Tahiti 1834-1984 - Chap. VI

 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL DES ÎLES LOINTAINES

 

 [pp.109-228]

 


 

Chapitre 6

Évangélisation protestante

[pp.129-147]

 

Si l'on excepte les passages épisodiques de Mendana à Vaitahu et Puka-Puka en 1595, de Quiros à Hao en 1606 et l'essai d'implantation missionnaire par les franciscains espagnols à Tautira du 27 novembre 1774 au 12 novembre 1775, essai soldé par un échec par « manque de hardiesse et de persévérance devant une œuvre aussi ardue que l'évangélisation des îles », il faut affirmer que l'enracinement de l'Évangile en Polynésie est l'œuvre des protestants anglais de la « London Missionnary Society » à partir du 5 mars 1797. L'expérience montrera que cette « arrivée de l'Évangile » qui rayonnera dans le Pacifique à partir de Tahiti sera une entreprise rude, décevante, exigeant foi et ténacité, vertus qui animaient Henry Nott très particulièrement. Dans un esprit de justice historique élémentaire, dans un esprit de vraie charité fraternelle entre chrétiens désormais animés d'une volonté œcuménique sincère dont la réalisation en commun du musée « Tenete » est un signe porteur d'espérance, il est normal, dans ce livre consacré au 150e anniversaire de la Mission Catholique, de rendre hommage à l'Église Évangélique en connaissant mieux son histoire.

Sans doute « faire la vérité dans la charité » est un idéal difficile à atteindre dans une telle entreprise de comprendre par le dedans l'évangélisation de la Polynésie. L'histoire de ces îles est très complexe et marquée par de multiples « guerres » : guerres militaires et politiques, luttes entre Anglais et Français, luttes interconfessionnelles sévères, « guerre scolaire » vigoureuse, laïcisme anticlérical. « Les ignorer serait tourner le dos à la vérité. Bien des réactions qui ne se justifient plus aujourd'hui avaient autrefois leurs raisons qui appartiennent à l'histoire »[1]. Newbury remarque de façon pertinente : « Quiconque entreprend de décrire les relations entre l'Europe et le Pacifique à cette époque, en passant au crible tous les documents - anglais et français - accumulés... , doit résoudre les problèmes qu'engendre habituellement toute tentative d'analyse compréhensive de la pensée d'une autre époque. Il faut se projeter dans le mécanisme d'une variété d'esprits qui ont laissé une grande diversité d'œuvres. En second lieu, s'il ne veut pas sacrifier la perspective historique au profit d'un thème, il faut tenir compte des intérêts particuliers de ceux qui, à cette époque, ont écrit et réfléchi sur les mers australes »[2]. Profonde remarque, combien vraie pour la Polynésie.

« Petites îles, grands problèmes », a-t-on écrit. Tahiti et la Polynésie en sont l'illustration historique par trop évidente. Éviter l'anachronisme des idées et du langage, purifier la mémoire sans raviver les plaies du passé, se mettre au point de vue de l'autre dans la recherche de la vérité des faits et de l'Évangile du Christ, peut devenir source d'espérance en le faisant dans l'obéissance de la Foi et dans un amour respectueux. Si, involontairement, telle expression employée heurte nos frères protestants, qu'ils veuillent bien accepter les excuses cordiales de quelqu'un qui fut chargé des relations œcuméniques à Nouméa de 1975 à 1978.


[1] Eglise Evangélique: Centenaire des Eco/es Protestantes à Tahiti: 1866-1966, p. 28.
[2] C.W. NEWBURY : « Conception européenne du Pacifique au XVIIIe siècle et la Société des Missions de Londres », in Le Monde non chrétien, 1922, pp.305-312.

Évangile seul… et "civilisation chrétienne"

La conjonction de l'immense intérêt pour les « Iles des Mers du Sud » avec le « Réveil spirituel » en Angleterre fut reçu par les « vrais chrétiens » comme une coïncidence divine et un « appel ardent à faire quelque chose pour les pauvres païens ». Une double motivation animait le Révérend Haweis qui ne faisait que de brèves incursions dans le lyrisme paradisiaque du « bon sauvage » : libérer les sauvages des turpitudes, annoncer l'Évangile de Dieu.

« Le sauvage nature consomme encore la chair de ses prisonniers, apaise ses dieux par des sacrifices humains ; des sociétés entières d'hommes et de femmes vivent dans la promiscuité et massacrent tous les enfants nés parmi eux, tandis que la turpitude, commise à la lumière du jour, proclame que la honte est aussi peu connue que le sentiment de la souffrance...

Le contact avec les Européens leur a apporté quelques avantages, mais il a fait fondre sur eux une misère et des maladies qui leur avaient été jusqu'alors totalement inconnues... L'ignorance de leur esprit et leur dépravation morale ont fortement imprimé dans notre esprit l'obligation où nous étions de les appeler des ténèbres à la lumière merveilleuse »[3].

En 1867, le Pasteur Arbousset écrira : « Telles étaient les horreurs enfantées par l'orgueil, la superstition, l'envie, les passions. Qu'on ose dire, en présence de ces scènes, que l'homme naît bon par nature et qu'il n'a pas besoin du christianisme. »

Tahiti était décrite avec un langage sévère, et les habitants, polynésiens comme européens, sous les sombres couleurs des pires dépravations. Pourtant Haweis constatait qu'on pouvait « emmener aux îles de la Société sa femme et sa famille... et qu'un Tahitien subissait moins de sollicitations qu'un Anglais dans les rues de Londres ».

Aussi donne-t-il quelques conseils précis aux premiers missionnaires pour « annoncer l'Évangile selon leurs dons et leurs qualités ». « Évitez toute discussion subtile ou point de controverse entre vous et les natifs. Ne vous disputez jamais. Écartez tous les sujets qui provoqueraient des questions autres que celles concernant la gloire du Seigneur. N'argumentez pas afin de faire étalage de votre propre sagesse. Ne croyez jamais que l'on peut répondre à toutes les objections ou réduire au silence tous les contradicteurs. Afin de convaincre les natifs de leurs péchés, je vous conseille de vous concentrer sur les fautes les plus graves et les plus païennes, tels que les sacrifices humains, les meurtres d'enfants et la prostitution. Évitez de vous en prendre aux coutumes dans les domaines de moindre importance, comme les façons de s'habiller ou les distractions, même si elles vous paraissent indécentes.

En tant que trait d'union entre des enfants de Dieu appartenant à plusieurs sectes, afin de poursuivre notre œuvre de la façon la plus favorable et pour éviter dans la mesure du possible toute dissension, un principe fondamental de la Société des Missions est que notre dessein n'est pas d'envoyer aux païens des Presbytériens, des Indépendants, des Episcopaux ou des prédicateurs en tant que représentants de telle ou telle secte, parmi lesquels il pourrait y avoir de sérieuses différences d'opinion, mais simplement le glorieux Évangile de Dieu »[4].

