Tahiti 1834-1984 - Chap. V

 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL DES ÎLES LOINTAINES

 

 [pp.109-228]

 


 

Chapitre 5

Éveil missionnaire

[pp.111-128]

 

Racines apostoliques de l'évangélisation

« L'annonce de la Gloire du Seigneur aux îles lointaines » était pour Isaïe et Jérémie un signe éclatant de l'universalité du Salut : « Le Seigneur règne, que se réjouisse la multitude des îles »[1]. Ces anciens Prophètes étaient bien loin de se douter du nombre, de l'éloignement de ces myriades d'îles sur un globe encore inconnu d'eux et des siècles qu'il faudrait pour que se réalise leur promesse par la proclamation de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ.

Les Douze Apôtres, à qui en est confiée l'annonce « jusqu'aux extrémités de la terre » par la force de l'Esprit Saint, rayonneront à travers l'Empire romain et dans les alentours jusqu'aux Indes. Plusieurs siècles de persécution et le sang de nombreux martyrs ensemenceront la foi dans des peuples de plus en plus divers. Tous les hommes ont ainsi accès auprès du Père dans l'unique famille des enfants de Dieu. Les peuples ne sont plus étrangers les uns aux autres ; ils sont rassemblés dans l'unique temple du Seigneur, « intégrés dans la construction qui a pour fondation les apôtres et les prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre angulaire », la clef de voûte de cet édifice spirituel constitué de « pierres vivantes de toutes langues, races peuples et nations »[2]. Un tel « rassemblement dans l'unité des enfants de Dieu dispersés » jusqu'aux extrêmités de la terre et dans les îles lointaines[3] se réalise progressivement par la proclamation de la Bonne Nouvelle du Christ, source de la foi ; mais « comment la proclamer sans être envoyé ? », se demande l'Apôtre Paul qui « craignait de courir en vain »[4].

Afin de mieux saisir l'enracinement profond de l'annonce de l'Évangile jusque dans les îles éloignées du « triangle polynésien », il est utile, comme généalogie de la Foi, de remémorer quelques repères marquants de la tradition des Paroles du Seigneur[5].

En avril de l'année 30, selon la majorité des auteurs, se déroule à Jérusalem le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth, « Christ et Seigneur ». Cinquante jours plus tard, à la Pentecôte, s'inaugure la prédication de l'Évangile par les Apôtres rassemblés autour de Pierre avant de parcourir les chemins du monde. Le rayonnement de la foi au Christ est rapide y compris chez les non-Juifs ; les conversions se multiplient et celle de Paul sera capitale pour l'avenir grâce à ses missions et à ses « épîtres », de 45 à 65. Dès l'année 36 la première persécution disperse la communauté primitive qui devient ainsi « missionnaire » ; la lapidation d'Étienne inaugure le témoignage majeur des croyants par le martyre. C'est à Antioche, vers l'an 43, que les disciples du Christ reçoivent des païens le surnom de « chrétiens »[6].

Rapidement, les tensions se font vives entre les chrétiens d'origine juive exprimant leur foi à travers les pratiques de la Loi de Moïse et les chrétiens d'origine païenne dont les coutumes et la culture étaient différentes. Cette question essentielle et toujours actuelle d'une même foi vivante s'exprimant dans des cultures diverses, sera l'objet du premier Concile de l'Eglise en 48 : l'Assemblée de Jérusalem[7].

Le rayonnement du ministère de Paul, la dispersion consécutive aux persécutions, la disparition progressive des Apôtres - Jacques en 43, Pierre et Paul vers 64 - amenèrent la rédaction successive des documents qui deviendront le Nouveau Testament ; les lettres des Apôtres aux communautés s'échelonneront des années 50 à 100 ; les Évangiles, les Actes des Apôtres et l'Apocalyse seront rédigée entre les années 70 à 95. Ainsi ce qui deviendra la Bible sera achevé au début du deuxième siècle et le « Canon » en sera fixé en 382[8].

Dès 155, le christianisme s'implante en Gaule autour de Pothin, premier évêque de Lyon qui mourut martyr à la persécution de 177. L'apostolat de Martin, évêque de Tours au IVe siècle, de Rémi, évêque de Reims au Ve siècle et le baptême de Clovis, roi des Francs en 499 marquent des étapes fondatrices de l'évangélisation en France .

En 430, année de la mort d'Augustin à Hippone, le Pape Célestin envoie des missionnaires en Irlande avec Patrick. Grégoire le Grand confie l'évangélisation de l'Angleterre en 597 à des moines dirigés par Augustin de Cantorbéry. Au début du VIlle siècle, des missionnaires anglais, dirigés par Boniface, iront à leur tour évangéliser la Germanie. Un siècle plus tard, les deux frères Cyrille et Méthode seront les missionnaires du monde slave. L'ensemble du continent européen se trouvera ainsi converti à l'Évangile aux alentours de l'an 1000. L'ensemble de la chrétienté était alors indivise et unie dans une même communion de foi autour de l'évêque de Rome, successeur de l'Apôtre Pierre.

Le schisme de 1054, séparant l'Église grecque rattachée à Constantinople, de l'Église latine unie à Rome fut la première grande fracture du monde chrétien. Les pressions des conquêtes musulmanes, l'éveil progressif des nations et des cultures particulières, la prolifération des sectes, amenèrent de nombreux conflits politiques et religieux. Cela n'empêcha pas la continuation des missions lointaines, en particulier avec les franciscains au XIIIe siècle et les dominicains. Ces « Ordres Mendiants » eurent une profonde influence évangélisatrice durant le Moyen Age.

Les premières années du XVIe siècle, - période de la découverte du Pacifique par Balboa et Magellan et début de notre chronologie détaillée - avec la crise des nationalités en Europe et la Renaissance, voit la seconde grande rupture dans l'Église : la Réforme Protestante. En 1520 Luther rompt avec l'Église de Rome ; en 1530, Calvin fait de même. En 1534, le roi Henri VIII d'Angleterre établit l'Acte de suprématie qui marque la rupture avec le Pape Paul III et fonde l'Église anglicane. En 1545, s'ouvre le Concile de Trente pour faire face à cette situation bouillonnante et à l'immense besoin de rénovation spirituelle du monde chrétien. Les fondations d'Ignace de Loyola (1539), de Thérèse d'Avila (1562), Philippe Néri (1564), François de Sales (1610), Vincent de Paul (1633) et bien d'autres, seront le signe et le moteur du profond renouveau évangélique et du réveil missionnaire. En 1549, François Xavier sera au Japon ; en 1582, Matteo Ricci arrivera en Chine. En 1619, François Pallu fonde la Société des Missions Étrangères de Paris.

