Tahiti 1834-1984 - Chap. IX

 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL DES ÎLES LOINTAINES

 

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Chapitre 5

Rayonnement catholique dans les archipels

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En l'année 1825, le Saint-Siège accepte les offres missionnaires du T.R.P. Coudrin ; ses religieux des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie vont enfin réaliser sa « vision » prophétique de 1792.

 

 

Hawaii

La mission des Sandwich (Hawaii), commencée avec succès par les P. Bachelot, Armand et Short le 7 juillet 1827, connaît une violente persécution à partir de 1829 ; les missionnaires sont expulsés en Californie le 24 décembre 1831. Un nouvel essai en 1837 des P. Bachelot et Schort en mars, Maigret et Murphy en novembre n'a pas plus de succès, malgré les interventions de navires anglais et français ; le consul anglais Charlton qui essaie de protéger le P. Patrice Short, citoyen anglais, se voit dénoncer comme « infidèle à la religion de son gouvernement ». À l'instigation du Révérend Bingham, les catholiques sont mis hors la loi le 18 décembre 1837. Cet ostracisme est levé le 13 juillet 1839. Mgr Rouchouze vient en mai 1840 relancer la mission catholique de Oahu ; elle est confiée au P. Désiré Maigret qui était arrivé à Mangareva en même temps que le Vicaire Apostolique le 5 mai 1835. Désiré Maigret, nommé Préfet Apostolique des Sandwich le 25 juillet 1839, a ainsi été missionnaire près de quatre années aux Gambier[1].

La mission des îles Hawaii devient un Vicariat Apostolique indépendant de celui d'Océanie orientale le 18 juillet 1844. Mgr Désiré Maigret, premier titulaire, est sacré évêque le 31 octobre 1847 à Valparaiso.

Mgr Maigret soulignait, dès 1840, au Supérieur Général des Pères des Sacrés-Cœurs, l'ancienneté et l'importance de la mission des îles Hawaii, en particulier par rapport aux Gambier. Il semblait redouter que l'on confonde l'admirable succès missionnaire obtenu dans ce « nouveau Paraguay », avec l'importance modeste de ce petit archipel de 2 000 habitants.

« Nous sommes ici depuis le 13 mai dernier et Monseigneur (Rouchouze) se trouve enfin dans les îles les plus importantes de sa Mission. Il y a déjà fait un baptême de 200 adultes ; le nombre de nos catéchumènes augmente rapidement. On va bâtir une église de 115 pieds de long sur 50 de large, avec tribune tout autour... S'il n'y a rien de changé, notre petite chapelle actuelle que nous pouvons regarder comme le berceau du catholicisme dans l'Océanie, formera le chœur de l'église qu'on va bâtir et peut-être, un jour, y construirons-nous un caveau pour y déposer les restes du premier apôtre de cette mission, qui repose maintenant à la petite île de Naha, archipel de l'Ascension. Hélas ! Que d'îles en cette Océanie et il n'y a qu'un petit nombre d'ouvriers...

Vous savez qu'il n'y a plus que deux prêtres dans cette petite mission (des Gambier). Ils sont obligés de biner tous les dimanches parce qu'il y a 4 îles à desservir. Ils ne manquent pas d'ouvrage ; mais, Dieu merci, nous n'en manquerons pas non plus...

En un mot, nous voilà bien heureux de nous retrouver au lieu même où notre chère Mission a pris naissance et de goûter la consolation d'y voir fructifier au centuple ce que le bon Père Alexis avait semé dans les cœurs... »[2].

La persécution de 1829 aux Sandwich et l'expulsion des premiers missionnaires posent au P. Coudrin une sérieuse question. De plus, le 22 décembre 1829, « Propaganda Fide » accède à la proposition de l'abbé de Solages ; le Préfet Apostolique de l'île Bourbon (La Réunion) est aussi nommé Préfet Apostolique de l'Océan Pacifique. Les propositions du P. Coudrin, par de singuliers retards, ne sont pas parvenus, à temps, au Saint-Siège. Aussi le 26 février 1830, il écrit un long mémoire. Il y souligne la présence des missionnaires des Sacrés-Cœurs depuis 1827 aux Sandwich, l'impossibilité pour l'abbé de Solages - qui est seul - de faire face à l'évangélisation des Océans Indien et Pacifique, l'avantage de stabilité qu'offre une congrégation missionnaire. Il propose donc que la Congrégation des Sacrés-Cœurs soit chargée « des quatre archipels les plus voisins des îles Sandwich : les îles de la Société, les îles Marquises, l'archipel dangereux (Tuamotu) et l'archipel de la mer mauvaise (Cook) ».