Ce projet explicite très clairement l'esprit et le style d'évangélisation initial des missionnaires anglais de la L.M.S. Ils se situaient résolument dans le « Revival » comme mouvement spirituel. Ils venaient plus pour annoncer le « pur Évangile » que pour fonder l'Église. Chacun était libre de sa confession religieuse personnelle. La L.M.S. était et se voulait une société missionnaire d'évangélistes avant tout, très libre à l'égard des différences confessionnelles et doctrinales selon la vision congrégationaliste. Aussi, chaque paroisse constituera progressivement une Église autonome sous la responsabilité de son Pasteur qui pourra avoir une autre conception ecclésiale que son voisin, une autre interprétation de l'Évangile. La structure actuelle de l'Église Evangélique de Polynésie Française date de 1963 seulement. Elle est le fruit d'une histoire longue et complexe que nous allons retracer dans ses principales étapes[5].

Mais nous ne pouvons terminer ces pages qui nous font revivre le projet initial des missionnaires de la L.M.S. sans les saluer en les « appelant chacun par son nom »[6]. Cette liste montrera, mieux que de longs développements, que la Société Missionnaire de Londres, avec l'annonce de l'Évangile, envisageait une formation globale des Tahitiens par l'initiation aux diverses techniques artisanales et professionnelles jugées indispensables à toute promotion humaine. Sur les trente missionnaires destinés aux îles du Pacifique, il n'y avait que quatre pasteurs pour vingt-six artisans laïcs ; six venaient avec leurs femmes et deux avec leurs enfants. La grande majorité était constituée de célibataires. C'était une sorte de village complet qui partait, au nom de l'Évangile, selon ce qui se faisait à cette époque pour peupler et civiliser l'Australie. « La Société entendait faire marcher de front la prédication de l'Évangile et les bienfaits de la civilisation chrétienne », écrit Charles Vernier.

En voici les premiers acteurs :

Rév. J.F. Cover               34 ans     et sa femme Mary 37 ans, avec leur fils de 12 ans ;
Rév. J. Erye                   28 ans     et sa femme Elisabeth ;
Rév. John Jefferson        36 ans ;
Rév. Thomas Lewis         31 ans ;
Henry Bicknell                29 ans     charpentier ;
D. Bowell                       22 ans     boutiquier ;
Benjamin Broomhall        20 ans     bourrelier ;
J. Buchanan                    31 ans     tailleur ;
Samuel Clode                  35 ans     jardinier ;
John Cock                       23 ans     charpentier ;
J. Cooper                        28 ans     cordonnier ;
W. Crook                        21 ans     ferblantier ;
John Guillham                 22 ans     chirurgien
J. Harper                        26 ans     ouvrier en coton ;
J. Harris                         39 ans     tonnelier ;
Rowland Hassel              27 ans     tisserand, et sa femme Elisabeth 29 ans, avec leurs deux enfants :
                                                    Thomas (2 ans) et Samuel (4 mois) ;
William Henry                  23 ans     menuisier et sa femme Sarah 23 ans ;
Peter Hodges                   29 ans     forgeron, et sa femme Mary 25 ans ;
M. Hudden                       23 ans     boucher, et sa femme ;
Samuel Kelso                   48 ans     tisserand ;
Edward Main .                  24 ans     tailleur ;
John Nobbs                     24 ans     chapelier ;
Henry Nott                      22 ans     maçon ;
Francis Oakes                  25 ans     cordonnier ;
James Puckey                 25 ans     cordonnier ;
William Puckey                20 ans     artisan ;
William Shelly                 21 ans     tourneur-ébéniste ;
William Smith                 21 ans     marchand de toile ;
E. Weeson                       44 ans     maçon ;
E. Wilkinson                    27 ans     ébéniste ;

Cela représentait un ensemble de trente-neuf personnes, jeunes, qui s'embarquèrent à Londres le 10 août 1796. Le « Duff » quitta Portsmouth le 23 septembre.


 

[3] Sermons pour les missionnaires. in C.W. NEWBURY. op. cit., p.310.
[4] ln Mémorial polynésien. T. l, p. 409.
[5] Pour cela, nous suivrons surtout : - Ch. VERNIER : Tahitiens d'hier et d'aujourd'hui. S.M.E., Paris 1948, 287 pages. - D. MAUER : Aimer Tahiti. Nouvelles éditions latines, Paris 1972,254 pages ; L'Eglise Protestante à Tahiti. Société des Océanistes, dossier 6, Paris 1970, 31 pages. - Ph. REY-LESCURE : Abrégé d'Histoire de Tahiti. Klima, Papeete 1970, 125 pages.
[6] Th. ARBOUSSET : Tahiti et les îles adjacentes. Paris 1867, Grossart, p.29. The Night of Toil. London, Hatchard and Son, 1847, p.8.

Les grandes étapes de l'Église nationale

La longue histoire de l'Église Protestante à Tahiti et en Polynésie se déroule en trois grandes périodes : la période anglaise (1797-1863), la période française (1863-1963), la période polynésienne autonome depuis le 1er septembre 1963. Au point de vue de la présence des pasteurs, les derniers pasteurs anglais n'ont quitté Tahiti qu'en 1886 - le Révérend Green - et les Iles-sous-Ie-Vent qu'en 1890 - le Révérend Cooper.

Il est utile de situer, dès maintenant, le statut de l'Église Protestante en Polynésie par rapport au Droit Public et à sa reconnaissance officielle par les divers Régimes politiques qui se sont succédés depuis le 5 mars 1797 à Tahiti.

Après la victoire des chrétiens à la bataille de « Feipi » le 12 septembre 1815, le mouvement général de conversion qui fit suite au pardon des vaincus offert par Pomaré II et le baptême du Roi le 16 mai 1819, il était nécessaire de bâtir une législation nouvelle. Dans la pratique et selon l'esprit théocratique de l'époque, ce nouveau Code de dix-neuf lois civiles basées sur le Décalogue, promulgué solennellement dans l'immense chapelle royale du Papaoa - Arue - le 13 mai 1819 par Pomaré II, était inspiré par le modèle biblique du royaume de David-Salomon et la pratique de la monarchie anglaise. Le Protestantisme était la religion officielle unique. Comment pouvait-il en être autrement ?[7].

Cette situation sera explicitement reconnue, moins l'unicité de religion, par le Traité de Protectorat du 9 septembre 1842. En raison de l'importance de ce texte officiel, inaugurant la présence de la France à Tahiti et de son implication dans les affaires religieuses jusqu'à nos jours, le voici intégralement[8].

« Taïti, le 9 septembre 1842.