Un tel élan missionnaire se déroulait non seulement au milieu des multiples crises nationalistes en Europe, mais encore à l'époque inaugurale des grandes découvertes et du début des colonisations. En 1492, Christophe Colomb « découvre » l'Amérique. Portugais et Espagnols, catholiques et missionnaires les uns et les autres, entraient en concurrence politique et militaire. Aussi, pour éviter de trop graves conflits dans l'évangélisation entre les missionnaires des deux nations, le Pape Alexandre VI, en 1493, partage la juridiction spirituelle sur les territoires découverts ou à découvrir : la moitié aux Portugais, la moitié aux Espagnols. Les navigations et les découvertes des autres pays maritimes comme la Hollande, l'Angleterre, la France... rendent progressivement caducs un tel partage géo-politique et un si encombrant « Patronat » politico-religieux. Aussi en 1622, le Pape Grégoire XV créa-t-il, dans la conscience de sa responsabilité apostolique première, la Congrégation « de Propaganda Fide » pour coordonner les activités missionnaires, les dégager des compétitions coloniales entre les Puissances européennes et très particulièrement de l'Espagne et du Portugal. L'institution des « Vicariats Apostoliques » allait permettre l'essor des Missions de façon autonome par rapport aux États colonisateurs.

Telle était encore la situation générale un siècle plus tard, au moment de la découverte de la Polynésie en 1767. Les nations européennes, en compétition sur tous les plans, vivaient un nationalisme exacerbé ; c'était le règne des « absolutismes » dans une Europe qui changeait ses valeurs. La chrétienté occidentale était éclatée : une Église catholique active et missionnaire dans son cœur religieux, mais multiple dans les visages nationaux, où l'équilibre des forces prime désormais le droit et l'idéal de fraternité universelle ; des Églises issues de la Réforme très diverses, aux sectes multiples, aux consciences nationales marquées autour des Souverains, selon le principe même de la paix d'Augsbourg de 1555 : telle région, telle religion[9]. C'était le principe rigide d'une religion d'État dont le Prince est le garant et le protecteur, situation qui perdure dans l'Europe du Nord en particulier.

Un tel contexte où religion, politique et nationalisme sont étroitement imbriqués dans une même identité collective, est important à bien comprendre pour saisir la complexité historique et passionnelle de l'évangélisation en Polynésie au début du XIXe siècle.

 


[1] Is 66,19 - Jr 31,10 - Ps 96,1.
[2] Ep 2,18-22 - 1 Pi 2,4-10 - Ap 7,9.
[3] Jn Il,52; 17,22-23 - Ac 1,8.
[4] Rm 10,14-18 - Ga 2,2.
[5] 1 Co Il,23.
[6] Ac Il,26.
[7] Ac 15. Ce sera aussi la question centrale du Concile Vatican Il : L'Eglise dans le monde de ce temps.
[8] Canon : Règle des Écritures. Voir T.O.B. (Traduction Œcuménique de la Bible), introductions et chronologies de l'édition complète.
[9] Cujus regio, hujus religio. Ce principe sera repris en 1648 aux Traités de Wesphalie.

Retentissement des "Voyages autour du monde"

Le sieur de Bougainville publie à Paris le 15 mai 1771 son remarquable récit de voyage. Le succès est immédiat et l'accueil enthousiaste. Dès l'année suivante, l'ouvrage est traduit en anglais par Forster ; les éditions en allemand et en hollandais ne tardent pas. Le style brillant, l'esprit d'observation, les qualités littéraires de la narration font de ce « voyage autour du monde » un chef-d'œuvre en la matière. Le public, sensibilisé par les œuvres de J. J. Rousseau et aidé par le « Supplément » de Diderot, retient surtout la brève et idyllique escale de Tahiti, évocation de l'âge d'or du paradis sur terre océanienne ; les ombres au tableau, pourtant écrites par Bougainville, furent vite oubliées.

L'attrait pour « La Nouvelle-Cythère » fut d'autant plus considérable que Bougainville était accompagné à son retour par un jeune tahitien d'Hitiaa : Ahutoru. Son séjour en France dura un an, de mars 1769 à mars 1770. Il fut l'objet des curiosités et des conversations des salons à la mode ; il fut reçu à la cour de Versailles par le roi Louis XV ; il fréquenta avec plaisir l'Opéra.

L'Angleterre ne fut pas en reste. Après le « Voyage de Bougainville » publié en anglais en 1772, les récits des navigations de Byron, Wallis et Cook sont publiés en 1773 dans une magnifique présentation richement illustrée. Les clubs et salons britanniques se passionnent pour les « Mers du Sud » et ses merveilles. Aussi, lorsque Cook rentre de son deuxième voyage en juillet 1774 accompagné du jeune Ma'i de Raiatea, la curiosité devient extrême devant ce « bon sauvage » présent en chair et en os. Son séjour anglais de deux années est aussi fastueux que celui de Ahutoru à Paris. La presse anglaise y fait régulièrement écho. Le roi Georges III le reçoit le 10 juin 1776 en audience d'adieux et en fait une sorte d'ambassadeur de la grandeur de l'Angleterre en Océanie.[10]

Mais il convient de noter que le retentissement littéraire et social de ces « Voyages autour du Monde », rendus encore plus authentiques par la présence gaie et charmante d'Ahutoru et de Ma'i, ne fut pas du tout le même des deux côtés de la Manche. Diderot utilisa le « bon sauvage » avec une verve cynique, libertine et rationaliste dans l'optique antireligieuse de la « philosophie des lumières ». Cette élite aristocratique et bourgeoise, souvent de grand talent, exerçait une influence déterminante dans ces années qui allaient éclater en 1789 et renverser l'Ancien Régime. La découverte de Tahiti et les polynésiens fut récupérée dans la vision naturaliste de l'époque qui marque toujours les relations affectives entre la Polynésie et la France.

En Angleterre aussi les descriptions de Wallis, Bligh et surtout les analyses détaillées de Cook sur la beauté des îles, la vie facile et heureuse des habitants, la générosité de la Nature firent grande impression. Mais la sauvagerie des mœurs avec les sacrifices humains auxquels Cook lui-même avait assisté en 1777, les infanticides, la corruption et les guerres éveillèrent le désir de l'élite chrétienne qui se constituait, de venir en aide à ces peuples. La mort tragique de Cook en 1779 aux îles Sandwich (Hawaii) toucha encore davantage le public anglais et le sensibilisa au sort de ces îles tout à la fois fascinantes et tragiques.


