de l'évangélisation dans les îles.

Ces quelques extraits du premier compte rendu de trois pages écrit par Mgr Tepano Jaussen en 1849 permettent de bien situer les besoins et les aides de la Mission ; avec des variantes, les autres rapports reprennent sensiblement les mêmes thèmes[15].

« Il y aura un an, en février, que je suis arrivé à Tahiti. Quatre jours après j'embarquais pour Mangareva où je suis resté jusqu'en juillet. J'ai trouvé cette chrétienté florissante. L'archipel a quatre îles habitées. Chaque île a son église, grande pour la population et d'une extrême solidité. Trois presbytères sont bâtis ; les matériaux sont amassés pour le quatrième. Si les églises sont convenablement fournies, je ne puis en dire autant des presbytères qui exigeront environ 5 000 F que je vous prierai de nous accorder une autre année.

L'île principale, outre sa grande église, possède 4 chapelles dont l'une est celle de la société de 80 jeunes filles qui vivent dans une maison vaste et commode sous la direction d'une supérieure. Elles n'ont pas fait de vœux... Une autre maison, presque aussi grande, est occupée par 40 jeunes gens qui s'occupent à filer, pêcher et cultiver la terre. J'ai mis sur un meilleur pied une école fondée par Mgr de Nilopolis (Rouchouze) et dont j'espère tirer des instituteurs et peut-être des prêtres. Je compte que je pourrai envoyer les tisserands deux à deux dans les îles que nous irons évangéliser. Pour ces établissements... je sollicite 10 000 F. Inutile de vous parler des chemins, débarcadères, murailles, maisons en pierres, filatures, tissanderies, etc., exécutés par cette population, depuis 3 ans décimée par une fièvre maligne et depuis 8 ans malheureuse dans sa récolte.

J'ai détaché le P. Honoré Laval pour aller commencer une mission dans l'archipel Paumotu. J'ai visité Faaite, île la plus proche d'Anaa où le P. Laval était arrivé depuis le mois de mai, avec le P. Fouqué, un indigène de Faaite converti à Mangareva et un tisserand de Mangareva... Nous aurons beaucoup à dépenser pour ces îles (semi-infidèles ou encore anthropophages) au nombre de 50 à 60. Les prêtres européens... devront recevoir leur nourriture et leurs habits de leur pays même, ces îles ne pouvant fournir que des cocos. Pour le moment une église à Fakarava et une à Faaite sont nécessaires... Je crois que 10 000 F seront suffisants. Je tiens beaucoup à cette construction parce que j'en espère de très bons résultats... Je dois songer à loger mes deux prêtres, jusqu'ici hébergés dans des cases indigènes... 10 000 F ne suffiront peut-être pas pour ces constructions. Les missionnaires aux Paumotu ne peuvent communiquer que par canots ou baleinières qui se vendent ici 700 F. La conformation de ces îles exige que chaque missionnaire ait la sienne ; total 2 500 F.

Nos progrès à Tahiti ont été nuls jusqu'ici. Les habitants ne nous connaissent que sous le nom de papistes et nous regardent comme des idolâtres... On nous souffre comme maîtres d'école. Depuis un mois je donne des leçons à Haapape, à deux lieues de Papeete ; deux de mes prêtres en font autant... Les sœurs de Cluny ont à Papeete une école fréquentée par une quinzaine d'enfants... Si ce noyau prend de l'extension, je vous demanderai une allocation en leur faveur.

2 000 F par prêtre est le taux que j'ai jugé nécessaire là où on ne nous fournit rien et où tout est très cher. Les habitants de Mangareva, dont les îles sont si petites et si populeuses, ne peuvent nourrir leurs prêtres entièrement. Le transport et leur entretien mettent leurs dépenses au même taux. Jamais un navire n'ira à Mangareva si les circonstances ne changent pas.

Je porte mes dépenses personnelles au double, vu certains frais de représentation dans une colonie, les frais de cheval... Nous sommes 9 prêtres ; je porte à mon budget pour entretien et nourriture 20 000 F...

On n'a créé aucune ressource dans ce Vicariat et tant que les Tahitiens ne changeront pas, il est à peu près impossible d'en créer... Accidentellement nous avons reçu à Valparaiso et à Lima 1 000 F en dons et honoraires de messe ; les Français de Tahiti ont donné 1 000 F pour la mission de Faaite. Le Gouvernement nous accorde 4 000 F pour deux prêtres chargés du service spirituel de Papeete. Ils couvriront en partie nos dépenses de voyages. J'ai porté 6 000 F en ressources.

Les voyages et les transports nécessiteront un jour une énorme dépense dans ce Vicariat. Nous n'avons en ce moment que trois ou quatre points et néanmoins nous avons suffisamment à dépenser, quoique le gouverneur mette les navires de l'État à notre disposition lorsqu'ils doivent toucher à ces mêmes points. Mais ces égards dépendent des instructions et des bonnes dispositions du Commissaire de la République. Tahiti est un lieu de passage pour diverses missions, ce qui peut occasionner quelques dépenses en plus.

L'idiome de Tahiti et du reste de l'archipel est déjà corrompu par le néologisme. Les Paumotu ont un autre idiome, mais chaque jour le tahitien gagne. L'archipel de Cook a son dialecte. Mangareva conserve le sien. Faut-il conserver ces divers dialectes avec d'énormes dépenses d'impression ou laisser le tahitien les remplacer tous et favoriser ses progrès ? Ayez la bonté de me faire connaître votre décision ; vous y êtes interessés. Je sacrifierais à l'unité les idées des linguistes...