Parce que nous ne pouvons continuer à gouverner par nous-mêmes, dans le présent état des choses, de manière à conserver la bonne harmonie avec les gouvernements étrangers, sans nous exposer à perdre nos îles, notre liberté et notre autorité ;

Nous, les soussignés, la Reine et les Grands Chefs de Taïti, nous écrivons les présentes pour solliciter le Roi des Français de nous prendre sous sa protection, aux conditions suivantes :

      1. La Souveraineté de la Reine et son autorité, et l'autorité des Chefs sur leurs peuples seront garanties ;
      2. Toutes les lois et règlements seront faits au nom de la Reine Pomaré, et signés par elle ;
      3. La possession des terres de la Reine et du peuple leur sera garantie. Ces terres leur resteront. Toutes les disputes relatives au droit de propriété ou des propriétaires des terres seront de la juridiction Spéciale des tribunaux du pays ;
      4. Chacun sera libre dans l'exercice de son culte ou de sa religion ;
      5. Les églises existant actuellement continueront d'être ouvertes et les Missionnaires Anglais continueront leurs fonctions sans être molestés ; il en sera de même pour tout autre culte ; personne ne pourra être molesté ni contrarié pour sa croyance.

À ces conditions, la Reine Pomaré et ses Grands Chefs demandent la protection du Roi des Français, laissant entre ses mains, ou aux soins du Gouvernement Français, ou à la personne nommée par lui et avec l'approbation de la Reine Pomaré, la direction de toutes les affaires avec les Gouvernements Étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidants étrangers, les règlements du port, etc., et de prendre telle autre mesure qu'il pourra juger utile pour la conservation de la bonne harmonie et de la paix.

Pomaré,

Paraita, régent ; Utami, Hitoti ; Tati.

Aritaimai, envoyé de la reine Pomaré.

Ce même 9 septembre 1842, le Contre-Amiral Abel Dupetit-Thouars accepte au nom du Roi et de la France, sauf ratification ».

Les lois du 18 mars 1851, réglementant et limitant les déplacements des pasteurs anglais, et du 22 mars 1852 sur l'indépendance des églises tahitiennes et l'élection des pasteurs par les notables, ne toucheront pas à cette reconnaissance officielle des Églises protestantes par la France ; c'est leur gestion par les pasteurs anglais qui en sera rendue plus difficile, comme conséquence de la « guerre de Tahiti » et de l'attitude de Georges Pritchard (voir chapitre III).

Une ordonnance royale de Pomaré V en date du 3 février 1880, a précisé l'organisation des Églises protestantes de Tahiti et de Moorea. Le Roi en « remettant complètement et pour toujours ses États entre les mains de la France » le 29 juin 1880, demandait « à ce grand pays de continuer à gouverner notre peuple en tenant compte des lois et coutumes taïtiennes »[9]. Suite à cette donation, ratifiée par la Loi du 30 décembre 1880, la Société des Missions Évangéliques de Paris écrivit une lettre importante au Ministre des Colonies ; celui-ci y apporta une grande attention si on en juge par le soulignement et les mentions « Bien » en marge[10].

« Au moment où Tahiti et Mooréa viennent de révêtir, par leur annexion à la France, la forme définitive de leur existence, le Comité de la S.M.E. de Paris prend la liberté d'appeler votre bienveillante attention sur la situation et les besoins des Eglises indigènes de ces îles...

Lorsque, en 1863 et en réponse à l'appel du gouvernement français par l'Assemblée législative tahitienne, notre Comité se décida à envoyer des pasteurs français à Tahiti, il eut conscience de ne pas obéir seulement à un devoir de fidélité religieuse ; il crut aussi faire œuvre patriotique et ses envoyés partirent avec la mission de prouver à la population tahitienne qu'on peut concilier la fidélité à la foi protestante avec l'amour ardent de la France.

De son côté, le Gouvernement a tenu à montrer aux Tahitiens que la France entend pratiquer l'égalité de tous les cultes, non seulement en Métropole, mais encore dans les colonies ; le Ministère de la Marine et des Colonies a pris l'initiative de mesures réparatrices par lesquelles l'Église tahitienne a enfin reçu une constitution régulière qui consacre officiellement sa position... »

Le décret du 23 janvier 1884, instituant le Conseil Supérieur des Églises et organisant les paroisses et les arrondissements avec leurs conseils propres, donna son Statut actuel et sa direction générale à l'Église Protestante de Tahiti. Il fut précisé et modifié par le décret du 5 juillet 1927. C'est toujours ce cadre juridique officiel qui régit l'Église Protestante, dont l'autonomie ecclésiastique fut proclamée en présence du Pasteur Marc Boegner le 1er septembre 1963 à Papeete. L'Église Évangélique de Polynésie Française était née en cette année du Centenaire de l'arrivée des premiers pasteurs français ; elle fait partie du Conseil Œcuménique des Églises qui a son centre à Genève.

Ce bref parcours permet de comprendre ce qu'écrit le pasteur Charles Vernier : « Les Viénot, Vernier, Brun, Moreau ont réussi... à donner un statut aux Églises de Tahiti et de Mooréa, statut étendu à toutes les églises de la Polynésie Française. Certes nous aurions préféré la Séparation des Églises et de l'État purement et simplement. Le Gouvernement ne payant plus de traitement aux pasteurs, les églises avaient droit à cette indépendance absolue -l'Église Catholique et les sectes sont indépendantes de l'État et l'ont toujours été. Elles ne représentent pas en effet l'Église nationale des Tahitiens -. Mais, puisque le Conseil d'État a voulu maintenir le statut officiel de nos Églises, tout en conservant un droit de regard sur nos délibérations, nous aurions tort aussi de ne pas reconnaître, dans cette position officielle de nos Églises, un avantage appréciable. Ce statut constitue pour elles une protection et une sauvegarde »[11].

Cette situation d'« Église Établie » officielle du Protestantisme Évangélique comme « religion du peuple » tahitien est une position originale en Polynésie française ; c'est un héritage anglais mâtiné de centralisation française. Elle est sans doute unique, au point de vue juridique, dans l'ensemble français, régi par la loi de Séparation des Églises et de l'État depuis le 9 décembre 1905[12].


 

[7] D. MAUER : Aimer Tahiti, p.97.
[8] L. JORE : L'Océan Pacifique. T. II, pp.280-281, 298-299.
[9] F.O.M. Océanie C 132, H 26. Le carton 132 est consacré à l'Église protestante à Tahiti.
[10] F.O.M. Océanie C 132, H 30, lettre du 28 février 1881. Il convient de souligner que, pour les missionnaires protestants, l'évolution progressive de la paroisse vers une Église autonome est l'effet direct de ces deux lois de 1851 et 1852.
[11] Ch. VERNIER : Tahitiens d'hier et d'aujourd'hui, pp.194-195.
[12] Mgr HERMEL au T.R.P. : lettre du 18-8-1910 : « les Protestants ne vivent pas la Séparation ». Ar. SS.CC., 58,3. - S.M.E.P. au Ministre : rapport de 1925 ; Ar. D.E.F.A.P. Océanie. - Gouverneur ORSELLI au Commissaire aux Colonies : « Missions religieuses en Océanie », rapport du 30-11-1943. F.O.M., Océanie C 135.