Discrètement « Propaganda Fide » donne son adhésion aux vues du P. Coudrin. Sur ces entrefaites, l'abbé de Solages est pressé par le gouvernement français de rejoindre l'île Bourbon dont les besoins spirituels sont urgents. Il meurt le 8 décembre 1832 à Andevoranto dans l'île de Madagascar qu'il s'efforçait d'évangéliser. Le 2 juin 1833, « Propaganda Fide », après de longues discussions, accède à la demande des pères des Sacrés-Cœurs en érigeant le Vicariat Apostolique de l'Océanie orientale, triangulé entre les îles Sandwich, Pâques, les Cook du Nord (« Roggewein »)[3]. Le 12 juin, Mgr Etienne Rouchouze est nommé évêque titulaire de Nilopolis et premier Vicaire Apostolique ; il a deux Préfets Apostoliques pour le seconder : le P. Alexis Bachelot pour les Sandwich et le P. Chrysostome Liausu pour les autres archipels[4].



[1] H. LUCAS : Histoire de la Mission des îles Sandwich (Hawaii) 1825-1838, édité par A. Cools. Roma 1979.
- M. DESMEDT : « Centenaire du Vicariat Apostolique d'Océanie orientale ». Annales SS.Cc. 1933.
- Ar.SS.CC., dossier Propaganda Fide (1825-1840).
- Annales SS.CC. : « Registre des matières », pp.125 à 131. Ar.SS.CC. 271-788.
[2] D. MAIGRET à Mgr BONAMIE (22-6-1840), de Oahu. Ar.SS.CC., Propaganda Fide (1820-1840).
[3] Le Vicariat Apostolique de l'Océanie orientale est proposé par Propaganda Fide le 20 mai 1833, érigé par Grégoire XVI le 2 juin et notifié le 8 juin.
[4] S.C. Propaganda Fide à P. Coudrin (27-7-1833). Ar.SS.CC. Propaganda Fide (1825-1840).

 

 

Valparaiso

Le P. Coudrin - et son successeur, Mgr Bonamie, de même - avait une vision large et généreuse de la mission ; il était aussi homme de réalisations dans l'Église à reconstruire après la Révolution. Comme tout vrai mystique c'est un pragmatique. Très vite les Pères des Sacrés-Cœurs découvrent que leur zèle ardent doit passer par les contraintes d'un monde océanique inconnu d'eux. « Lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout » (Lc 14,28). Tel sera le rôle providentiel que seront appelés à jouer le port de Valparaiso comme « base arrière » de la mission d'Océanie et le P. André Caro qui y accueille la première équipe picpucienne.

En effet, chassés des Hawaii pour un temps indéterminé par les protestants américains, les missionnaires n'ont qu'une idée très vague de l'Océanie. Ils savent que de nombreuses îles sont anthropophages ; pour cette raison on les décourage d'y aller. De plus ils ne veulent pas provoquer les protestants anglais ; c'est la raison du voyage à Londres de Mgr Rouchouze en juin 1834 et de sa visite au consul anglais de Valparaiso en mars 1835[5].

Ils se doutent bien aussi qu'une fois dépassé le port de Valparaiso, qui est la grande base maritime du Pacifique sud à cette époque, ils ne pourront plus se procurer grand-chose de ce qui est indispensable pour lancer même une modeste mission. En outre, Mgr Tepano Rouchouze en recevant les plus larges facultés spirituelles pour exercer son apostolat, était averti par le Cardinal Préfet de Propaganda Fide : « En ce qui regarde les aides financières, la Sacrée Congrégation n'a pas grand-chose et elle le renvoie aux pieuses œuvres de France et d'Allemagne, ainsi qu'à la confiance dans la divine Providence »[6].