Pour ce qui me regarde, j'ose affirmer que j'apporterai dans mon administration la plus grande économie... »

Voici quelques données sur les allocations de la Propagation de la Foi :[16]

Années

1871

1872

1873

1874

1875

1876

1877-1880

1882

1947

Allocations

27 000 F

54 000 F

60 000 F

54 000 F

56 000 F

60 000 F

56 000 F

50 000 F

390 000 F

Dans les années 1890, l'allocation OPF se stabilise à un forfait de 60 000 F/an.

Pour les Marquises, le P. Siméon Delmas écrit en 1905 en réponse aux attaques de Dejeante disant que « les Marquises ont été conquises non au profit de la France, mais de Picpus » :

« La Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance ont versé aux Marquises 35 à 40 000 F par an. La France a prélevé sur les Marquises pour l'exercice 1902, 166 000 F. Aussi chaque Marquisien coûte à la Congrégation 8,71 F et rapporte à la France 41 F »[17].

Les allocations de la Propagation de la Foi et des Œuvres Pontificales Missionnaires constituent une ressource privilégiée pour les Missions de Tahiti et des Marquises ; les Vicaires Apostoliques estiment qu'ils doivent gérer avec « la plus grande économie » ces offrandes du peuple chrétien à la Mission dont ils ne sont que les administrateurs. Pour cette raison, les perspectives de la spoliation des biens de la Mission en 1905 par l'État français leur pose un redoutable cas de conscience; terrains, églises, presbytères, écoles appartiennent au peuple chrétien dans sa source et sa destination, même si l'État refuse de reconnaître « la personnalité civile de la Mission ». Ce n'est pas la propriété de la congrégation de Picpus ni des évêques, comme il feint de le croire.

Les quêtes pour les Œuvres Missionnaires de la Propagation de la Foi existent en Polynésie comme dans tout le reste de l'Église Universelle. Si Papeete continue de recevoir de ces Œuvres Missionnaires un secours de 4 707 134 CFP en 1982, de cette somme est retranché le montant de 1 369 602 CFP donnés par le diocèse aux Œuvres Missionnaires de la Propagation de la Foi. Même chose pour l'Œuvre de Saint-Pierre Apôtre (Œuvre des vocations). En 1982 le diocèse de Papeete recevait 1 265 023 CFP mais donnait à la même Œuvre 421 547 CFP, fruit des quêtes du 29 juin de chaque année (1 CFP = 0,055 FF).



[14] H. LAVAL : Mémoires, pp.2 à 7.
[15] Mgr T. JAUSSEN aux Conseils de l'Œuvre de la Propagation de la Foi, Paris et Lyon (10-11-1849), Ar. SS.CC. 57, 2.
[16] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (11-1-1882), Ar. SS.CC. 58,1 ; Mgr MAZE (22-2-1947), Ar. SS.CC. 59,1.
[17] S. DELMAS au T.R.P. en 1905 (in Annales SS.CC. 1905), Ar. SS.CC. 50,2.
[18] Secrétaire Général (5-9-1929), Papeete, Ar. Territoriales, liasse T, 90-4 L

 

- Subventions de l'État

En dehors des subventions exceptionnelles pour des constructions reconnues d'intérêt public, comme la cathédrale étudiée au chapitre précédent, de 1849 au 1er septembre 1927 le Gouvernement français accorde une subvention « aux desservants catholiques de l'Église de Papeete » comme clergé colonial[18]. En 1849, le Gouverneur Lavaud reconnaît 2 postes pour le service spirituel de Papeete et l'aumônerie de la Marine ; cela représente 4 000 F, la solde de chacun étant de 2 000 F par an. En 1882, le P. Martin signale 12 000 F par an, le Gouvernement ayant reconnu 6 postes de desservants au titre du « clergé colonial » dans les années 1860. L'arrêté du 15 mai 1862 reconnaît le poste de curé de Papeete, à charge du budget de l'État au début, puis du budget local vers les années 1880. Le curé perçoit un traitement de 3 000 F par an, une indemnité de logement et de frais de fonction de 1 280 F ; 1 500 F sont affectés par le budget local pour l'entretien de l'église. De 1888 à 1892, le budget local porte une « indemnité aux missionnaires catholiques non rétribués par l'État » pour des sommes variant de. 3 à 7 000 F par an.

De 1893 à 1925, le budget local alloue 4 000 F chaque année pour les desservants catholiques de Tahiti. Suite au décret du 5 juillet 1927 - prenant effet le 1er septembre suivant - concernant l'organisation du culte protestant et assimilant le curé de Papeete aux pasteurs indigènes, tout traitement ou subvention pour les cultes sont supprimés.

À ces rétributions au titre du culte, il faut ajouter, pour la plupart des missionnaires, mais durant une période variable selon les archipels, les modestes gratifications de 300 à 600 F par an accordées aux pères qui étaient instituteurs. Nous avons vu que cette somme représentait la moitié des recettes annuelles des prêtres, en particulier aux Tuamotu. Ajoutons que le P. Liausu ne touche qu'un an, en 1844, les 2 000 F d'indemnité comme représentant du gouverneur.

Il faut bien reconnaître que, pour non négligeable qu'elles soient et très appréciables par rapport au train de vie modeste des missionnaires, les subventions versées par le Gouvernement à la Mission durant près de 80 ans ne représentent pas une somme considérable. Les diverses allocations semblent osciller autour de 15 000 F par an en moyenne, soit 1,5 % du budget local de 1890. En 1903 le gouverneur Petit, en demandant la séparation complète Église-État « pour alléger le budget local de 26 220 F, signale que chaque pasteur français reçoit 4 000 F par an, chacun des 51 pasteurs indigènes 500 F par an et le curé de Papeete 4 000 F par an ; les autres missionnaires catholiques ne reçoivent plus rien ». En 1912, le gouverneur Géraud signale que « sur le budget de 21 000 F pour les cultes, la mission catholique de Papeete reçoit 8 000 F »[19].