Évangélisation anglaise

La période anglaise du Protestantisme peut s'analyser selon trois principales étapes : 1797 à 1815 : débuts difficiles, 1815 à 1836 : épanouissement, 1836 à 1863 : rencontre avec la France.

1797-1815. Après une traversée de 207 jours, le dimanche 5 mars 1797 le « Duff » jeta l'ancre dans la baie de Matavai. Après les danses de bienvenue des Arioi à bord, l'étrange bateau missionnaire, au lieu du troc et des orgies habituelles, rassemble ses passagers pour un culte animé par le Révérend Cover sur le thème : Dieu est amour. Selon le conseil tenu à bord le 27 février, 18 missionnaires, dont les quatre pasteurs, étaient destinés à Tahiti, 10 à Tonga et 2 aux Marquises. C'est le 7 mars qu'ils débarquèrent, bien accueillis par les trois générations de Pomaré : le vieil Hapai, le régent Pomaré 1er et le roi en titre Pomaré II. Une case fut offerte aux missionnaires avec la permission de résider à Matavai. Le 26 mars, le « Duff » partit pour Tonga où il arriva le 10 avril et les Marquises où il débarqua le 6 juin W. Crook seul, J. Harris ayant pris peur. Le 6 juillet, le navire de la L.M.S. était de retour à Matavai d'où il repartit le 4 août 1797 pour Londres après avoir débarqué le matériel, les outils et les provisions nécessaires pour les artisans et leurs familles. Les 18 missionnaires se trouvaient seuls devant un avenir imprévisible.

Comme les franciscains espagnols à Tautira en 1775, les protestants anglais allaient découvrir très vite l'abîme séparant leur rêve évangélique et le comportement brutal des Tahitiens, déjà marqués par l'image de déserteurs européens et des baleiniers. Pomaré 1er s'intéressait surtout à la poudre et aux armes ; la population convoîtait les outils en fer et tracassait les missionnaires ; Pomaré II était réservé et ne sévissait pas contre les voleurs. Devant ces difficultés de tous ordres, Th. Arbousset écrit[13] : « Qu'on ne jette pas la pierre aux premiers missionnaires qui étaient comme “agneaux au milieu des loups”. Il y eût des tâtonnements, des mécomptes. On regrette qu'ils ne fussent pas arrivés dans le pays armés seulement de la foi, de leur Bible et de l'esprit de prière. Les fusils apportés par eux les protégèrent du mal et ils n'en firent pas usage... Forcés d'avoir des outils, des effets, des provisions, il leur fallait bien monter la garde jour et nuit... ; le sauvage était habile et le défaut d'adresse à dérober sans être vu passait pour plus grave que le vol. » Aussi Jefferson écrivit à Londres le 13 août 1797 : « Plus j'observe les mœurs, le caractère et la conduite de ce peuple, plus je suis convaincu que notre succès ne sera pas rapide... si nous devons réussir un jour, ce ne sera que par des voies ordinaires. »

En plus des guerres incessantes, des sacrifices humains, des innombrables infanticides des Ariois (voir chapitre III), de la dépravation et des maladies des Européens (voir chapitre IV), divers incidents vinrent encore compliquer une situation bien plus difficile que prévue. Le Révérend Lewis, passant outre au refus de ses collègues, épousa une indigène et abandonna la mission, avant de périr assassiné en 1799. Le 6 mars de cette même année, les missionnaires demandent et obtiennent du capitaine Bishop du « Nautilus » de ne pas faire le commerce de la poudre et des armes ; les indigènes attaquent les missionnaires. Devant le danger immédiat, onze missionnaires découragés s'embarquent le 30 mars sur le navire pour se réfugier à Sydney. Des sept restant, deux vont conditionner l'avenir de la mission anglaise : le Révérend Jefferson qui mourra en 1807 et surtout le maçon Henry Nott, à la foi tenace et au désir de connaissance insatiable. Il déchiffrera et fixera la langue tahitienne avant de traduire la Bible, travail qu'il achèvera en 1835. Non seulement l'Église Protestante mais toute la Polynésie lui doivent une profonde reconnaissance.

En 1800, si B. Broomhall, après avoir épousé une indigène, quitta la mission et Tahiti, le noyau restant commença à bâtir la première chapelle à Matavai le 5 mai de cette année-là. Pomaré 1er y fit l'offrande d'un thon au « Dieu Jehova ». Aux îles Tonga, le massacre de trois des quatre envoyés fit abandonner cette mission. En 1801, le « Royal Admiral » envoyé par la L.M.S.  - le « Duff » avait été capturé par des corsaires français en 1799 - apporta du renfort avec huit nouveaux missionnaires[14] et du réconfort avec les secondes lettres des Directeurs de Londres depuis quatre ans. Cela permit à Nott et Eider de faire un tour missionnaire de Tahiti pour la première fois, du 26 février au 5 avril 1802, malgré le climat de guerre provoqué par l'enlèvement de la statue d'Oro par Pomaré II.

Cette dure guerre, menée par Rua, perturba d'autant plus l'action des missionnaires que Hapai, le fondateur de la dynastie des Pomaré, mourut en novembre 1802, suivi de son fils, le régent Pomaré ler, le 3 septembre 1803. La mission anglaise perdait avec lui son protecteur. Pomaré II n'avait pas la même sympathie pour eux ; de plus, il était livré à lui-même sans formation, adonné à l'alcool, d'un caractère instable, violent et porté à la guerre. Nous avons déjà parlé précédemment de cette période troublée de l'histoire de Tahiti (chapitre III). Après la bataille du 22 décembre 1808 qui vit la défaite de Pomaré II, la mission protestante de Matavai fut dévastée de fond en comble. Les quatre derniers missionnaires : Nott, Hayward, Scott et Wilson (tous célibataires) quittèrent Tahiti ; Scott et Wilson ne tardèrent pas à rejoindre Sydney. Hayward s'installa à Huahine et Nott partagea le sort de Pomaré II qui s'était réfugié à Eimeo (Moorea). Cet exil et la fidélité d'Henry Nott firent réfléchir le Roi qui perdit peu à peu confiance en ses dieux. En même temps, Nott lui apprit à lire et à écrire en tahitien. Ainsi, après onze ans de travail missionnaire, tout semblait désespéré ; il n'y avait aucune conversion, aucun baptême.