[10] Mémorial polynésien. T. 1, pp. 293-310. J. HAWKESWORTH : Voyages autour du monde: Byron, Carteret, Wallis et Cook. Saillaret et Nyon. J.G. Clausin, Paris 1774.

le "revival" anglais

Pour comprendre le remarquable mouvement spirituel et missionnaire de l'Angleterre dans les années 1790 qui va aboutir à la création de la « London Missionnary Society » et à l'envoi des premiers évangélistes à Tahiti en 1796, il est utile de le situer dans l'évolution de la Réforme protestante.[11]

Pour Luther et Calvin, la vraie mission urgente était la rechristianisation de l'Église, paganisée par de multiples abus à réformer. Il était inutile d'aller évangéliser au loin. De plus, selon la prédestination, chacun ne se trouvait-il pas dans l'état que Dieu voulait pour lui ? Il ne fallait donc pas solliciter la Providence par un zèle apostolique. Aussi, hors quelques rares exceptions, les premiers protestantismes, très occupés en Europe, n'envoyèrent-ils pas de missionnaires, ne développèrent-ils pas une théologie de la Mission.

De plus, le mouvement de la Réforme était né de projets, d'intentions et de personnalités très diverses ; Luther, Calvin ou Henri VIII n'avaient pas grand-chose en commun. Très rapidement l'évolution des diverses Confessions issues de la Réforme fut divergente ; les tensions furent vives entre Luthériens, Calvinistes, Puritains, Episcopaliens et les innombrables groupes qui se multiplièrent progressivement. Car, en plus des antagonismes socio-politiques, s'ajoutait « une raison qui tenait à l'essence même du protestantisme. “Tout fidèle est prêtre”, disait Luther ; c'était contre l'ingérence de l'autorité dans les matières de foi que lui et ses émules s'étaient dressés. Par conséquent, la seule idée d'orthodoxie est inconciliable avec un protestantisme fidèle à son principe de libre examen. Dire que telle opinion sur un sujet religieux est un dogme, c'est trahir l'esprit de la Réforme ; et c'est une trahison pire encore que de demander à l'État, au Prince, d'interdire à un croyant d'exprimer tout haut son opinion. Cependant, à partir du moment où les protestantismes s'étaient constitués en églises, ils avaient dû, pour pouvoir durer, admettre la nécessité d'une orthodoxie »[12].

En fait, comme la plupart des réformateurs n'avaient pas voulu quitter l'Église mais la rénover, il faudra attendre leur disparition et la fin du Concile de Trente en 1564 pour que la rupture soit consommée en schismes et hérésies par les successeurs. Chacun espérait que les diverses ruptures seraient temporaires et qu'elles se résorberaient, comme bien d'autres déviations au cours de l'histoire, par l'effort de conversion de chacun[13]. Devant la dérive de plus en plus éclatée et divergente, les mouvements issus de la Réforme tentèrent très tôt de se mettre d'accord sur l'essentiel, comme la concorde de Wittenberg sur l'Eucharistie en 1536. Bien d'autres essais se feront jusqu'à l'actuel Conseil Œcuménique des Églises à Genève, fondé en 1948.

En attendant l'important mouvement de convergence de l'Œcuménisme moderne qui a surtout pris de l'ampleur après la Seconde Guerre Mondiale et le Concile Vatican II, c'est à la prolifération des sectes et au repli des Églises sur leur propre identité qu'on assiste du XVIe au XXe siècles. L'anticatholicisme, l'antipapisme étaient d'autant plus vigoureux qu'ils constituaient souvent le seul lien d'unité extérieure entre les divers courants issus de la Réforme. En particulier en Angleterre, le catholicisme, Rome, le Pape étaient l'objet d'une exécration très violente. Le Pape était l'Antéchrist et le Diable, assimilé par J. Bunyan dans son célèbre « Pilgrim's Progress », texte allégorique de 1660, à un païen et à un vieillard sanguinaire[14]. L'Église catholique représentait la Bête de l'Apocalypse ; le culte catholique était une idôlatrie ; la messe romaine constituait une sorcellerie ; l'épiscopat était « une compagnie scélérate qui, depuis le temps de saint Cyprien, s'est emparée du gouvernement de l'Église ». Le cri « no Popery » rassemble toujours le peuple anglais à la fin du XVIIIe siècle. Ce n'est qu'en 1829 que les catholiques anglais retrouveront leurs droits civiques par l'Acte d'émancipation. La visite historique de Jean-Paul II en Grande-Bretagne au printemps de 1982, si elle a montré la persistance d'un vigoureux courant orangiste anticatholique, a surtout scellé une profonde réconciliation, inaugurée par le Docteur Ramsey et Jean XXIII.

De même que les navigateurs espagnols étaient accompagnés d'aumôniers, habituellement franciscains, il ne faut pas s'étonner de voir « une cordiale alliance s'établir à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle entre le clergé protestant anglais et le commerce... Ces expéditions maritimes étaient dans l'intention de faire échec à l'expansion de l'Espagne qui ne faisait que grandir ». L'isolationisme anglais, l'affadissement de la foi chrétienne en Angleterre depuis l'avènement de la dynastie de Hanovre en 1714, le désintérêt de l'opinion publique et des gouvernants pour la conversion des païens et l'instruction des esclaves, tout cela amenait une profonde routine, aggravée par la politique antireligieuse du Premier Ministre Walpole. « Ce ne fut que très avant dans le XVIIIe siècle, que les Églises Britanniques furent saisies par l'idée missionnaire et que la vision d'un Monde gagné au Christ commença d'émouvoir les âmes d'hommes de choix ».[15]

L'homme providentiel du réveil religieux en Angleterre, le « Revival », est un Pasteur de l'Église Établie (Anglicane) : John Wesley (1703-1791). Élevé dans une foi profonde par sa mère, c'est le 24 mai 1738 qu'il fit une expérience spirituelle bouleversante qui le convertit totalement au Christ. Avec trois camarades du Lincoln Collège d'Oxford, il organisa un petit groupe de vie chrétienne et d'apostolat ; il leur proposa une règle de vie, une « Méthode », dont les autres étudiants se moquèrent par le sobriquet de « Méthodistes » que Wesley adopta. Prédicateur populaire, il criait la vérité toute simple de l'Évangile. Comme son zèle et sa franchise dérangeaient l'Establishment, très vite il prêcha en plein air et dans les réunions publiques. Son thème était la vie chrétienne centrée sur l'amour de Dieu, la renaissance à l'esprit du Christ par la pureté du cœur, la pratique de la charité et de la bienveillance. Le Méthodisme, très proche des « Exercices spirituels », était un renouvellement spirituel des religions par l'intérieur, le cœur, le libre élan de l'âme. Le mouvement s'est organisé en 1744 et fut protégé plus tard par le roi Georges III. En 1791, il comptait plus de 100 000 fidèles. Les événements, les réticences de l'Église anglicane, obligèrent John Wesley, bien malgré lui, à se séparer de la Haute Église ; le schisme sera consommé après sa mort. Rejoignant le vaste mouvement « piétiste » du XVIIIe siècle, le Méthodisme marqua profondément l'ensemble des Églises issues de la Réforme protestante qu'il contribua à revitaliser de l'intérieur. « Un catholique ne peut parler de John Wesley sans amitié, ni regarder son apostolat sans admiration », écrit Daniel-Rops.