Rome lui accorde une subvention de 3 000 écus (16 000 F). Les diverses maisons des sœurs des Sacrés-Cœurs fournissent les objets liturgiques. L'œuvre de la Propagation de la Foi, fondée à Lyon en 1822 par Pauline Jaricot, alloue à la nouvelle mission d'Océanie 13 520 F. Les allocations de la Propagation de la Foi de Lyon constitueront pendant plus d'un siècle la ressource principale du Vicariat d'Océanie. Divers dons se montent à 3 500 F. Le P. Coudrin peut seulement remettre le prix du passage jusqu'à Valparaiso aux quatre premiers partants pour l'Océanie : Ch. Liausu, F. Caret, H. Laval et C. Murphy, soit 1 300 F chacun. Pour le reste, « la Providence aura soin de vous ; allez toujours. »

Partis de Picpus (Paris) le 22 novembre 1833, les quatre premiers missionnaires des Sacrés-Cœurs s'embarquent à Bordeaux sur le « Sylphide » le 6 janvier 1834 pour Valparaiso ; il y arrivent « après 103 jours de traversée » le 13 mai 1834. Ils ont la bonne fortune d'être accueillis par le P. André Caro, franciscain réformé de l'Ordre des Récollets, alors âgé de 65 ans. Il avait été vingt-six ans missionnaire en Bolivie et Préfet Apostolique. Venant de recevoir une lettre du P. Alexis Bachelot, le P. Caro offre l'hospitalité à ses jeunes confrères qu'il voit si démunis de provisions et inexpérimentés pour la mission. Non seulement il leur facilite toutes les démarches douanières, administratives et maritimes, mais surtout il sensibilise la population chilienne à la nouvelle mission des îles. Le P. André, vieux religieux missionnaire respecté de tous, leur fait rencontrer les autorités eclésiastiques et civiles qui veulent garder les pères des Sacrés-Cœurs pour l'évangélisation du Chili.

Le P. Caro fait comprendre la nécessité vitale d'une procure pour desservir les missions d'Océanie ; il offre sa modeste maison en bois pour cet usage. Il réussit à convaincre le P. Chrysostome Liausu, le préfet apostolique, de rester à Valparaiso pour diriger la mission en attendant l'arrivée de Mgr Rouchouze et pour faire face aux besoins de ses frères qui devaient partir pour les Gambier le 16 juillet. Il écrit au T.R.P. Coudrin en ce sens ; celui-ci remercie de grand cœur le P. Caro qui s'occupait des missionnaires comme s'ils étaient sa propre famille religieuse. En effet, en réponse à la demande des jeunes P. des Sacrés-Cœurs, le vieux préfet apostolique leur fait part de son expérience missionnaire en 24 recommandations. Il les met en garde contre un « grand zèle qui voudrait convertir en un jour ou en peu de temps tous les sauvages ». La prière, la vie communautaire, la prudence, le sens pratique, la longue patience caractérisent ces avis que les P. Caret et Laval suivront aux Gambier[7].

Mgr Rouchouze, arrivé à Valparaiso le 19 février 1835, louera les remarquables services rendus par le P. André Caro : « Si nous n'avions pas rencontré le bon Père André, il était impossible de réussir pour nos missions. » Il soulignera au P. Coudrin la nécessité de développer la maison de Valparaiso pour le service des missions d'Océanie d'abord et l'évangélisation de l'Amérique latine ensuite. Il y confirme l'autorité et le rôle du P. Chrysostome Liausu comme préfet apostolique ; le P. Coudrin le nommera supérieur de la maison en 1836[8].

Dès février 1836, suite aux lettres du P. Coudrin du 19 juin et du 30 juillet 1835, le P. Liausu entreprend les démarches pour des fondations d'écoles tenues par les pères et les sœurs des Sacrés-Cœurs ; le Président du Chili donne son autorisation le 4 février 1836[9]. Un développement aussi inattendu de ce qui ne devait être qu'un simple « pied-à-terre », entraîne une nouvelle organisation du personnel. Le nouveau Supérieur Général, Mgr Bonamie, par l'ordonnance du 26 novembre 1837, le Chapitre Général de 1838 et les Constitutions de 1840 donnent une très large autonomie au supérieur provincial de Valparaiso.