A partir de 1811, les signes d'espérance se multiplieront. D'abord Pomaré II demanda le retour de missionnaires partis en Australie. Puis il prit de plus en plus de distance avec les usages païens : l'affaire de la tortue, animal sacré, qu'il mangea sans les cérémonies aux dieux ; la naissance de sa fille Aimata en 1813 - issue de son remariage avec la fille du roi de Raiatea en 1812 - célébrée sans se soumettre aux coutumes traditionnelles ; l'ouverture d'une école. Oro ne réagissait pas ; les missionnaires acquéraient du respect et les réunions de prière se multiplaient. Le décès d'Itia, femme de Pomaré 1er qui était opposée aux missionnaires, facilita le mouvement de conversion ; le prêtre d'Eimeo, Patii, brûla les idoles polynésiennes en 1815, le roi de Huahine et le grand-prêtre de cette île se convertirent.

Le 13 juillet 1813, furent inaugurés à Papetoai le premier temple et la première école biblique de Moorea ; trois cent personnes les fréquentaient. Les « pure-Atua » (prieurs de Dieu) se multipliaient, même sur l'île de Tahiti. Aussi l'affrontement entre les chrétiens et les indigènes restés païens devenait inévitable, d'autant que Pomaré II ne faisait pas l'unanimité des chefs. Quelques chrétiens furent tués ou attaqués pour être offerts sur les marae. Un chrétien jeta au feu le maro ura royal fait de plumes sacrées. Tous ces incidents aboutirent à la bataille de Narii (ou des Fei Pi) le dimanche 12 novembre 1815. Les païens, décidés à en finir avec les chrétiens, les attaquèrent alors qu'ils étaient réunis au temple de Narii à Punaauia. Après un combat incertain, les chrétiens l'emportèrent et Pomaré II accorda le pardon à ses ennemis. Ce geste inouï de clémence eut raison des païens qui demandèrent à se convertir. Le roi ordonna de détruire les marae, de brûler les idoles. Les sacrifices humains et les infanticides furent abolis. Le christianisme triomphait.

1815-1836. Une période d'épanouissement rapide s'ouvrait. Dès 1817, arrivèrent à Tahiti huit nouveaux missionnaires, envoyés de Londres l'année précédente ; parmi eux, en plus de Barff et Orsmond, il faut citer John Williams - l'apôtre des Mers du Sud qui ne resta que quelques mois à Tahiti-Moorea avant d'évangéliser Raiatea, Huahine, les îles Cook, Samoa et le Vanuatu où il périt assassiné le 20 novembre 1839 - et William Ellis qui apportait une presse sur laquelle il imprima 2 600 syllabaires, un catéchisme, l'Évangile de Luc en tahitien, le Code des lois et bien d'autres textes ; son imprimerie était installée à Afareaitu dans l'île de Moorea. C'est le roi Pomaré II qui composa et tira en personne les premières épreuves du livre de lecture en tahitien le 30 juin 1817. Un immense appétit de savoir et de lecture se fit jour à Tahiti et Moorea. Les écoles se multiplièrent autour des temples ; tout s'y faisait en tahitien.

Il est utile de situer quelques dates importantes de cette période de rapides progrès. Le 13 mai 1818 à Papetoai, la Société des Missions Évangéliques de Tahiti est fondée pour l'évangélisation des autres îles de l'Océanie. À partir de ce moment les missionnaires commencèrent à se disperser.

Du 10 au 15 mai 1819, se déroula la grande semaine du christianisme tahitien. Le 11 eût lieu l'inauguration de la gigantesque « chapelle royale » de Papaoa (Arue) en présence de 6 000 personnes[15]. Le 13, le roi y promulgua les 19 lois civiles fondées sur le Décalogue et le dimanche 15, Pomaré II fut solennellement baptisé. C'est en juillet 1819 qu'est fondée « l'Église chrétienne de Papetoai » avec les membres communiants qui participent pour la première fois à la Sainte Cène ; en janvier 1821, cette église institue les six premiers diacres, dont l'ancien prêtre Patii.

Pomaré II meurt de ses excès d'alcool le 7 décembre 1821. Son fils unique, Pomaré III, n'a qu'un an. Il sera élevé à Afareaitu dans une école missionnaire fondée en 1824 sous le titre impressionnant d'« Académie des Mers du Sud ». Le jeune roi meurt en janvier 1827 ; il est remplacé par sa sœur, Aimata, qui devient Pomaré IV (1827-1877). La jeune reine, non préparée à ce rôle, n'a que 14 ans. Elle songe plus aux amusements et aux fêtes qu'à la foi chrétienne.

Le paganisme fait sa réapparition, d'autant que les conversions en masse n'avaient changé ni le comportement ni le cœur des Tahitiens. Danses, tatouages, orgies reprirent avec force. La secte des Mamaia fit un syncrétisme de la foi chrétienne et des mœurs païennes. Elle sévit, protégée par la reine, jusqu'à son bannissement en 1832.

Pendant ce temps, l'infatigable Henry Nott achevait de traduire la Bible en tahitien. Ce grand œuvre fut terminé le 18 décembre 1835. Il la fit imprimer à Londres en 1836 ; il revint avec l'édition complète en 1838 à Tahiti où il mourut le 2 mai 1844 au terme d'une vie missionnaire exemplaire.

Quels sont les résultats de cette évangélisation anglaise de la L.M.S. ? Il est difficile de les apprécier par rapport à elle-même, tant les missionnaires anglais étaient typés, tant les passions politiques et religieuses du XIXe siècle commençant étaient fortes et les préjugés indéracinables, tant la situation intérieure et démographique de Tahiti et des îles voisines était catastrophique (voir chapitres III et IV). En 1823, Dumont d'Urville et Duperrey notaient que « les missionnaires ont totalement changé les mœurs et les coutumes des habitants... Les guerres sanglantes que ces peuples se livraient et les sacrifices humains n'ont plus lieu depuis 1816. La société infâme des arioï n'existe plus. Tous les naturels savent lire et écrire... »[16].

Laissons le pasteur Th. Arbousset détailler les résultats, tels qu'il les a constatés en 1863 en venant pour prendre la relève des missionnaires anglais de la L.M.S.[17] « En 1818, les résultats de l'œuvre des missionnaires sont :

1)     le renversement total de l'idolâtrie et l'abandon des rites cruels ;
2)     l'abolition de l'infanticide et de la société des ariois ;
3)     la disparition du massacre des prisonniers et la cessation de la guerre ;
4)     la suppression des amusements vains et démoralisants ;
5)     les relations familiales plus affectueuses et douces ;
6)     la réformation totale des sentiments moraux et des habitudes ;
7)     la profession générale et sincère de la foi chrétienne ;
8)     la construction de nombreux temples et écoles publiques ;
9)     l'observation générale du dimanche et la fréquentation du culte ;
10)   la prière en famille, en privé et en groupe. »

Peut-être est-ce un peu optimiste sur les points 4, 5, 6 et 7 si l'on en croit l'étude du Président Samuel Raapoto sur « la Famille chrétienne »[18]. « Le comportement chrétien, la famille et le mariage, la culture et “la manière des Blancs” ont donné lieu plus à une imitation qu'à une assimilation bien comprise... La méthode première, celle qui imposait l'acceptation, avait du bon ; elle a perdu aujourd'hui de son efficacité… La puissance de l'Évangile pour le salut n'a pas encore pénétré assez loin dans les cœurs et les consciences pour que se lèvent du sein du peuple, des hérauts de la Vérité, des prophètes ou des saints ! » En effet n'oublions pas le succès et l'impact de la secte des Mamaia, dissoute en 1832 ; Pritchard lui-même reconnaissait devant Lord Aberdeen en mars 1841 « que la proportion des convertis s'élevait au tiers de la population et que les chrétiens demeuraient attachés à leur nouvelle foi »[19].