[19] Gouverneur PETIT (15-3-1903); Gouverneur GERAUD (14-12-1912), F.O.M. Océanie C 23, A 160.

 

Le foncier

[20] Malgré les difficultés institutionnelles, et parfois tout simplement juridiques, la Mission catholique, au fur et à mesure de son extension dans les îles et districts, a pu trouver une implantation pour les églises, maisons de réunion et écoles. Les communautés paroissiales, sauf depuis la fin de la guerre à Tahiti sont généralement très petites. Il a fallu cependant répéter partout le même effort. Sur des îles ou des atolls dont la population a fondu, il y avait jusqu'à 5 paroisses comme à Mangareva, 5 aussi à Anaa, à Fakarava 2 ; à Rangiroa il y a toujours 2 paroisses, mais d'autres églises dans les secteurs souvent peuplés au moment des « rahui ». Il n'y a guère d'atolls où il n'y ait eu 2 paroisses à l'origine, 2 églises, 2 maisons de réunion, 2 presbytères. En zone urbaine, la création de dessertes s'est multipliée après 1966.

Mais soit aux Gambier, soit à Moorea et à Tahiti, c'est très sensible sous l'épiscopat de Mgr Jaussen, et encore sous celui de Mgr Paul Mazé, la Mission a acquis des terres qui n'avaient pas une pure vocation paroissiale ou scolaire, mais agricole.

L'acquisition de la vallée de la Tepapa, à Papeete, celle de Varari à Moorea, par exemple avait un but agricole : la mission devait se suffire à elle-même et c'était le moyen d'initier des familles et les élèves de l'école des katekita à l'agriculture. Le domaine de Pamatai a été finalement partagé entre 24 familles de Rapanui en 1887-88. Faute de pouvoir repartir dans leur île de Pâques, elles devaient trouver sur leur lot les ressources qu'apportaient diverses plantations. Toutes ces tentatives, et il en a déjà été question, n'ont finalement pas influencé la vie économique, sinon très momentanément, puisque celle-ci finalement est axée sur le commerce ou bien se repose sur le secteur tertiaire. La mission a formé plus d'artisans du bâtiment qu'elle n'a donné le « feu sacré » de l'agriculture ou de l'élevage. Une exception à noter cependant pour le cocotier dans l'Est des Tuamotu.

Ce préambule nous permet d'aborder le problème foncier

- par rapport à la législation qui a beaucoup varié,

- par rapport à la gestion pratique des biens,

- par rapport à leur destination.



[20] Répertoire des archives du diocèse de Papeete 1970, n. 547 à 756, pp. 100-134.

 

- Législation

Actuellement et selon les dispositions du décret du 16 janvier 1939 dit « Mandel » promulgué dans le Journal Officiel des Établissements Français de l'Océanie (J.O. du 5-4-1939, pp.121-122), les missions quelles qu'elles soient sont soumises à la même législation. À cette époque les missions dans les Colonies étaient principalement protestantes ou catholiques ; mais le décret vise les missions de toute confession. D'une manière générale, et ici tout particulièrement, il y avait un vide juridique. Comment sans accorder à ces « Missions » une reconnaissance que l'on refusait à l'Église en Métropole, leur permettre de gérer néanmoins leurs biens ! Le rapport au Président de la République note bien qu'il s'agit d'instaurer une réglementation dans des pays où le régime de séparation des Églises et de l'État n'est pas applicable.

Le décret Mandel a choisi une solution élégante, encore une fois la même pour toutes les dénominations religieuses : la création d'un Conseil d'Administration, ayant la personnalité morale et représentant la mission. Le 14 août 1939, le Vicariat Apostolique de Tahiti a constitué le sien et la guerre survenant et se prolongeant, l'enregistrement de l'acte ne se fit que le 26-6-1951. Celui des Marquises fut fondé le 10-5-1939 par Mgr David Le Cadre.

Antérieurement au décret Mandel, Mgr Verdier, en juin 1906, avait créé la Corporation Catholique de l'Océanie, avec son siège aux Hawaii. C'était la période des inventaires, et il fallait sortir aussi d'une situation de fait : dans l'impossibilité de créer un organisme représentant la Mission, le titulaire des biens de la Mission était le chef de la mission ou un simple missionnaire. Le décret Mandel clarifiait une bonne fois pour toutes la propriété des biens qui était celle de l'Église elle-même et non celle des religieux missionnaires comme ceux-ci n'avaient jamais cessé de le faire valoir, et comme le droit de l'Église l'établit aussi. Les Pères des Sacrés-Cœurs après 150 ans de présence en Polynésie n'ont du reste acquis aucun bien immobilier. La communauté catholique qu'ils ont aidée à se constituer, est titulaire de toutes les propriétés acquises.

Le représentant du Territoire et de l'État a un droit de regard sur la marche de ce Conseil. La nomination de nouveaux membres au Conseil est soumise à son agrément. Les acquisitions de toute sorte, legs ou achats de biens qui ne sont pas immédiatement affectés au culte, à l'enseignement, à l'assistance médicale ou sociale, sont soumises aussi à ce même agrément du Chef du Territoire.

Une longue contradiction avait pendant de nombreuses années provoqué des tensions. La législation française autrefois favorisait l'individualisme et la propriété privée, tout en combattant la possibilité pour des personnes morales de fait, comme une mission ou une Église, d'acquérir ou de gérer ses biens. Mais là n'était pas l'unique source de difficultés.