« 1. Le supérieur de la maison de Valparaiso sera indépendant du chef des missions d'Océanie.

2.  Le supérieur de Valparaiso a autorité sur tous les religieux attachés à sa maison et le chef des Missions d'Océanie n'a aucun droit pour les réclamer.

3.  Les religieux mis à la disposition des missions d'Océanie et envoyés à Valparaiso pour cela sont soumis, pendant leur séjour, au supérieur de Valparaiso. Le chef des missions d'Océanie les fera partir quand il le jugera utile, mais le supérieur de Valparaiso peut différer de les envoyer pour des motifs graves qu'il doit soumettre au chef de la mission qui jugera en dernier ressort.

4.  Le supérieur est habilité à recevoir les vœux.

5.  Le supérieur établira un noviciat selon la Règle »[10].

Ce rôle majeur à l'égard du personnel missionnaire mis à la disposition du et bientôt des Vicaires Apostoliques d'Océanie se réalisera à plein avec le P. Magloire Doumer, supérieur provincial de Valparaiso de 1841 à 1858. Nous avons déjà vu qu'il sera proposé à l'épiscopat comme coadjuteur de Mgr Jaussen en 1848, mais avec obligation de résidence à Valparaiso.

Un tel système d'autorité, apparemment logique, est très rapidement source de difficultés dans la répartition du personnel religieux. Les besoins du Chili, de ses collèges ainsi que du noviciat prennent rapidement le pas sur le service missionnaire des îles sauvages, et dispersées. « Je crains que l'œuvre des missions d'Océanie ne devienne qu'un objet secondaire, qu'on s'occupe plus des intérêts du Chili que de la Polynésie. Ce qui serait contraire à l'intention du Saint-Siège qui n'a d'abord permis d'avoir un pied-à-terre que pour faciliter notre introduction dans les îles : Le Chili ne manque pas de secours spirituels ; plût à Dieu qu'il n'en abuse pas », écrit Mgr Rouchouze au Supérieur Général en 1838[11].

Mgr Baudichon, nommé coadjuteur de Mgr Rouchouze disparu en mer, demande en 1847 des éclaircissements sur le rôle de Valparaiso concernant la gestion des fonds alloués par la Propagation de la Foi pour les missions d'Océanie orientale. « Est-il vrai que le noviciat absorbe une partie des secours pécuniaires, comme quelques bruits me donneraient lieu de le soupçonner ? La maison de Valparaiso a-t-elle rendu compte à la mission de la vente faite par le P. Doumer de l'ancienne maison de procure appartenant au Vicariat ? Est-il vrai que le collège du Chili se sert des fonds des missions pour s'établir sur des bases solides et quelles sommes nous doit-il ? »[12].

Ces deux avis particulièrement autorisés soulignent l'ambiguïté du rôle de Valparaiso par rapport aux trois Vicariats de l'Océanie orientale à partir de 1848 : Sandwich, Marquises et Tahiti. De fait le provincial de Valparaiso retenait pour le service des collèges chiliens les missionnaires les mieux formés, initialement destinés à l'Océanie. En 1899, le P. Georges Eich gémira sur ces « anciens errements et négligences de la Congrégation des Sacrés-Cœurs à l'égard de la mission »[13]. Par contre chaque Vicaire Apostolique gèrera rapidement par lui-même les subsides alloués par l'œuvre de la Propagation de la Foi, Valparaiso servant plus de magasin général que de bureau comptable et encore pas très longtemps, les îles étant de mieux en mieux desservies directement.

Le rôle initial de Valparaiso fut bénéfique; l'action dévouée de P. André Caro fut décisive pour le lancement de la mission et assura comme un lien providentiel avec le premier essai malheureux de ses confrères franciscains espagnols en 1775. Mais il faut constater que le rôle de Valparaiso fut moins positif dès que les besoins en personnel formé pour l'enseignement au service du Chili deviennent pressants ; les pères les mieux préparés restent sur place. Il faudra attendre 1878 pour avoir l'institution des trois provinces des missions : Hawaii, Tahiti et Marquises ; le supérieur de Valparaiso ne sera plus alors « provincial d'Amérique et des missions d'Océanie ».