Mais ce qui est certain c'est que « les missionnaires français trouveront une Église bien en place, formée en dehors d'eux, ayant connu un temps d'autonomie de fait. Ils ne seront plus jamais les maîtres de cette Église et ils n'exerceront d'autorité réelle que là où ils seront novateurs : dans les écoles où s'affirme la forte personnalité de Charles Viénot. Mais pendant un siècle, ils accepteront le cadre anglais où les fissures sont rares : les cultes garnis de chants, le “tua roi” (joutes bibliques animés “d'himene tarava”), la structure sociologique en “pupu” (groupes), la hiérarchie des diacres et des “mero ekalesia” (membres d'Église), l'unique collecte annuelle de Mai (“Aufauraa Me”)... Les véritables ethnologues de Tahiti ont nom Ellis, Orsmond, Davies, auxquels il conviendrait de joindre, même s'ils n'ont point laissé d'ouvrages, Jefferson et les deux hommes sur lesquels se cristallisent les souvenirs du protestantisme tahitien : Henry Nott, le traducteur de la Bible, et John Williams, l'apôtre des Mers du Sud »[20].

1836-1863. L'arrivée des missionnaires catholiques aux Sandwich (Hawaii) le 7 juillet 1827, aux Gambier le 7 août 1834, leur essai d'implantation à Tahiti à la demande de quelques Chefs et leur expulsion vigoureuse par Prichard le 12 décembre 1836, amènent un élément nouveau ressenti comme perturbateur et provoquant par les missionnaires de la L.M.S. « On peut admettre que les missionnaires catholiques songeaient, dès leur arrivée en Océanie, à déclarer la guerre aux missionnaires méthodistes et à renverser leur culte. Si c'est justifié d'un point de vue strictement religieux, du point de vue des convenances sociales et du droit, on doit couvrir cela d'un blâme complet. Dispositions d'intolérance qui ne sont plus de notre époque... ; le champ dévolu aux missionnaires était immense »[21].

Un élément géopolitique nouveau (voir chapitre III) intervenait à cette époque : le désir de la France d'être présente dans le Pacifique et la volonté de la Marine d'y avoir des bases et de faire pièce aux Anglais, surtout présents, hors de l'Australie, par les missionnaires. L'intolérance rigide de Bingham aux Sandwich et de Pritchard à Tahiti où il était arrivé en 1824, la multiplicité des fonctions de ce dernier et son influence absolue sur Pomaré IV, sont à la source de l'escalade des interventions françaises à partir de 1837 et qui aboutirent au Protectorat du 9 septembre 1842. Le refus de celui-ci par Pritchard en 1843 sera la cause de la « guerre de Tahiti » qui se terminera le 1er janvier 1847. Le Révérend Mac-Kean y sera tué accidentellement à la place de Bruat qui était visé. Ces événements ont été décrits plus haut. D. Mauer écrit : « Il semble incompréhensible que pour prendre la relève d'hommes du calibre de Nott, de Scott ou d'Hayward et alors qu'il faudrait à Tahiti un autre John Williams, il ne se trouve qu'un Pritchard ! »[22]. Cette période d'épreuves pour la mission anglaise ne se terminera qu'avec l'arrivée des pasteurs protestants français de la Société des Missions Évangéliques de Paris en 1863.

Si la présence française en Polynésie est le fruit conjoint de la raideur orgueilleuse de Pritchard et de l'activité manœuvrière de Moerenhout, le maintien de l'Église Protestante dans ce contexte difficile est dû à la foi profonde et au loyalisme du Révérend Orsmond qui mourra à Tahiti en 1856. Nous avons déjà parlé de son rôle pacificateur. Son attitude uniquement missionnaire au service du peuple tahitien ne fut pas comprise de ses confrères qui quittèrent la mission de Tahiti après avoir tenu Conseil à Papeete le 2 juillet 1844 ; Orsmond fut rejeté par la L.M.S.[23]. Il n'avait plus, à Tahiti et Moorea, que deux confrères : Simpson qui partira en 1852 ; en 1847, ils seront rejoints par William Howe.

Les lois de 1851 et 1852, prises par le Gouverneur pour limiter l'influence politique anglaise des pasteurs, fut ressentie douloureusement par W. Howe qui y voyait la main des missionnaires catholiques. Il répliqua en 1853 par son célèbre et virulent « Tatararaa » (catéchisme), diffusé en abondance. Son caractère pamphlétaire le fit condamner et retirer de la circulation le 19 juillet 1856. Howe rédigea et imprima beaucoup. Il revisa la Bible tahitienne en 1858. Avec énergie et seul depuis le décès du Révérend Orsmond en 1856, il assura le soutien du protestantisme ; mais surtout il orienta les esprits des pasteurs et des diacres tahitiens vers le protestantisme français pour prendre la relève nécessaire afin de revitaliser les églises peu ardentes[24]. Il reprenait ainsi, sans le savoir, une idée des Gouverneurs Lavaud et Bruat[25]. Avec le soutien actif de la reine Pomaré IV, la compréhension du Gouverneur du Bouzet en 1857, l'aide vigoureuse du « lieutenant de vaisseau Caillet qui décida Mr. de la Richerie à nous appeler »[26], le Révérend Howe réussit à ce que l'Assemblée législative adresse une demande d'envoi de « deux missionnaires protestants français » le 15 mai 1860.

Sollicitée officiellement par le Gouvernement de Napoléon III, la Société des Missions Évangéliques de Paris acceptait, en 1862, de prendre en main la charge de l'Église protestante tahitienne. William Howe accueillit personnellement le Pasteur Arbousset, parti de France en novembre 1862 et arrivé en mars 1863 à Papeete. Avant de quitter Tahiti en 1864, il avait estimé, en accord avec la L.M.S., qu'une transition serait nécessaire comme trait d'union entre les deux Sociétés missionnaires et pour assurer la liquidation des biens. Aussi le Révérend Morris succéda à Howe à Béthel (Papeete). En 1868, le Révérend Green prit la suite jusqu'à la mise en ordre totale des intérêts de la London Missionnary Society en 1886. Avec le départ de Green cette année-là et celui de Cooper de Raiatea en 1890, s'achevait définitivement la Mission de la Société des Missions de Londres dans les Établissements français d'Océanie[27].