La première donnée qui gêne considérablement l'organisation législative française en Polynésie est « l'organisation du culte catholique, antérieur à notre établissement à Tahiti et qui n'a été constitué qu'en vue uniquement du catholicisme dans des populations dépourvues de gouvernement régulier. Notre établissement a dû gêner l'indépendance de mouvement de la Mission... Toutes les questions religieuses à Tahiti se lient intimement à la question politique ... le clergé protestant jouit d'une vraie supériorité morale...

II faut donc constituer le culte catholique sur des bases analogues à celles d'une Préfecture Apostolique dans quelques-unes de nos Colonies... Les graves difficultés résultent de la dévolution faite par le Saint-Siège, antérieurement à notre établissement, de l'apostolat dans ces régions à une société religieuse, française il est vrai, mais non reconnue. Cette dévolution, pour l'époque à laquelle la Société de Picpus l'a obtenue et pour d'autres motifs respectables, réclame de notre part beaucoup de circonspection et il est impossible, de ma part, d'en tenir compte »[21].

Ce sentiment est partagé par le P. Collette : « Les missionnaires étaient établis aux Marquises et à Tahiti au moment où la France vint occuper ces îles »[22].

C'est un fait que la mission catholique ne doit rien à l'État pour son établissement (voir chapitre IX, Gambier).

Le second motif de difficultés juridiques, signalé par le Ministre Chasseloup-Laubat : la Congrégation des Sacrés-Cœurs, dite de Picpus, est une « Société relieuse non reconnue » légalement par l'État français. À partir de 1861, cette constatation reviendra sans cesse. Les missionnaires sont regardés comme « romains » et non « nationaux ». L'indépendance politique, venant de ces circonstances historiques, dont jouit le Catholicisme « ne peut que gêner l'État » reconnaît le Ministre de la Marine et des Colonies. D'où sa proposition, reprise en 1877 par le Ministre des Cultes de s'inspirer des structures des Préfectures Apostoliques où l'État a droit de regard sur la nomination des Chefs de la Mission[23].

Dans un tel ensemble, certains hauts responsables de l'État, surtout après 1880, identifient la Mission dont le Vicaire Apostolique est le Chef, avec l'appartenance congréganiste des missionnaires. Une telle confusion poussée à l'extrême, voici ce que cela donnera dans la pensée de l'amiral Jauréguiberry, Ministre de la Marine, qui écrit au gouverneur en 1882 : « La Mission n'est qu'une portion d'une congrégation d'hommes non autorisés, et j'ai lieu de m'étonner de l'appui que vous semblez lui prêter... la possession de fait ne constitue pas un droit en sa faveur. Le seul maître des biens est légalement Mgr Tepano Jaussen... il s'agit d'une congrégation non autorisée agissant indirectement et par l'intermédiaire et au nom de ses membres »[24].

Selon les circonstances les Gouvernements successifs oscilleront entre la reconnaissance de la Mission, ou un refus de reconnaissance[25].

Le Gouverneur Chessé proposera pour les Marquises, ce que le Tribunal de Papeete reconnaîtra, que la Mission soit distinguée de la Congrégation qui se borne à prêter son concours[26].

Cela n'empêchera pas la spoliation des biens, commencée aux Marquises, suivie d'un interminable procès entre Papeete et Paris ; l'épilogue en sera l'accord sur les propriétés des Marquises signé entre le gouverneur et Mgr Le Cadre le 7 avril 1924[27].

De son côté, prise dans cette oscillation continuelle, la Mission Catholique a essayé de développer ses arguments. Ils figurent dans le « Mémoire sur la position des missionnaires aux Établissements Français de l'Océanie » rédigé par le P. Collette en 1880 et la très longue étude juridico-historique « sur les biens de la Mission et du Vicaire Apostolique aux Marquises » par M. Langomazino en 1903[28].

Ne perdons pas de vue ce qui est en cause du point de vue de la Mission catholique : l'exercice même de sa mission. Quelle que soit la législation de tel ou tel pays, il faut situer tout cela dans les perspectives mêmes ouvertes par l'important document d'application du Concile Vatican II, publié en mai 1978 sur « les relations mutuelles » entre les églises locales gouvernées par les évêques et les Congrégations religieuses qui les aident à réaliser le projet pastoral diocésain. Il explicite aujourd'hui cette donnée traditionnelle dans l'Église.

Du côté de l'État les apaisements avaient été donnés dès 1922 : M. Jonnart, ambassadeur près le Saint-Siège transmet l'avis de Raymond Poincaré sur l'abus constitué par l'application des Lois de 1901, 1904 et 1905 ; la Mission a donc une existence légale en droit et peut posséder et gérer son patrimoine propre[29].

Le décret Mandel représente donc une évidence, que l'on ne s'est avouée qu'après des décades de diatribes et de procès : l'Église doit pouvoir être reconnue, au moins à travers un organisme juridique, pour gérer ses biens ; mais l'Église et cet organisme doivent aussi se soumettre au contrôle de l'autorité publique, qui en l'occurrence est celle de l'État.

Un autre aspect mérite d'être traité, celui de la gestion pratique au sein du Conseil d'Administration.