 

[5] Mgr Rouchouze au T.R.P. (24-3-1835) ; à H. Lucas (25-3-1835).
- Ch. LIAUSU au T.R.P. (24-5-1834; 13-2-1836) ; H. LAVAL à N. LAVAL (8-8-1834). Ar.SS.CC. LAMO I.
[6] S.C. Propaganda Fide à Mgr ROUCHOUZE (5-8-1834). Ar.SS.CC. Propaganda Fide (1825-1840).
[7] Ch. LIAUSU à H. LUCAS (20-7-1834). Ar.SS.CC. LAMO I n°69 ; H. LAVAL, Mémoires, annexe 8.
[8] Mgr ROUCHOUZE au P. COUDRIN (24-3-1835) ; Ar.SS.CC. LAMO I n°101 - (2-4-1835), LAMO Il n°1-2.
[9] Ch. LIAUSU au P. COUDRIN (13-2-1836 ; 23-10-1836). Ar.SS.CC. LAMO Il n°40 et 76.
[10] Constitutions des Sacrés-Cœurs de 1840, 90 et 91, note du n°213.
[11] Mgr ROUCHOUZE à Mgr BONAMIE (19-8-1838) des Gambier. LAMO Il n°137.
[12] Mgr BAUDICHON à Mgr BONAMIE (1-4-1847). Ar.SS.CC. 47,1.
[13] G. EICH au T.R.P. (10-4-1899). Ar.SS.CC. 60, 2.
- Annales SS.CC. :« Registre des matières », pp.72-73. Ar.SS.CC. 271-788.

 

Gambiers

Le 16 juillet 1834, « fête de Notre-Dame du Mont-Carmel et octave de Notre-Dame de Paix », les P. François d'Assise Caret, Honoré Laval et le Fr. Columban Murphy s'embarquent à Valparaiso ; le « Peruviana » du capitaine Sweetland met le cap sur les Gambier. Depuis plus de deux mois à Valparaiso où le P. Caro était devenu pour eux « un nouveau bon Père », ils avaient multiplié neuvaines de prières et démarches pour choisir les premières îles à évangéliser et un navire pour les y conduire. Le 9 juillet, fête de Notre-Dame de Paix si chère aux pères des Sacrés-Cœurs, le capitaine Armand Maurue « donna l'idée des Gambier où il n'y avait pas encore de protestants ». Ce même jour, le frère Columban trouve le « Peruviana » qui accepte de transporter les trois missionnaires pour le prix de 100 dollars chacun. Tous voient un signe providentiel dans ces heureuses coïnçidences[14]. La seconde étape de la mission catholique dans les îles du Pacifique débute. Le petit archipel des Gambier entre dans l'histoire.

Georges Goyau remarque : « L'évangélisation des îles Gambier a valu aux Picpuciens, tour à tour, les hommages les plus flatteurs et les plus virulentes attaques »[15]. Il est difficile de trouver un « signe de contradiction » aussi évident, une littérature aussi abondante que véhémente pour une poignée de missionnaires et un minuscule archipel de 2 000 personnes, perdues au bout du monde[16]. Les pamphlets et les attaques de L. Jacolliot en 1869, de Kératry en 1870, de P. Deschanel en 1888 et d'autres qui les ont répétés, ont trouvé leur réponse documentée dans l'étude citée de G. Goyau ; ce texte a pleinement satisfait les pères des Sacrés-Cœurs, comme l'écrit le P. Ildefonse Alazard, secrétaire général, dans les « notes complémentaire » du tiré à part de 1928. Le T.R.P. Flavien Prat, Supérieur Général, dans une lettre à E. Ahnne, président de la Société des Études Océaniennes, rappelle que le libelle de Jacolliot qui présente le P. Laval comme assassin et empoisonneur, fut condamné par le tribunal supérieur de Papeete comme « diffamatoire et injurieux » (Messager de Tahiti du 18-5-1872)[17]. Inutile donc de faire revivre le calomnies anti-religieuses d'un autre âge en rappelant les étapes de l'évangélisation des îles Gambier. Chaque chrétien sait que « tous ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ seront persécutés » (2 Tm 3,12).