 

[13] Th. ARBOUSSET : Tahiti et les îles adjacentes. Paris 1867, p.37.
[14] Ce sont : MM. Davies, Hayward, Scott, Tessier, Walten, Wilson, Youb.
[15] Ce « Temple de Salomon » mesurait 234 m de long, 18 m de large; la toiture était soutenue par 36 piliers centraux, 280 piliers latéraux ; il avait 133 fenêtres, 29 portes, et 3 chaires carrées distantes de 85 m les unes des autres.
[16] Ch. VERNIER, op. cit., pp.157-160. - Ph. REY-LESCURE, op. cit., p.58.
[17] Th. ARBOUSSET : Tahiti et les îles adjacentes, p.128.
[18] S. RAAPOTO : « La Famille chrétienne » (avril 1961), in Ve'a-Notre Lien, 1975.
[19] L. JORE : L'Océan Pacifique. T. Il, p.251.
[20] D. MAUER : Aimer Tahiti, pp.95-98.
[21] Th. ARBOUSSET, op. cit., p.158, citant Vincendon-Dumoulin, t. II, p.801.
[22] D. MAUER : L’Église protestante à Tahiti, Océanistes, dossier 6, p.11. -  Voir aussi : L. JORE, op. cit. T. II, pp.197 à 353.
[23] L. MAISSIN au Ministre de la Marine (22-5-1846). F.O.M., Océanie, C 4 A 39. Tout le carton 4 est consacré à cette période troublée.
[24] Ch.VIÉNOT : lettres du 3-10-1874 à S.M.E.P.-D.E.F.A.P., Océanie.
[25] Direction des Colonies au Ministre : août 1850, F.O.M., Océanie C 43 H 9.
[26] Ch. VIÉNOT : lettre du 10-6-1878 à S.M.E.P.-D.E.F.A.P., Océanie.
[27] Ch. VERNIER, op. cit., pp. 180-183.

Évangélisation française (1863-1963)

Avec le pasteur Thomas Arbousset, la Société des Missions Evangéliques de Paris avait envoyé un missionnaire expérimenté; il avait fondé au Lesotho (Afrique du Sud). Sa mission temporaire qui dura trois ans était aussi ample que compliquée: faire une enquête générale sur l'état et les besoins des églises protestantes, prendre le relai de la L.M.S., se concerter avec la Reine et le Protectorat, présenter des propositions de réorganisation et des projets d'avenir. Si les directives officielles du Gouvernement de Paris étaient favorables au catholicisme[28], la pratique des Gouverneurs à Papeete était beaucoup plus souple; le tempérament personnel de chacun et les circonstances jouaient un grand rôle dans ce microcosme bien isolé. L'heureux choix des pasteurs français expérimentés, bien formés et hommes de relations publiques, facilita grandement la reprise de l'Église protestante[29]. Th. Arbousset visita les archipels de la Société, des Tuamotu et des Australes. S'il constata avec plaisir que « la Bible seule fait autorité, qu'elle est lue assidûment, que les prêtres catholiques utilisent la Bible tahitienne », il regretta « la mauvaise conduite, les divertissements profanes, les jeux de cartes qui ont tout envahi, les danses fréquentes et parfois très obscènes ». La dégénérescence du pastorat indigène était affligeante[30]. Aussi, dans un rapport commun envoyé à la Société des Missions Évangéliques de Paris le 25-4-1872, les pasteurs Vernier, Brun et Viénot parlent-ils avec tristesse du « naufrage du protestantisme et de la L.M.S. qui ne peut revenir ».

On comprend la difficulté de la tâche de réadaptation de la Mission, les tâtonnements inévitables, les heurts involontaires des méthodes nouvelles qui choquaient les fidèles habitués au style pastoral anglais, les susceptibilités extrêmes des pasteurs face à l'Administration et à l'Église Catholique, considérées l'une et l'autre comme adversaires et conquérantes.

Trois priorités se dégagèrent très rapidement et furent mises à l'étude aussitôt par Arbousset : la réorganisation de l'Église, les écoles, la formation des pasteurs.

En plus de ce qui a été vu au début de ce chapitre sur l'organisation de l'Église protestante, il faut signaler la création de la « Conférence missionnaire » en octobre 1871 qui réunissait les pasteurs Vernier, Brun et Viénot ainsi que le Révérend Green. Cela amena la création du « Synode des Églises tahitiennes » le 31 octobre 1873. De nombreuses et difficiles discussions avec l'Administration française qui voulait garder le bénéfice des lois restrictives de 1851 et 1852, aboutirent finalement à la création du « Conseil Supérieur des Églises tahitiennes » le 23 janvier 1884[31]. Le Synode décidera en 1905 et pour s'adapter à la loi de Séparation des Églises et de l'État, de se constituer en « Association Cultuelle », bien que la Séparation ne s'appliquât pas aux Églises Protestantes tahitiennes. Le décret du Conseil d'État de 1927, suite au travail du Pasteur Allégret, étendit à toutes les églises tahitiennes des Établissements Français d'Océanie le statut de 1884, tout en supprimant le traitement officiel des pasteurs.

Dès 1864, le pasteur Arbousset fit venir son gendre, le pasteur Atger pour remettre en route des écoles à Papeete et à Papaoa. Mais la reprise vigoureuse de ce secteur de l'éducation fut surtout l'œuvre du pasteur Charles Viénot de 1866 à son décès en 1903. Il constata que « les protestants étaient défavorisés dans les écoles » face aux catholiques qui bénéficiaient des « écoles de la Mission » tenues par les pères de Picpus et des « écoles officielles du Gouvernement » tenus par les frères de Ploërmel et les sœurs de Cluny[32]. Il est bien décidé à « se battre » en « s'appuyant sur les francs-maçons à qui il est sympathique et en préparant la laïcisation des écoles »[33]. Il lance Une « École Normale pour entraver les catholiques » qui tiennent l'ensemble des écoles[34]. En 1876, Charles Viénot est nommé au Comité de l'Instruction Publique ; le Gouverneur Chessé lui fait confiance en 1880 en le confirmant à l'Instruction Publique. Les discussions sont vives sur ce sujet d'Écoles publiques laïques excluant les cultes. L'amiral Cloué, Ministre de la Marine, s'engage par lettre du 8 avril 1881 à la S.M.E.P. à ce que « les instituteurs laïques soient des protestants » ; ce qui sera le cas après la laïcisation des écoles publiques de Papeete en 1882. Cette situation suscitera deux types de réactions opposées : des pasteurs s'étonneront qu'il « n'y ait pas de prière dans les écoles laïques » et le Conseil Général s'étonnera que la laïcisation ait simplement consisté à faire passer les écoles de la religion catholique à la religion protestante[35].