C'est dans ce contexte d'admirable « réveil évangélique » anglais ouvert par Wesley aux masses d'hommes vivant au-delà des mers, que le retentissement des « Voyages autour du Monde » inspira à des chrétiens le souci missionnaire. William Carey, pasteur baptiste, fonda en 1792 « The particular Baptist Society for Propagating the Gospel amongst the Heathens ». Il donna l'exemple en partant lui-mêmes aux Indes.

Le pasteur anglican Thomas Haweis, chapelain de Lady Huntingdon, riche dame de la Cour, fait de l'évangélisation des pauvres insulaires du Pacifique le thème central de ses prédications. L'idée d'envoyer des missionnaires avec Bligh sur le « Bounty » en 1788, puis sur le « Providence » et l'« Assistant » en 1791 échoue. En 1793, Haweis se lie avec des émigrés français à Londres ; il envisage d'aller évangéliser la France révolutionnaire qui se détourne de Dieu. En 1793, il recense avec « la ferveur du zèle missionnaire » un livre sur la Sierra Leone. Il termine en écrivant : « Il y a quelques années, j'ai été si déçu dans mes efforts d'envoyer l'Évangile à Tahiti, que j'ai commencé à désespérer de voir s'accomplir le plus cher désir de mon âme ». Il offre, sur sa fortune, 500 livres pour équiper un premier groupe missionnaire. Le 1er décembre 1794, en présence de nombreuses personnalités, il prononce le célèbre sermon sur « le devoir de tous les chrétiens de sauver les païens en perdition ». Après dix mois de rencontres, avec John Eyre et David Bogue, Thomas Haweis fonde, le 22 septembre 1795, la « London Missionnary Society ». Dès le surlendemain 24, Tahiti est choisie comme premier champ d'apostolat à cause de la facilité que ces îles paraissent présenter : liens d'amitié entre Pomaré et les Anglais (Bligh, Cook), langue plus facile que les langues asiatiques, champ d'apostolat libre et neuf, climat sain et nourriture abondante.

Les préparatifs sont poussés activement en même temps que la population anglaise est sensibilisée ; chaque Anglais donnant un penny par semaine à la L.M.S. recevait le bulletin trimestriel de 4 pages. Le capitaine James Wilson offre ses services. La Société des Missions de Londres acquiert, pour 4 800 livres, un solide voilier de 300 tonneaux : le « Duff ». De nombreux candidats, dûment sélectionnés par Thomas Haweis, se présentent pour partir en mission. Il faut remarquer que le Gouvernement de S.M. Britannique n'avait aucune part dans le lancement des Sociétés Missionnaires. L'Évangélisation l'intéressait peu ; la révolution industrielle naissante, le développement des affaires et du commerce, les luttes avec la France révolutionnaire puis impériale, la colonisation de l'Australie étaient autrement plus urgents que les questions religieuses ; l'Église Établie elle-même se sentait peu concernée. La L.M.S. et les autres Sociétés missionnaires ne souhaitaient en aucune façon l'intervention des Pouvoirs Publics ; le soutien des « vrais chrétiens » et la générosité de l'aristocratie et du peuple anglais leur suffisaient. Les événements. et le poids des choses en décideront assez rapidement d'une autre façon jusqu'à la prise de possession de la Nouvelle-Zélande en 1840. Sous la pression d'un public anglais s'ouvrant progressivement à l'extérieur et passionné par les Missions lointaines, Gouvernement britannique et Sociétés Missionnaires seront de plus en plus unis dans une entraide réciproque. Si on a pu parler des « gesta Dei per Francos », il serait aussi vrai, pour cette période de réveil anglais et de déclin français sur le plan chrétien, de souligner les « gesta Evangelii per Anglos » en Océanie[16].


[11] DANIEL-Rops : L'Eglise de la Renaissance et de la Réforme. T. Il, pp. 304-305 ; L'Eglise des Temps classiques. T.II, pp. 185-245. - L. JORE : L'Océan Pacifique. T. 1, pp. 367-393. - Ch. VERNIER : Tahitiens d'hier et d'aujourd'hui, pp. 89-95, etc.
[12] DANIEL-Rops: L'Eglise des Temps classiques. T. II, pp. 195-196. (13)
[13] Lœw, MESLIN : Histoire de l'Eglise par elle-même, p. 256.
[14] H. LAVAL : Mémoires, p. 34 n.11 de Newbury et O'Reilly. - J. BUNYAN : The Pilgrim's Progress. London, Ingram, Cook and Co, 1853, p.96.
[15] L. JORE : Océan Pacifique. T. 1, pp. 367-368, citant J.N. Ogilvie : « Our Empire's debt to Missions ».
[16] Gesta Dei per Francos : Exploits de Dieu par les Francs ; Gesta Evangelii per Anglos : Exploits de l'Évangile par les Anglais.

Conscience missionnaire catholique

Si l'évangélisation de Tahiti fut le premier fruit missionnaire du « Revival », l'apostolat en Océanie fut le couronnement de la longue vie fondatrice de trois des principaux restaurateurs de la vie chrétienne en France après la tourmente de la Révolution. Les missionnaires des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie - dits de Picpus - envoyés en 1834 par leur fondateur, le Père Marie-Joseph Coudrin décédé en 1837 ; les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, arrivées en 1844, par Anne-Marie Javouhey décédée en 1851 et les Frères de l'Instruction Chrétienne de Ploërmel envoyés en 1860 par Jean-Marie de Lamennais, leur fondateur décédé la même année. Le souffle missionnaire animait de même le Pape Grégoire XVI (1831-1846), ancien Préfet de la Congrégation de la Propagation de la Foi ; il s'intéresse de très près aux efforts missionnaires en Océanie.

Avant de regarder plus en détail l'éveil missionnaire pendant et après la Révolution de 1789 et l'Empire de Napoléon 1er, il est utile de survoler les périodes précédentes, d'autant que le malheureux essai des franciscains espagnols à Tautira en 1775 nous met'à la jonction de deux mondes dans l'histoire des Missions.