Dans la matinée du 7 août 1834, les marins du «Peruviana » aperçoivent les deux pics de Mangareva. Aussitôt les missionnaires bénissent les îles par la formule liturgique: «paix à ces îles et à leurs habitants» ; selon la recommandation de Mgr Rouchouze, ils consacrent la mission à Notre-Dame de Paix et la mettent sous la protection spéciale des archanges Michel, Raphaël et Gabriel. Le soir, le navire jette l'ancre à Tokani. Malgré la réputation de terribles cannibales des Mangaréviens, le premier contact est assez confiant: «Ils n'avaient pas été trop farouches et nous trouvâmes qu'ils étaient de beaux hommes.» Le lendemain, les pères découvrent l'existence du marin et prédicant anglais, George Nobbs. Il était arrivé à la fin de juin à Mangareva avec l'appui des missionnaires protestants de Tahiti; sa femme et ~e matelot John Buffet l'accompagnaient. Il fait bon accueil aux picpuciens. Le 9 août, le capitaine Sweetland pressé d'aller à Tahiti, transfère les trois missionnaires avec leurs deux compagnons polynésiens - l'un de Rapa et l'autre de Nouvelle-Zélande - sur le bateau du capitaine français Chéden qui pèche la nacre. Le dimanche 10, fête de saint Laurent, le P. Caret célèbre la première messe à bord du navire. La visite faite au roi Maputeoa pour obtenir une case est négative. Le capitaine Chéden suggère aux missionnaires de s'installer sur l'île d'Aukena dans la case libre d'un de ses pêcheurs, Tematokovata. C'est un abri ouvert à tous les vents, peuplé de rats et refuge des cochons. Sur le rivage, auprès de cette case, les pères célèbrent leur première messe à terre le 15 août 1834.

Leur premier souci est de visiter la petite île pour baptiser les enfants en danger de mort selon les conseils du Père Caro. Près de leur case, un bébé de huit jours agonise. Ils le baptisent sous le nom de Marie et lui font une sépulture solennelle le 18 août. À Mangareva, après avoir refusé les jeunes filles qu'on leur propose, les gens incendient les roseaux où les P. Caret et Laval se sont cachés ; ils fuient vers le sommet de l'île pour passer de l'autre côté. Au milieu de conditions matérielles proches souvent d'une « opération survie », les missionnaires se mettent d'abord à apprendre la Iangue en composant un lexique. Les quelques soins donnés aux malades et quelques guérisons obtenues facilitent les relations. Dès la fin de 1834, ils peuvent dire en mangarévien les premières prières.

Février 1835 voit le départ de G. Nobbs pour Pitcairn d'où il venait. Malgré la lettre de D. Darling du 14 octobre 1834 enjoignant aux Pères des Sacrés-Cœurs de partir parce que la L.M.S. « avait priorité aux Gambier », G. Nobbs n'était pas considéré comme membre de la Société de Londres ; il vivait de ses propres ressources[18].

Le catéchuménat allait bon train depuis la transmission et l'acceptation des 10 commandements de Dieu ; les instructions des pères se répètent de bouche à oreille d'une île à l'autre. Le 1er mars 1835, ils bénissent la chapelle en pandanus de l'île d'Aukena, après avoir inauguré celle d'Akamaru le 8 février précédent. Mais à Mangareva, le roi Maputeoa reste toujours attaché aux idoles qui, ailleurs, sont mises au bûcher.

Le 9 mai 1835, Mgr Etienne Rouchouze arrive enfin aux Gambier. Il est accompagné d'un renfort substantiel : les P. Désiré Maigret et Cyprien Liausu qui est médecin ; les Fr. Fabien Costes et Gilbert Soulié ; un enseignant laïc, le vicomte Urbain de Latour de Clamouze, universitaire lozérien qui veut se consacrer aux missions. L'évêque est émerveillé des résultats obtenus en si peu de temps. Après examen, il autorise les baptêmes des 150 catéchumènes d'Akamaru et des 35 d'Aukena. En janvier 1836, le roi Maputeoa fait détruire toutes les idoles restantes ; il dédie l'église de Taku le 21 février suivant. Enfin il est solennellement baptisé, avec 160 catéchumènes, le 25 août 1836 sous le nom de Grégoire en l'honneur du Pape Grégoire XVI qui sera très touché de cette attention. Le P. Caret dénombre 1 800 baptêmes et confirmations en janvier 1836.