[21] Ministre de la Marine au Gouverneur DE LA RICHERlE : Instruction du 22-8-1861, F.O.M. Océanie CI4,A76.
[22] G. COLLETTE : mémoire à Mgr JAUSSEN sur la « position des missionnaires » (4-8-1880), Ar. SS.CC. 59,3.
[23] Ministre des Cultes à Ministre des Colonies (22-9-1877 et 8-6-1877), F.O.M. Océanie, C 106, H 28.
[24] JAUREGUIBERRY au Gouverneur (11-9-1882), F.O.M. Océanie C 106, H 28.
[25] Mgr VERDIER au T.R.P. (18-2-1906), Ar. SS.CC. ; Mgr MARTIN au T.R.P. (5-10·1895), Ar. SS.CC. 47,2.
- Mgr MARTIN au T.R.P. (12-10-1902 ; 3-9-1895), Ar. SS.CC. 47,2.
- Gouverneur PAGE au Ministre (5-12-1853), F.O.M. Océanie C 13, H 69.
- Ministre des Cultes au Ministre de la Marine (8-6-1877), F.O.M. Océanie C 106, H 28.
[26] Mgr DORDILLON au T.R.P. (8-6-1880 ; 20-1-1881), Ar. SS.CC. 47,1 - Tribunal Papeete 1905, Ar. SS.CC. 50, 1. - Mgr MARTIN au T.R.P. (3-9-1895 et 5-10-1895), Ar. SS.CC. 47,2.
[27] J.O. des E.F.O. (11-9-1902) ; Mgr MARTIN au T.R.P. (28-9-1904 ; 10-7-1905), Ar. SS.CC. 47,2 ; Dossier sur les biens des Marquises et du procès, Ar. SS.CC. 50, 1.
[28] G. COLLETTE à Mgr T. JAUSSEN : Mémoire (4-8-1880), Ar. SS.CC. 59,3. Les citations sont de lui. - M. LANGOMAZINO à Mgr MARTIN : étude sur les biens des Marquises (17-1-1903), Ar. SS.CC. 50, 1.
[29] M. JONNART au T.R.P. (27-11-1922), Rome, Ar. SS.CC. 50,1. Cf. également I. ALAZARD au Ministre des Colonies (23-12-1904), Ar. SS.CC. 50,1.

 

- Gestion pratique

Le décret de 1939 « canonise » en quelque sorte la manière de gouvernement de chaque confession religieuse. Voici pratiquement ce qui se passe pour l'Église Catholique.

L'art.2, §1, prévoit que le président du Conseil d'Administration est le Chef de la Mission. Le passage des Vicariats Apostoliques au rang de diocèse en 1966 ne change rien au sens très clair de l'article ; c'est l'évêque qui est président de ce Conseil car il a l'autorité sur cette Église, et il en est aussi le représentant.

Dans le droit de l'Église, les paroisses aussi, les congrégations, les associations de fidèles ont une personnalité morale ; dans le décret, non ! Bien que tous les actes officiels soient soumis à la signature de l'évêque, ce dernier peut parfaitement déléguer ses pouvoirs à ceux qui ont la responsabilité d'une paroisse par exemple, comme le curé. L'ouverture d'un compte bancaire ou postal permet à une paroisse d'y placer ses fonds propres et de les administrer. De même un curé, un diacre, un directeur d'école, un supérieur de congrégation peut gérer les biens immeubles affectés au service dont ils ont la charge.

Ce système très souple n'a qu'une limite et elle est importante : toute la masse des biens meubles ou immeubles n'a qu'un titulaire, le Conseil lui-même. Il n'y a pas de bien d'Église qui ne soit la propriété de ce Conseil.

Le décret Mandel permet donc de consacrer la nature « communautaire » de tous les biens d'Église, et en même temps, à l'intérieur même de la pratique de l'Église, il laisse au principe de « subsidiarité » l'application la plus heureuse et la plus large.

Enfin le principe de subsidiarité permet aussi à l'initiative personnelle de fonctionner à plein ; si une école, une paroisse, une association - qui donc par principe ne sont pas reconnues par le Territoire ou l'État comme personnalité morale - prend l'initiative de construire, d'acheter, il suffit que son projet soit agréé par le Conseil d'Administration qui engage alors sa reponsabilité. Cela permet au diocèse tout entier de veiller à la portée pastorale de ces initiales, et de les placer toujours dans un ensemble.

C'est aussi dans cet ensemble que le Conseil d'Administration doit apprécier s'il faut acquérir ce qui est utile au développement des communautés chrétiennes, ou se séparer de ce qui devient inutile... C'est par rapport à leur destination qu'en fin de compte l'opinion juge la possession des biens immobiliers.

 

- Destination

Le principe canonique selon lequel tout bien d'Église est inaliénable a été maintes fois assoupli et l'Église, société incarnée sur terre, n'échappe pas à l'évolution économique et sociale.

Depuis une quinzaine d'années ces mutations immobilières ont été nombreuses. Le catholicisme, surtout présent aux Marquises et aux Tuamotu, du fait de l'immigration en zone urbaine, est devenu aussi « citadin ». D'où la vente de terrains à destination agricole autrefois, pour l'achat de parcelles là où la population est plus dense. Il est incontestable qu'une si rapide adaptation tant pour les paroisses que pour les écoles, tant pour les œuvres sociales que de loisirs, n'aurait jamais pu se faire si le diocèse de Papeete n'avait pas disposé d'un certain patrimoine ; il est juste d'ajouter : s'il n'avait été aidé par la générosité de personnes donatrices, il serait encore bien au-dessous des tâches nouvelles qu'il doit assumer.

Depuis longtemps, et spécialement depuis que toute activité agricole s'avère peu rentable en Polynésie, l'Église a abandonné l'idée de tirer de l'agriculture ou de l'élevage un complément de ressources. Et surtout maintenant, il y a des organismes territoriaux et sur eux retombe la responsabilité du développement humain et matériel des îles.

Le 31 décembre 1979 la vallée de la Tepapa a été incorporée dans le plan d'urbanisme de la Ville de Papeete, ce que les responsables avaient repoussé jusque-là. Il en résulte que la Vallée est soumise à la même réglementation que le reste de la commune de Papeete, soit pour les lotissements, la largeur des routes, les équipements de tout nature. Entre la fin de la guerre et les premières années du C.E.P., c'est une population pauvre qui avait trouvé, en pleine ville, une place au soleil avec les loyers très modiques. Les familles s'installaient après avoir la plupart du temps aménagé elle-mêmes à peu de frais leurs lots. L'urbanisation de la Tepapa, sans doute nécessaire, va transformer l'habitat ; parviendra-t-on à favoriser toujours les familles modestes ou pauvres ?