L'Empire Romain d'Occident avait facilité malgré plus de deux siècles de persécutions, l'extension du christianisme par son unité administrative tout autour du bassin méditerranéen et jusque dans ses Marches lointaines. La paix constantinienne de l'Édit de Milan de 313 avait permis l'épanouissement de l'Église de Jésus-Christ, en particulier par les conciles : Nicée en 325, Constantinople en 360 et la réflexion théologique intense des « Pères de l'Église » tant grecs que latins.

Dès le début du Vesiècle, les Barbares venus du Nord de l'Europe désagrègent cet immense Empire : Rome est prise en 410, l'Afrique est envahie par les Vandales en 430, le dernier Empereur d'Occident est déposé en 476. Selon le mot célèbre de saint Rémi, évêque de Reims, « l'Église passe aux Barbares ». La Mission d'évangélisation prend une autre dimension par la conversion de tous ces nouveaux peuples qui vont bâtir l'Europe de demain. Ce sera chose faite au XIe siècle, essentiellement à partir de Rome. Du XIIIe au XVe siècle, Dominicains et Franciscains surtout, iront porter l'évangile dans l'Empire Mongol et jusqu'en Chine[17].

Les découvertes de la fin du XVe siècle allaient donner une autre dimension à la Mission. Gutenberg invente l'imprimerie à Mayence en 1450, et la Bible est le premier livre imprimé en 1455. Les Portugais découvrent l'Afrique et franchissent le cap de Bonne Espérance en 1487. Christophe Colomb découvre le « Nouveau Monde », l'Amérique, en 1492. Deux grandes motivations poussaient les Espagnols et les Portugais: la soif de l'or et l'évangélisation. En 1504, la Reine Isabelle de Castille avait ajouté un codicille célèbre en ce sens à son testament, « afin d'envoyer aux îles et terre ferme des prélats, des religieux, des séculiers et d'autres personnes doctes et craignant Dieu en vue d'instruire leurs habitants dans notre sainte religion ». De même le Roi Jean III du Portugal était bien conscient de sa responsabilité missionnaire devant Dieu et l'Église, d'autant qu'en 1493 - comme déjà signalé plus haut - le Pape Alexandre VI, à la grande fureur de François 1er, roi de France, avait partagé les terres à découvrir entre les Espagnols et les Portugais. Aussi, tous les navires de ces deux nations emmenaient leur lot de missionnaires, dominicains ou franciscains surtout. Quiros, après avoir participé à l'Année Sainte de 1600 à Rome, avait entrepris son voyage de 1606 dans le Pacifique dans le projet explicite de « sauver des millions d'âmes ». Mais toutes ces missions furent souvent victimes de la rude et peu scrupuleuse ruée vers l'or.

Avec l'arrivée des Jésuites à partir du XVIe siècle, l'évangélisation prit un essor considérable : Paraguay et Uruguay à partir de 1588, Pierre Claver (1580-1654) et les esclaves noirs d'Amérique, François Xavier (1506-1552) et l'Extrême-Orient, Matteo Ricci (1552-1610) et la Chine, Robert de Nobili (1577-1656) et les Indes.

Il faut constater que la France, toute « fille aînée de l'Église » qu'elle fût, était bien absente de l'immense réveil missionnaire qui marque la Renaissance et le début des Temps Modernes par tant de découvertes. Ce fut un laïc, Jacques Cartier, qui éveilla la conscience apostolique de la France par l'évangélisation du Canada, avec un avocat, Marc Lescarbot, suivi des Jésuites en 1611, des Récollets en 1615 et de Marie de l'Incarnation en 1639. Les missions dans les campagnes allaient réveiller la ferveur populaire. Le mouvement missionnaire français était lancé. Il fut facilité par la création, le 6 janvier 1622, de la « Congrégation pour la Propagation de la Foi » par le Pape Grégoire XV, mettant fin ainsi au régime politico-religieux du « Patronat ». L'Église reprenait en main sa vocation apostolique dont l'institution des « Vicariats apostoliques » en 1658 serait le moteur.[18]

Cette décision historique a modelé en grande partie le visage de l'Église des Temps Modernes. Rendue nécessaire par l'évolution des peuples, elle a façonné le type particulier de la mission catholique d'après le Concile de Trente. Si l'initiative et l'esprit missionnaires naissent, sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, dans le cœur des futurs apôtres comme nous le verrons, l'évangélisation est confiée par Rome à leurs instituts dans le cadre des Vicariats Apostoliques dépendant directement de « Propaganda Fide » qui est en charge de toutes les Missions. L'heureuse conséquence en fut la libération de l'évangélisation par rapport au « Patronat » et aux Pouvoirs politiques qui allaient devenir de plus en plus colonisateurs. Les résultats plus difficiles seront les conflits avec les États : Espagne, Portugal et France en particulier. Sur le plan ecclésial, les diocèses européens se sentiront moins concernés par l'activité missionnaire au loin, à la fois confiés à des congrégations religieuses ou des Instituts spécialisés et dirigée par Rome directement ; l'ouverture officielle au clergé séculier et aux laïcs se fera par l'encyclique Fidei donum de Pie XII de Pâques 1957. Certaines rivalités entre Congrégations nuisirent aux Missions ; la plus dramatique fut la querelle des « rites chinois » (1638-1773). De plus, il y aura progressivement tendance cartésienne à dissocier l'Église en deux catégories de territoires : les pays de mission à assister et les pays chrétiens à communauté ecclésiale pleinement constituée. Le Concile Vatican II mettra un terme à ces ambiguïtés ecclésiales. En 1966, la plupart des Vicariats Apostoliques deviendront des diocèses de plein droit, des « Églises locales ou particulières » ; en 1969, le « droit de commission » des Instituts missionnaires sera supprimé ; en 1978, les « relations mutuelles » des Congrégations religieuses et des Églises locales diocésaines seront clarifiées et précisées[19]. Désormais la Mission d'annonce de l'Évangile sera plus vécue au niveau de chaque Église locale devenue responsable ; mais la collégialité à l'égard de la mission universelle et l'entraide entre les Églises diocésaines particulières seront mises en valeur.

À la veille de la Révolution de 1789, malgré des efforts considérables et à travers de terribles persécutions, comme au Japon, le bilan général des Missions est assez mince. Durant le XVIIIe siècle, les Instituts Missionnaires subirent une grave crise de recrutement. La suppression des Jésuites en 1773 retira environ 3 500 missionnaires ; elle porta un coup sévère à l'évangélisation sur le plan du personnel mais plus encore par le discrédit que des évêques et le monde européen portaient à des missionnaires respectés et compétents aux yeux des non-chrétiens. C'est tout le christianisme qui s'en trouva déconsidéré.