La conversion totale des îles Gambier : Mangareva, Taravai, Aukena, Akamaru est achevée en 1838. Le roi Gregorio et les chefs élaborent un « Code Mangarévien », basé sur les 10 commandements de Dieu, analogue au « Code Pomaré ». Le système social estsemblable à celui des anciennes « Réductions du Paraguay : un nouveau style missionnaire commence » ; il faut entretenir et approfondir la foi dans un développement global[19]. « Mgr Rouchouze et les frères disent que les îles ressemblent à des couvents », écrit le P. Amat[20]. Les commandants des navires sont admiratifs de tels résultats, « obtenus par trois missionnaires, sans aucun secours du gouvernement et n'ayant d'autres armes que la douceur et la persévérance » ; ils se félicitent de n'être plus « repoussés à coup de pierres et de lances ». Par contre « les marins sont mécontents des Gambier à cause des précautions sur les mœurs ; la mission est mal vue d'eux »[21]. Les trafiquants se plaignent de ne plus pouvoir échanger la nacre contre les pacotilles habituelles. Le germe des conflits à venir est déjà présent dans ces deux réactions de 1838. « Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette sévère pureté des mœurs la cause de toutes les déclamations contre la tyrannie des missionnaires. Il y en a pourtant une autre : ils empêchent les traitants de voler les pauvres insulaires », écrit E. H. Fromentières après une visite à Mangareva en 1856[22].

Le 24 octobre 1836, Mgr Rouchouze bénit la première pierre de l'église en dur d'Aukena, dédiée à saint Raphaël. À ce propos, il écrit au « Bon Père » Coudrin pour souligner l'importance d'envoyer des frères convers - avec le P. Caret qui était alors en Europe - afin de construire dans les îles de telles églises en pierre. « Ce que nous avons le plus à cœur, c'est de construire des églises décentes et solides. Il me semble que le jour où je verrai dans l'Océanie quelques églises où l'on puisse célébrer et conserver décemment l'illustre mystère, mon bonheur sera parfait et je mourrai content. » L'église Saint-Raphaël est bénite le 24 octobre 1839. Le 15 août 1841, la cathédrale Saint-Michel de Rikitea (Mangareva) est consacrée. À son propos, le P. Cyprien Liausu écrit : « L'église de Mangareva sera toujours la cathédrale de l'Océanie. Elle ne nous a coûté aucune dépense si ce n'est le fer et les outils. Le frère Gilbert a fait seul la maçonnerie avec une quinzaine d'indigènes »[23]. L'œuvre architecturale des Frères des Sacrés-Cœurs aux Gambier est impressionnante. G. Fénelon, architecte, y recense 116 constructions antérieures à 1900 : 74 à Mangareva, 10 à Aukena, 23 à Akamaru, 9 à Taravai[24]. Voici la liste des cinq églises et six chapelles avec leur date de contruction :

Églises Saint-Joseph à Taku (1836, 1859, 1868), Saint-Raphaël à Aukena (1835,1840), cathédrale Saint-Michel de Rikitea (1841, clochers 1847 et 1848), Notre-Dame de Paix à Akamaru (1844), Saint-Gabriel à Taravai (1868) ; chapelles Saint-Benoît à Gatavake (1840), Sainte-Anne à Tokaragi (1847), Saint Pierre à Atititoa (1847), Sainte-Agathe à Rouru (1850), Saint-Michel au cimetière de Rikitea (1850), chapelle de Kirimiro.

Nous étudierons au chapitre XV les raisons de telles constructions religieuses tout à la fois si louées et si décriées. On comprend l'admiration de Mgr Tepano Jaussen quand il arrive à Mangareva en février 1849. Aussi, lorsque l'évêque peut entreprendre la future cathédrale de Papeete, vient-il chercher 60 ouvriers mangaréviens sous la direction du frère Gilbert Soulié ; ils quittent les Gambier en avril 1856 et rentrent dans leurs îles le 9 mai 1857 avec les félicitations du Gouverneur du Bouzet sur la qualité de leur travail et leur conduite irréprochable à Tahiti. Ce sont ces mangaréviens qui bâtissent aussi le grand phare de la pointe Vénus en 1866.