La basse vallée a trouvé son caractère. Du temps de Mgr T. Jaussen, elle était tenue par des frères. Le coton ou la canne à sucre ont fait place à l'élevage. Au moment où son initiateur prenait sa retraite en 1884, il voulait que l'on reconnaisse au moins, qu'après des années d'exploitation, elle n'avait pas créé de trou « dans les bilans annuels ». Maintenant, tout a changé ; c'est une zone socio-éducative où les écoles, terrains de sports, foyers pour jeunes ou handicapés ont trouvé à s'implanter au milieu d'une population très variée. Les plus gros réservoirs d'eau de la ville y sont implantés. Un jour elle servira de jonction entre les vallées de Sainte-Amélie et de la Fautaua. En dehors de quelques collines qui peuvent encore être habitées, la moyenne et haute vallée resteront en forêt. Partout où les pentes inhabitables n'offraient qu'une maigre végétation, avec le service du reboisement des dizaines d'hectares ont été plantés. Une réglementation due en 1961 au Maire de Papeete, M. Poroi, en accord avec la Mission, a interdit les cultures maraîchères qui, jusqu'en 1960, avaient donné lieu à des brûlis qui provoquaient des incendies ravageurs. C'était l'époque où la Mairie procédait au captage d'eau dans un des bassins naturels de la rivière. Depuis cette époque les incendies ont complètement cessé.

Le reboisement pratiqué aussi en d'autres endroits est le meilleur service que ces terres trop en pentes peuvent rendre.

La Mission ne provoque pas l'évolution... mais quand elle se produit, par suite des déplacements de population, il faut bien assurer l'implantation dans de nouveaux lotissements. Mais arrivera-t-on à maîtriser tout cela ? À 5 ou 10 minutes de la ville beaucoup de personnes souhaitent habiter la Tepapa.

Les ventes immobilières - commencées du reste après la guerre de 1914-18 par Mgr Hermel (le quartier de la Mission a été ainsi loti), mais ensuite longtemps repoussées - ont permis d'améliorer les budgets, d'équiper les paroisses et le diocèse et augmenter les sommes consacrées au personnel. Il y a une différence sensible entre les budgets et bilans d'il y a encore 20 ans et ceux de maintenant. Les ressources et les dépenses de la Mission se sont accrues dans les mêmes proportions.

En janvier et février 1983 les cyclones « Nano » et « Orama » ont détruit ou mis à mal 12 églises des Tuamotu, et souvent les maisons attenantes et les presbytères... Beaucoup de paroisses ont subi le même sort, que la population. Quand les édifices religieux ont tenu, ils ont servi d'abri. Habituellement ils servent à capter l'eau de pluie et à constituer des réserves d'eau. Il faudra tout reconstruire, sans arrêter l'équipement des nouvelles paroisses. Les cyclones de janvier à avril ont mis à mal 80 bâtiments dans la Mission catholique.

Peut-être y a-t-il eu tendance chez les fondateurs de la Mission à trop prévoir, et à prévoir trop dans l'avenir ? La révision portera-t-elle sur ce point précis ? Chaque génération ne doit-elle pas travailler pour elle-même, sans l'aide de ce que les anciens ont accumulé et laissé ?

En tout cas la participation des diacres et des laïcs, beaucoup plus importante dans les conseils diocésains et paroissiaux, n'a fait que renforcer l'attachement « communautaire » au patrimoine ecclésial et le sens de la solidarité ; car, pour la première fois, le diocèse peut chaque année apporter son concours à des secours extérieurs ou des opérations de développement[30].



[30] Lettre Pastorale : « Partager, toujours partager » (octobre 1982).

 

Budgets de la Mission

On trouvera en Annexe IX, 3, le montant des recettes et des dépenses annuelles de 1849 à 1957, avec quelques éléments de comparaison pour les situer dans le temps et par rapport à la valeur actuelle du franc. Aussi nous ne donnerons ici que quelques analyses faites par les responsables eux-mêmes pour comprendre cet austère tableau de chiffres.

Voici d'abord quelques points particuliers pour rendre plus concrètes diverses données.

- « Prix de revient de la goélette “Vatikana” :

Achat en 1870 : 5 000 F ; cuivrage : 3 600 F ; réparations (1873) : 6 090 F ; équipage (1873) : 1 500 F ; total (pour 3 ans) : 16 190 F » (T. Jaussen : 30-9- 1873).

- « Installations des Frères et des Sœurs par la Mission (après la laïcisation) : 35 000 F. Le plus difficile sera de les maintenir en trouvant 15 000 F par an.

La Mission avec son personnel a dépensé 70 000 F ; soit un total pour 1882 de 105 000 F » (T. Jaussen : 4.3.1883).

- « Les recettes des missionnaires :

Monseigneur me donne 235 F par an pour chacun qui garde les honoraires de messe. Le Conseil Général a voté 3 000 F pour les écoles de Papeete cette année. Les pères des Tuamotu reçoivent 600 F par an pour l'école » (G. Eich : 7-4-1896).

- « Les comptes sur l'exercice du 1-1 au 25-7-1907 donnent :

Recettes 23 187 F, dépenses 28 883,45 F. Nous avons très peu d'honoraires de messe et les vivres sont très chers. On ne peut pas vivre avec 2 F par jour, non compris les vêtements et l'entretien de maison » (C. Maurel, octobre 1907).

Maintenant découvrons quelques comptes rendus plus détaillés.