C'est à cette époque, grâce aux grands navigateurs, que les horizons s'ouvrirent « jusqu'aux extrémités de la terre ». Qui irait évangéliser ces nouveaux peuples ? La Révolution française sembla porter un coup mortel à l'évangélisation par la fermeture des séminaires, la persécution religieuse, l'occupation de Rome. De 1792 à 1815, la Société des Missions Étrangères de Paris ne put envoyer que 9 personnes ; les autres Instituts souffrirent de la même pénurie. Alors que tout paraissait perdu, c'est au cœur de cette tourmente qu'allait naître le magnifique élan missionnaire de notre temps, très particulièrement en Océanie. Il faudra attendre les années 1830 pour qu'il puisse s'épanouir, après un vide missionnaire de quarante ans.


[17] LŒW-MESLIN, op. cit., pp. 225 à 238.
[18] DANIEL-ROPS : Église de la Renaissance à la Réforme. T. Il, pp.301-383 ; Église des Temps classiques. T. Il, pp.97-183.  - P.J. LÉVESQUE : « De Fidei donum à Rédemptor Hominis », nouveaux chemins pour la Mission. Francheville (8-2-1982).
[19] « Mutuae relationes ». Doc. Cath., n.1748 du 3-9-1978.

Pierre Coudrin… et les autres

L'histoire de la Mission catholique en Océanie prend naissance dans le cœur d'un jeune prêtre de 24 ans, réfugié dans un grenier du Poitou à la Motte d'Usseau entre mai et octobre 1792. Ces « semailles dans les larmes » de la Révolution sont importantes à découvrir pour comprendre le type de missionnaires qui viendront en Océanie, le « charisme » dont ils étaient animés, le style de vie chrétienne en Église qu'ils vont imprimer à l'évangélisation dont la Polynésie vit encore dans ses traits caractéristiques. Il y a une génétique spirituelle et ecclésiale comme il existe une génétique biologique et sociale.

Pierre Coudrin (1er mars 1768 - 27 mars 1837) est né dans un village proche de Châtellerault dans une famille chrétienne[20]. Son oncle prêtre prit en main son éducation et à 17 ans il s'inscrit à l'Université de Poitiers, avant d'entrer en 1789 au Grand Séminaire tenu par les Lazaristes. Ceux-ci, après avoir refusé de prêter le serment constitutionnel, se retirèrent en 1791. Pierre Coudrin, refusant de terminer sa préparation sacerdotale avec des prêtres schismatiques, interrompit ses études officielles.

En effet, la Révolution qui avait commencé dans un climat d'union réelle entre le Tiers-État et le Clergé, celui des campagnes surtout, pour résoudre les graves injustices sociales et inégalités économiques dans une optique de « Liberté, Egalité, Fraternité »[21], se transforma rapidement en lutte antireligieuse et en intolérance antichrétienne. Le clergé devait n'être qu'un rouage de la bureaucratie d'État sans référence avec le Pape. Au nom de la liberté individuelle, toute forme de vie religieuse et même d'association devait être supprimée. Voici les principales étapes de la crise, puis de la persécution religieuse jusqu'à l'Empire.

13-02-1790 :    Suppression des vœux monastiques en France.

12-07-1790 :    Constitution civile du clergé.

27-11-1790 :  Obligation du serment d'obéissance à la constitution civile du clergé, condamnée par Pie VI le 10 mars 1791 : schisme.

14-06-1791 :    Loi Le Chapelier interdisant toutes les associations en France.

29-11-1791 :    Décret contre les prêtres non jureurs ; début de la persécution.

02-09-1792 :    Décret sur la déportation des prêtres réfractaires dénoncés par vingt citoyens.

02-09-1792 :    Massacre des prêtres à Paris.

17-09-1793 :    Tous les prêtres sont « suspects ». Déchristianisation. La Terreur.

21-02-1795 :     Séparation de l'Église et de l'État. Liberté des cultes.

Sept. 1797 :      Coup d'État jacobin et reprise de la persécution.

15-02-1798 :     Prise de Rome : Pie VI fait prisonnier et exilé à Valence.

1800 :              Paix religieuse.

17-07-1801 :    Concordat entre la France et le Pape Pie VII.

22-06-1804 :    Dissolution des Congrégations et associations religieuses non autorisées.

Une telle situation posa aux prêtres un dramatique problème de conscience : abandonner leurs fidèles à des indésirables qui ne jouissaient d'aucune confiance, s'ils juraient la Constitution civile, ou tromper les chrétiens en prêtant le serment de fidélité à une loi inique. S'engager dans le sacerdoce catholique dans ces conditions quand on est un jeune homme, comme le fit Pierre Coudrin, dénotait une foi solide et un courage peu commun. Sous-diacre le 3 avril 1790, il fut ordonné diacre le 18 décembre à Angers et prêtre, en secret, le 4 mars 1792 « par un évêque en communion avec le pape ». Il fit retraite avec des prêtres de la « Société du Cœur de Jésus », fondée le 2 février 1791 par Pierre de Clorivière ;[22] la retraite se termina par une adresse de fidélité au Pape comme successeur de Pierre. Devant les menaces de déportation, il se cacha, cinq mois durant, dans un grenier de ferme.

Dominant la peur ambiante, gardant le sens des réalités et bien conscient que rien ne serait plus comme avant la Révolution, il approfondit sa foi par la prière, l'étude et surtout l'Eucharistie, présence du Christ offert et aimant. C'est dans ce contexte que le Seigneur le saisit pour la mission à laquelle il le destinait. « Monté dans mon grenier, après avoir dit la messe, je me mis à genoux auprès du corporal où je croyais avoir toujours le Saint-Sacrement. Je vis alors ce que nous sommes à présent. Il me sembla que nous étions plusieurs réunis ensemble, que nous formions une troupe de missionnaires qui devaient répandre l'Évangile partout. Comme je pensais donc à cette société de missionnaires, il me vient aussi l'idée d'une société de femmes, mais non pas d'une communauté telle qu'elle existe, puisque je n'avais jamais vu de religieuses. Je me disais : nous n'aurons ni argent, ni revenus ; nous serons mangés par des poux... Ce désir de former une société qui portât partout la foi, ne m'a jamais quitté »[23]. C'était à l'automne 1792, il était un nouveau prêtre de 24 ans. À la même époque, de l'autre côté de la Manche, Thomas Haweis s'enflammait pour le même projet qui allait se concrétiser par la fondation de la Société des Missions de Londres. Celui de l'abbé Pierre Coudrin trouverait sa forme par la fondation, de la nuit de Noël 1800, de la « Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie », constituée de prêtres, de frères et de sœurs autour de Mademoiselle Aymer.