Si désormais les relations sont cordiales entre les collèges Viénot et Pomaré IV et l'Enseignement Catholique de Papeete, il faut bien comprendre « avec quelle inquiétude les protestants voyaient, en 1860, disparaître leurs écoles tahitiennes fondées par la Mission de Londres, tandis que l'enseignement officiel français était confié aux “Congréganistes” catholiques... Les Protestants luttaient pour avoir le droit... d'offrir aux enfants des protestants, sans danger pour leur foi, les moyens d'éducation française, offerts aux enfants catholiques... La vague de laïcisme qui déferla en Métropole avec la Troisième République, ne menaçait nullement le Protestantisme... Au contraire, la laïcité apparut à une grande fraction du Protestantisme comme un garant de la liberté de conscience à une époque où la séparation de l'Église et de l'État n'était pas encore consommée. La mission protestante de Tahiti n'avait aucune raison de redouter l'École laïque... L'École protestante n'avait ni les moyens ni la prétention d'assurer la scolarisation de la masse des enfants protestants ; le développement d'une école fidèle au principe de neutralité apparaissait comme une solution de justice et de paix... Que Ch. Viénot et ses collaborateurs aient souhaité et aidé la venue d'enseignants laïques chrétiens, protestants même, dans les régions protestantes, quoi de plus normal ? »[36].

La formation de pasteurs qualifiés ne fut pas une tâche plus aisée que celle des écoles protestantes. Elle conditionnait la vitalité et l'avenir même de l'Église. Le 13 mai 1819, la « Société des Missions Évangéliques de Tahiti » avait été fondée à Papetoai (Moorea) pour former les missionnaires. En 1857, J. Barff fonde une École Pastorale à Vaitoare (Tahaa) ; en 1888, une École Pastorale est fondée à Moorea. Pour finir, l'École Pastorale est transférée sur l'île de Tahiti, à Mataiea en 1900 puis à Papeete en 1908 sur la colline escarpée de Moria avant de descendre sur la colline d'Hermon en 1924. De 1870 à 1924, cette École pastorale n'aura que deux directeurs : les pasteurs Brun et de Pomaret. « Jusqu'en 1950, les futurs pasteurs restent trois ans à l'école pastorale ; tout l'enseignement est donné alors en tahitien. Ne sont acceptés que des élèves mariés. La discipline y est stricte, la vie semi-collective, semi-familiale, une sorte de kibboutz primitif ; les élèves ont quelques plantations... La mentalité tahitienne se fait bien à ce régime »[37].


 

[28] F.O.M. Océanie : Ministre au Gouverneur (22-8-1861), C 14. A 76 - Ministre au Gouverneur (1-12- 1853 et 4-6-1864), C 106. H 10.
[29] Mgr VERDIER admirait « la qualité des Ministres protestants » : lettre du 7-3-1899 au T.R.P., Ar. SS.CC. 58,3 ; le Père G. EICH les trouvait « instruits et polis » : lettre du 11-7-1895 au T.R.P., Ar. SS.CC. 60,2.
[30] ATGER à S.M.E.P. (21-4-1871) - Ch. VERNIER à S.M.E.P. (30-5-1871) - Ch. VIENOT à S.M.E.P. (3-10- 1874) - BRUN à S.M.E.P. (septembre 1880) . Ar. D.E.F.A.P. Océanie.
[31] Ch. VERNIER : Tahitiens d'hier et d'aujourd'hui, pp.186-191 - Ar. D.E.F.A.P. : VERNIER, BRUN, VIENOT à S.M.E.P. (20-10-1871) - BRUN (1-9-1873) - VIÉNOT (4 et 5-1-1874) - POMARE et GOUVERNEUR (31-10-1873) - VERNIER, VIENOT (21-11-1873).
[32] Ch. VIENOT à S.M.E.P. (13-6-1866) - Ar. D.E.F.A.P., Océanie.
[33] Ch. VIENOT à S.M.E.P. (4-9-1866; 5-2-1877 ; 13-11-1880) - F. VERNIER (31-1-1881).
[34] Ch. VIENOT à S.M.E.P. (4-1-1874).
[35] F. VERNIER à S.M.E.P. (12-9-1883). Ar. D.E.F.A.P., Océanie - P.G. EICH au T.R.P. (15-12-1900). Ar. SS.CC. 60,2.
[36] E.E.P.F.: Centenaire des Écoles Protestantes à Tahiti : 1866-1966, pp.28 à 33.
[37] D. MAUER : L'Église protestante à Tahiti. Océanistes, dossier 6, p.15.

Église polynésienne autonome

Le 1er septembre 1963, en présence du pasteur Marc Boegner, Président de la Fédération Protestante de France, et d'une grande foule autour des diverses Autorités, l'Église Évangélique de Polynésie Française se voyait accorder sa pleine autonomie. L'action des missionnaires anglais de la L.M.S. et des pasteurs français de la S.M.E.P. arrivait à son terme espéré. Une nouvelle étape d'une évangélisation plus locale et plus responsable commence, en lien avec les autres Églises chrétiennes au niveau du Pacifique par la participation au « Pacific Council of Churches » (P.C.C.) et au niveau mondial au sein du Conseil Œcuménique des Églises.

Héritière de l'organisation française du Conseil Supérieur et du Synode, forte de ses institutions scolaires, l'Église Évangélique garde et approfondit les axes principaux de la Mission de Londres. Priorité à la jeunesse avec les associations sportives, l'Union chrétienne des Jeunes Gens, les « U'i Api » (jeune génération), l'école du dimanche.

Le « Pererina » (pèlerinage), aux aspects variés, permet de se rendre visite dans les quartiers, de développer l'âme communautaire si essentielle pour les tahitiens, de préparer les mariages chrétiens.

Le «tuaroi », longs débats bibliques sur un verset choisi par le pasteur, réunit toute la paroisse. Des enfants au président, selon un ordre immuable, les commentaires se succèdent, entrecoupés de chants rythmés: les « himene tara va», sorte de litanies bibliques. Ceci se vit surtout pour les grandes occasions, comme la collecte annuelle de Mai (le « Me ») ou les grands anniversaires.

Est-il possible de conclure cette histoire riche et contrastée de l'Église Évangélique de Polynésie Française ? Depuis son autonomie, elle est confrontée, comme tous les Polynésiens, à la mutation rapide et profonde du Territoire. Avec l'ouverture, en 1977, de la section « Tenete » au Musée de Tahiti et des Iles en commun avec l'Église Catholique de Papeete, des relations nouvelles et plus fraternelles entre chrétiens s'instaurent. L'œcuménisme, même s'il est difficile, s'il requiert une longue patience, est aussi une chance et une espérance pour approfondir la vie ensemble, richesse principale de la Polynésie. Le peuple des chrétiens est en marche, dans l'obéissance de la foi, à la suite de Jésus-Christ vers le Père par la puissance de l'Esprit Saint.

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