- Mgr Tepano Jaussen le 11-1-1882 :[31]

« J'ai acquis à Papenoo pour 20 000 F de terrain en collines, vallées, montagnes. J'y ai environ 40 vaches. Toutes les Missions ont des terrains et des vaches... Jamais ni la Propagation de la Foi ni le Gouvernement ne donneront ce qui est l'absolue nécessité à ce Vicariat ; prius est vi vere, deinde philosophari. De 1871 à 1880 inclus la Mission a reçu comme allocation de la Propagation de la Foi : 537 293 F, de l'état : 120 000 F (12 000 F par an). Les dépenses se sont élevées à 861 742 F, soit un déficit annuel de 20 000 F[32].

Voilà donc dix ans que je dois trouver 20 000 F chaque année pour vivre. On dit que cette année le Gouvernement nous enlève 4 000 F et les rations. Il faudra trouver 25 000 F. Il faut bien que la Propagation de la Foi fournisse à nos besoins ou que nous y pourvoyons nous-mêmes ou que nous fassions nos malles. La vallée (de la Mission) et Pamatai nous donnent quelque chose. Nous avons de l'argent placé. Mais l'intérêt est tombé de 8 à 4%. Papenoo réparera ce déchet, si ces terrains valent quelque chose et qu'on s'en occupe. Si aujourd'hui on dépense 86 000 F par an, que sera-ce si tout le Vicariat est un jour occupé ! Pour avoir 24 000 F d'intérêts à 4%, il faut 600 000 F ! »

- P. Rogatien Martin, provincial, le 25-4-1882 :[33]

« Après m'avoir communiqué vos inquiétudes au sujet des biens matériels considérables de la Mission, vous ajoutez : écrivez-moi, dites-moi tout... Les questions sont délicates et difficiles.

La Mission possède 82 000 F placés à intérêts. Cet intérêt est tombé à 4%. Il y a une autre somme provenant de la succession royale de Mangareva, mais qui doit être dépensée exclusivement pour Mangareva. Monseigneur possède en son nom propre une somme importante fruit de ses économies ; il n'y a pas à en tenir compte ici, Monseigneur est libre d'en faire l'usage qu'il lui plaira.

La Propagation de la Foi donne actuellement 50 000 F ; le Gouvernement alloue 12 000 F. Pamatai rapporte 3 à 4 000 F et la vallée de la Mission à peu près autant. En résumé, 72 000 F de rentes annuelles.

Les dépenses dépassent 62 000 F, soit plus que les recettes venant de la Propagation de la Foi et du Gouvernement. Ces recettes iront-elles en augmentant ? Au contraire, probablement.

Les dépenses iront-elles en diminuant ? Il faut entretenir les édifices construits. Si, ce qui est à espérer, nous gagnons du terrain à Tahiti, aux Tuamotu, aux Iles-sous-le-Vent, alors les dépenses seront doublées.

Les frères des écoles sont congédiés de Tahiti. La Mission va les conserver ; elle en sera pour 30 000 F d'installation et 10 000 F d'entretien annuel. Si Monseigneur n'avait pas un peu d'épargne, les frères s'en iraient... Il y aura bientôt les sœurs. Comment la Mission fera-t-elle ?

Les pères demandent vivement une école de catéchistes. Elle a été résolue en principe ; de fait, elle sera remise à plus tard, faute de ressources.

Voyant les recettes diminuer et les dépenses augmenter, Monseigneur a eu l'idée de se créer une ressource par le moyen d'un troupeau à Papenoo ; 20 000 F pour l'achat du terrain, 15 000 F pour les animaux. L'intention a été bonne. L'idée a-t-elle été heureuse ? Elle ne me sourit guère. Je doute qu'on en retire grand bénéfice... Ce n'est pas une affaire de vie ou de mort pour la Mission ; il n'y a pas là de commerce proprement dit. D'exploitation de terrain, il n'en est pas question. Que cette acquisition fasse faire des réflexions inconvenantes, c'est possible !

À part la propriété de Papenoo, je ne vois aucun bien d'une certaine valeur qui ne soit pas très utile "au but pour lequel nos sommes en Océanie", si ce n'est Pamatai ; mais le P. Collette lui-même désire garder Pamatai à cause de la colonie Rapanui qui y est établie.

À Rapanui (île de Pâques), Monseigneur cherche à se débarrasser de ce que la Mission y possède ; mais la succession Brander est embrouillée...

À Mangareva, les pères ont des moutons et des chèvres ; ils passent pour avoir de l'argent. Des explications avec le P. Nicolas seraient utiles. Il ne refusera pas de rendre compte et de se défaire d'une source d'envie et de chicanes de la part des Résidents.

... Nos églises et chapelles de districts sont pauvres en ornements. Nos presbytères sont encore plus pauvres. Un demi-verre de vin par repas, un morceau de lard et du riz sont la nourriture des missionnaires. Une natte sert de lit. Pourquoi ? Par économie et non par avarice. La Mission me paraît sur un bon pied ; elle peut marcher. Qu'elle ne cherche pas à acquérir davantage. Mais elle a pu, sans manquer de confiance en la Providence, prendre les mesures qu'elle a prises. »

- Mgr Verdier le 16-11-1891[34].

« Certains ont décrié la Mission de Tahiti comme riche et sans vie... Quelques mots d'explication ont déchiré ces préjugés. Ils avaient cru tout autre notre situation et ils se demandaient comment la Mission pouvait faire avec si peu de ressources...

Mon Vicariat n'est pas un pays où on peut se créer des ressources locales. Les tentatives réitérées sont restées sans résultat... Il n'y a pas de familles opulentes. Le prix des denrées est deux fois plus élevé que dans les autres colonies et trois fois plus qu'en France : éloignement, rareté des communications, le peu de commerce d'un pays où l'importation dépasse l'exportation.