Dès le 20 octobre 1792, méditant sur la vie de saint Caprais, évêque d'Agen mort martyr, Pierre Coudrin sort de son grenier de la Motte d'Usseau pour commencer sa vie missionnaire. C'était la Terreur, la guerre de Vendée. Il fit avec courage - il fut condamné à mort en novembre 1793 pour avoir béni un mariage clandestin - son apostolat de « maquisard de Dieu » sous le surnom de Marche-à-Terre. Fin 1794, il est un des six fondateurs de l'Association du Sacré-Cœur qui se réunissait en de longues heures de méditation autour du Saint-Sacrement. Le 15 février 1795, l'Association ose transférer le Saint-Sacrement en une procession nocturne en plein Poitiers. Ce groupe spirituel fut à la source de la nouvelle Congrégation qui reçut l'approbation du diocèse de Poitiers à la fin de 1799 et qui se concrétisa à Noël 1800. Alors Pierre Coudrin prit le nom de Marie-Joseph.

La rencontre à Poitiers en octobre 1801 avec Mgr Jean-Baptiste de Chabot, ancien évêque de Saint-Claude démissionnaire, fut décisive pour l'avenir du nouvel Institut religieux. Il se lia d'amitié avec le P. Coudrin et prit sous sa protection sa Congrégation qui resta de droit diocésain jusqu'à son approbation par Rome en 1817. Le 3 mai 1802, le P. Coudrin quitta Poitiers pour suivre Mgr de Chabot, nommé évêque de Mende. Jusqu'en 1833, le P. Coudrin mena une double activité : aider, comme Vicaire Général, les évêques qui faisaient appel à lui pour réorganiser l'Église en France selon le découpage des nouveaux diocèses issu du Concordat de 1801[24] ; développer et structurer la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie selon son projet missionnaire. Lui-même était un prédicateur apprécié, comme il eut l'occasion de le montrer à Saint-Roch de Paris devant le Pape Pie VII en personne, venu pour le sacre de Napoléon.

À cette époque, les séquelles antireligieuses de la Révolution étaient vivaces. Le Premier Consul puis l'Empereur ne tolérait aucune organisation échappant à son pouvoir absolu, représenté dans chaque département par les Préfets, créés le 17 février 1800. Le décret du 22 juin 1804 « dissolvait toutes les associations formées sous prétexte de religion et non autorisées ». Le P. de Clorivière et les Pères de la Foi avaient été jetés en prison. Autant Napoléon ne faisait pas de difficulté pour reconnaître les congrégations féminines à vocation sociale, autant il voulait soumettre au Pouvoir les Instituts masculins.

En 1804 des difficultés de cet ordre amenèrent Marie-Joseph Coudrin à quitter Mende pour Paris avec Mgr de Chabot. En mars 1805, il installe sa communauté clandestine rue de Picpus qui donna son nom populaire à la Congrégation. L'année suivante, le Fondateur arriva avec la statue de « Notre-Dame de Paix », vénérée à Paris depuis le XVIe siècle et retrouvée intacte. Ce fut ressenti comme un signe d'espérance : la paix de Dieu au milieu des tribulations[25]. En effet les tensions entre l'Église et l'État s'accentuaient en raison de la centralisation despotique de Napoléon : monopole de l'enseignement en 1808, nomination des évêques sans l'accord du Pape. En 1809, Napoléon occupa Rome ; Pie VII l'excommunia et fut fait prisonnier. Le Concile National, convoqué par l'Empereur en 1811, fut un échec pour lui, les évêques ayant dit que « sans la chaire auguste de Rome, l'épiscopat ne ferait plus que languir comme une branche desséchée, séparée du tronc ». Aussi jusqu'en 1814, aucun développement de vie religieuse et missionnaire ne fut-il possible.

Avec la Restauration, le P. Coudrin avait espoir de se faire reconnaître par le Roi. Mais l'essentiel était d'obtenir l'approbation du Pape Pie VII pour échapper aux aléas des simples reconnaissances diocésaines. Pour cela il fallait rédiger des Constitutions ; ce qui fut chose faite le 16 avril 1816 et avoir un Procureur auprès du Saint-Siège pour suivre les affaires. Le Décret d'approbation définitive fut confirmé par le Pape le 10 janvier 1817[26]. Le 14 avril, la demande d'approbation civile fut déposée auprès du Grand Aumônier de la Cour qui laissa entendre que ce serait chose facile. Il en fut tout autrement, les Chambres et le Conseil d'État n'étant pas d'esprit favorable aux Congrégations religieuses ; les Gouvernements changent, mais l'Administration demeure. De plus l'évolution sociale opérée par la Révolution et l'Empire était irréversible. Des maladresses et des excès d'union du Trône et de l'Autel, surtout sous Charles X, provoquèrent de violentes réactions qui culminèrent dans la Révolution de juillet 1830. À cette sécularisation anticléricale des mentalités, il faut ajouter le retour à un certain « gallicalisme » dans l'Église de France, malgré la grande autorité morale de Pie VII qui avait suscité l'admiration par son attitude évangélique dans ses épreuves.

Le P. Coudrin, Vicaire Général de Troyes de 1820 à 1824, y « commença l'œuvre importante des Missions qui nous a été particulièrement recommandée par le Souverain Pontife ». Après le Chapitre Général de 1824, il va lui-même à Rome présenter les nouvelles Constitutions et dix Mémoires, dont un offrait les services de sa Congrégation naissante pour les Missions lointaines et demandait à « Propaganda Fide » de déterminer un territoire. C'était le 15 juillet 1825 qu'il avait présenté sa demande. Le 29 septembre, Rome proposait la mission des îles Sandwich (Hawaii) qui était acceptée le 6 octobre. La grande aventure des Missions lointaines commençait[27].

Cette ouverture missionnaire va entraîner un grand développement de la Congrégation, malgré son conflit avec l'archevêché de Paris et la gêne sérieuse de son absence de reconnaissance civile par l'État au niveau des biens et des œuvres. Le P. Coudrin a toujours préféré l'indépendance évangélique aux compromissions gallicanes, ce qui l'a fait classer comme « ultramontain ». La Maison Principale sera pillée à la Révolution de 1830 et en 1831 ; les écoles et séminaires seront fermés. Ces ennuis dégageront du personnel qui sera envoyé dans les Missions ; en 1832, Mgr Bonamie est envoyé à Babylone et, en 1833, une mission s'ouvre aux États-Unis dans le diocèse de Boston. Le 27 mars 1837, jour de sa mort, les derniers mots de Marie-Joseph Coudrin sont : « Valparaiso-Gambier ».