Veut-on créer des ressources, acquérir ou exploiter une propriété ? La main-d'œuvre fait défaut et coûte cher ; les indigènes n'aiment pas travailler... de manière suivie. Il faut payer 100 à 150 F par mois et fournir nourriture et logement... Pluies fréquentes, chaleur, cyclones, inondations augmentent les dépenses. Les profits d'une propriété se réduisent à une somme modique... La propriété de la vallée de la Mission rapporte 3 000 F.

L'entretien des 22 membres de la Mission exige 40 000 F. Les prêtres se contentent du strict nécessaire La diminution de 25 % de la monnaie chilienne, l'augmentation des prix font un surcroît de 4 000 F. L'aide aux insulaires (habits, frais de mariage civil) : 1 200 F. L'impression des livres : 1 600 F. Les voyages : 7 200 F. Frais de baleinières et matelots : 6 280 F. Les écoles : 20 280 F. Depuis neuf ans qu'elles existent, les deux écoles libres de Papeete ont coûté 182 000 F à la Mission. En plus de l'installation, les dépenses de fonctionnement sont de 15 000 F par an. Les deux écoles de catéchistes de Moorea coûtent 6 000 F par an ; les écoles des îles représentent 4 500 F... Les constructions de nouveaux bâtiments : 8 000 F. Entretien des bâtiments : 8 400 F...

L'évangélisation des nouveaux archipels coûtera beaucoup. Nos dépenses annuelles s'élèvent à 100 000 F. »

- Mgr Paul Mazé : 1947 à 1961.

Pour comprendre l'explication des comptes qu'il fournit, il faut se souvenir de plusieurs éléments. Pendant plus de cinq années, il n'y a eu aucune relation avec la Métropole et dès septembre 1940, la Polynésie rallie la France Libre. Tahiti n'a pas souffert de la guerre et a plutôt bénéficié de la présence américaine à Bora-Bora, alors que la Métropole a beaucoup souffert sur tous les plans. La réputation de richesse de la Mission de Tahiti reste incrustée dans les mentalités, en particulier dans la congrégation des Sacrés-Cœurs. Comme tous, les pères doivent reconstruire au sortir de la guerre ; il semble normal à ses responsables généraux de demander de l'aide auprès de tous ceux qui bénéficient des services de la congrégation.

Le 17 août 1947, Mgr Mazé constate : « Les prix montent en flèche. Nous sommes en dette. On est plus privé que pendant la guerre. »

Le 22 février 1948, il écrit : « Nous avons reçu de la Propagation de la Foi, en 1947, 8 000 dollars (390 000 CFP). Nos dépenses s'élèvent à 1 360 000 CFP. En un an, j'ai pris sur notre dépôt 12 000 dollars. Devant nos immenses besoins et notre situation critique, nous avons obtenu cette année 15 000 dollars. Qu'est-ce cela pour nos besoins ? Nos écoles demandent des réparations pour des millions... et nos églises, notre personnel : pères, frères, sœurs, séminaristes, catéchistes ! »

Bien souvent Mgr Mazé reviendra sur cette question, pris entre la congrégation des Sacrés-Cœurs, qui demande d'être aidée en 1961 pour la formation des futurs missionnaires dont beaucoup viennent en Polynésie, et la volonté de soutenir de toutes ses ressources l'Église en Polynésie. Entré dans le tourisme[35], le Territoire connaît une forte augmentation démographique et est à la veille d'entrer dans une « économie de monnaie » qui provoque un brassage commercial qui dure toujours. Au moment où Mgr Paul Mazé construit à Taravao une école, un noviciat, prépare la réimpression de la Bible, les seules dépenses extraordinaires représentent 9 400 000 CFP.

Ce chapitre a abordé un domaine autour duquel se sont crispées les relations Église-État pendant trop longtemps. En réalité deux conceptions de la société et de la « mission » se sont affrontées. La « pastorale » consiste précisément pour l'Église à maintenir les choix que la poursuite de la mission commande. Même quand de part et d'autre les conceptions de la société sont inconciliables, l'Église avec sagesse doit comprendre que les querelles ne portent jamais sur tout, et qu'il n'y a finalement pas de raisons qu'elles opposent les hommes.

À travers des relations administratives lentes qui portent la marque de leur temps mais qui ont engendré une pratique, chacun ressent les divers témoignages et documents selon son expérience, sa vision des choses, du monde, de l'Église. 1 000 dollars c'est beaucoup pour une personne ; c'est peu pour une communauté sans cesse tournée vers l'avenir. On peut admirer ou critiquer la conception de développement rural tenté obstinément par la Mission catholique pour assurer son autonomie économique, et celle des populations des îles. On peut se réjouir ou s'interroger sur une évangélisation reposant beaucoup sur les investissements lourds des églises et des écoles. Nous avons tenté « de présenter la vérité pour arriver à la lumière ». Dans une situation aussi complexe qu'évolutive depuis 150 ans, une réflexion en profondeur s'impose ; une réflexion évangélique concrète et réaliste doit suivre pour bâtir ensemble une Église à la fois locale et universelle, particulière, ouverte, fidèle à son passé et porteuse d'avenir[36].



[31] Au T.R.P., Ar. SS.CC. 58, 1.
[32] Voir les détails à l'Annexe IX, 3.
[33] Au T.R.P., Ar. SS.CC. 47,2. Rapport qui fait suite aux accusations du P. COLLETTE.
[34] Au Conseil Central de la Propagation de la Foi à Lyon, Ar. SS.CC. 58,2.
[35] Le tourisme a rapporté 256 millions CFP à Tahiti en 1961.
[36] Diverses précisions actuelles ont été fournies par Mgr COPPENRATH qui a aussi apporté sa contribution aux lignes qui concernent le foncier.

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