Le P. Coudrin avait un caractère trempé par les persécutions, tenace dans les épreuves, serein dans les difficultés, réaliste devant les événements, cordial dans les relations. Sa foi était centrée sur la personne de Jésus présent dans l'Eucharistie, source de l'amour. Ses communautés étaient plus un esprit d'amour fraternel qu'une organisation structurée. Il était un homme d'Église, « dévoué de cœur et d'action au Saint-Siège », garant de la liberté de l'évangélisation face aux Pouvoirs politiques et « centre de l'unité catholique, source toujours pure de la doctrine ». C'était un cœur vraiment catholique, ouvert à l'universel, face au gallicanisme et aux étroitesses particulières. C'était un réaliste aux convictions solides ; ce n'était pas un diplomate, quoique homme de relations publiques.

Anne-Marie Javouhey (1779-1851), fondatrice des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny en 1807, Jean-Marie de La Mennais (1780-1860), fondateur des Frères de l'Institution Chrétienne de Ploërmel en 1819 ont vécu dans ce même contexte. L'un et l'autre ont été formés à la rude école de la Révolution qui a trempé leur foi. Tous les deux avaient l'âme missionnaire. Dès 1800, Jean-Marie de La Mennais, jeune homme de Saint-Malo, patrie de grands navigateurs, s'intéressait à la psychologie et aux coutumes des Tahitiens à travers les « Voyages » de Bougainville et des autres marins[28]. En Bretagne, son ministère sacerdotal sera très semblable à celui du P. Coudrin : rebâtir les diocèses, revitaliser les communautés chrétiennes. Son charisme sera celui de l'éducation chrétienne par l'instruction élémentaire de l'enfance et de la jeunesse à l'abandon après la Révolution et l'Empire. Lui aussi connaît bien des épreuves venant des Pouvoirs Publics, des traditions « gallicanes », des habitudes des « recteurs bretons ». Les démêlés de plus en plus vifs de son frère très aimé, Félicité (1782-1854), avec l'Église, surtout après 1830, lui seront très douloureux. Jean-Marie de La Mennais se consacrera de plus en plus totalement à sa fondation de l'Institut des Frères de Ploërmel qu'il enverra lui-même en 1860, deux mois avant sa mort, à Tahiti.

Anne-Marie Javouhey[29], que Louis-Philippe appelait « le grand homme du Royaume », portait en son cœur l'appel des Missions lointaines depuis 1800. « Cette fille n'a pas froid aux yeux », selon le mot de son père. Elle n'a qu'un désir : « vouloir et faire la sainte volonté de Dieu ». Elle est « prête à aller partout où la Providence l'appellera, partout où il y a du danger et de la peine ». Dès 1816, l'appel vient par le Gouvernement qui demande des Sœurs pour l'île Bourbon (La Réunion) ; puis ce sera la Sénégal, la Guyanne avec sa célèbre lutte pour la libération des esclaves à Mana autour de 1830. Une telle action tenace, menée avec d'autres, aboutira à l'abolition de l'esclavage en France le 4 mars 1848 avec Victor Schœlcher. C'est en 1843 qu'elle répond à l'appel d'envoyer des Sœurs aux Marquises. Devant la situation troublée et dangereuse, le Gouverneur les fait débarquer à Tahiti où elles arrivent en 1844 au plein milieu de la « guerre de Tahiti ». L'urgence sera le soin des blessés avant l'éducation.

Depuis cette époque déjà lointaine, des pionniers de la Mission Catholique en Polynésie, de nombreux nouveaux ouvriers ont rejoint ceux de la première heure pour la moisson ; nouvelles Congrégations : Sœurs Missionnaires de Notre-Dame des Anges, Filles de la Charité du Sacré-Cœur, Sœurs du Bon Pasteur d'Angers, Sœurs Clarisses, Pères Oblats de Marie Immaculée, Frères du Sacré-Cœur. Les apôtres locaux ont surgi très tôt aussi : catéchistes, religieuses de Rouru, Filles de Jésus Sauveur, diacres permanents, responsables et animateurs laïcs des divers mouvements. C'est tout un peuple qui est en marche au nom de l'Évangile de Jésus-Christ.


[20] P.J.V. GONZALEZ CARRERA, ss.cc. : Le Père Coudrin, la Mère Aymer et leur communauté. Rome 1978. 603 pages imprimées en offset. Traduction française.
[21] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 20-8-1789. « On sait la place que l'idée de “liberté, d'égalité, de fraternité” tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont là des idées chrétiennes. Je le dis tout en ayant bien conscience que ceux qui ont formulé ainsi, les premiers, cet idéal ne se référaient pas à l'alliance de l'homme avec la sagesse éternelle. Mais ils voulaient agir pour l'homme. » JEAN-PAUL Il à Paris. Doc. Cath. n.1788 du 15-6-80, p. 585.
[22] P. DE CLORIVIÈRE, jésuite « dissous » en 1773, curé de Paramé, proposait la « perfection » évangélique, réservée aux religieux, aux chrétiens vivant dans le monde : laïcs et prêtres séculiers. Cette intuition, très en avance sur son temps, fut reprise le 29-10-1918 par l'abbé D. Fontaine ; la « Société du Cœur de Jésus » fut reconnue Institut Séculier en 1951, grâce à la Constitution Provida Mater de Pie XII.
[23] GONZÀLEZ-CARRERA, op. cit., pp. I, 14-15.
[24] Mende : 1802-1805 ; Sées : 1805-1809 ; Troyes : 1820-1826 ; Rouen : 1826-1833.
[25] Jn 16,33.
[26] Les Constitutions et Statuts de la « Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie » (SS.CC) furent confirmés à perpétuité par la Bulle Cum plumbo du 17-11-1817. Mais cela ne résolut pas la question de la reconnaissance civile ou ecclésiastique à Paris.
[27] Voir l'histoire détaillée au chapitre VIII. En 1817, la Congrégation des SS.CC. comportait 57 Frères et 186 Sœurs.
[28] Fr. H.C. RULON : 1860-1960 : un siècle de travail missionnaire à Tahiti ; les Frères de Ploërmel en Océanie, p.1. Manuscrit de 146 pages.
[29] A. MERLAUD : Anne-Marie Javouhey, audace et génie. S.O.S. 1976. - Cardinal GARRONE : Ce que croyait Anne-Marie Javouhey. Mame. 1976. - Sœur E. ROUGNANT : Centenaire des Sœurs de Cluny à Tahiti : 1844-1944. Papeete 1943.

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