Outre les églises, Mgr Rouchouze souligne au P. Coudrin, dans la lettre citée du 14-11-1837, l'importance du travail ; comme les missionnaires anglais de la L.M.S., les pères des Sacrés-Cœurs ne séparent pas évangélisation de civilisation. Le travail comme base d'un développement global et responsable est essentiel pour les premiers missionnaires des Gambier. L'initiation aux métiers du bâtiment est assurée par les frères convers Fabien et Gilbert dès 1835 par le biais des constructions des églises et des maisons. Les pères et M. Urbain se lancent dans les essais agricoles en tout genre ; « l'homme des plantations fut surtout le Cyprien Liausu », écrit le P. Laval (« Mémoires », pp.148 ss.).

Les femmes polynésiennes aimant le jardinage, elles se regroupent peu à peu pour faire ces travaux. Telle est l'origine de ce qui deviendra le « couvent de Rouru », à la fois ferme modèle, ouvroir, école des filles et maison religieuse. Pour les femmes qui voulaient se consacrer au Seigneur, Mgr Tepano Jaussen permet les premiers vœux religieux en mai 1852, mais pour une durée de trois mois renouvelables. Vers 1860, le P. Laval obtient de l'évêque que ces vœux soient annuels. Le couvent de Rouru est une réalisation extraordinaire de la mission naissante ; cela ressemble un peu, dans le style polynésien, à un monastère de trappistines. Que serait devenue une telle œuvre si des religieuses avaient pu lui donner toute sa dimension religieuse et féminine ? L'engloutissement du « Marie-Joseph » aux Malouines en mars 1843 change le visage de la mission et stoppe l'amorce originale de la vie religieuse féminine naissante à Mangareva. Après le départ du P. Cyprien, leur fondateur, le 15 juillet 1855 - il est mort le 29 mai 1856 - les rapports entre les sœurs de Rouru et le P. Laval, nouveau supérieur de la mission des Gambier, sont plus austères. Les épreuves subies par Mangareva entre 1860 et 1869 n'arrangent rien. Sœur Godebert est la dernière survivante de la « Communauté des Sacrés-Cœurs » de Rouru ; elle meurt le 17 juin 1903 à l'âge de 70 ans.

À la demande du grand Conseil de Mangareva, trois sœurs de Cluny - Rosule, Désirée et Marie-Gaspard - essaient de relever l'œuvre de Rouru. Parties de Tahiti le 3 octobre 1892, elles arrivent à Mangareva le 15 octobre. En plus des malades et de la paroisse, elles ont 45 filles à leur école située dans l'ancien couvent. Le Gouverneur H. Cor ferme leur école, comme celle du P. Vincent-Ferrier Janeau en 1905 dans le cadre de la laïcisation[25]. Quoique non étonnante de la part de Henri Cor très anticlérical et violent contre la mission catholique - voir son discours reproduit au J.O. du 12-1-1907 -, cette fermeture était en contradiction avec la demande du gouvernement qui avait sollicité deux frères de Ploërmel en 1887 pour prendre les écoles publiques de Rikitea. Malgré l'appui de Mgr Verdier et les appels de la population, le Supérieur Général des Frères ne peut accepter d'envoyer « deux frères dans un tel isolement, alors que l'école de Papeete a été laïcisée et que celle de Papeuriri, la seule qui nous restât, vient de l'être »[26].

L'œuvre de l'éducation des Mangaréviens est surtout le travail de Urbain de Latour (du 9-5-1835 à 2-8-1868) et de Henry Mayne (du 9-11-1850 au 23-9-1877)[27]. Ces deux universitaires avaient quitté le premier la Lozère, le second, la Touraine, pour se consacrer à l'éducation comme « catéchistes » dans les missions. Dès 1839, Mr. Urbain ouvre le petit collège de Anaotiki sur l'île d'Aukena avec 17 jeunes garçons ; la persévérance est plus difficile pour les filles. Il lance aussi une imprimerie pour avoir le minimum de documents. C'est la qualité du travail de M. Urbain qui décide Henry Mayne à rester à Mangareva au lieu de poursuivre jusqu'à Tahiti. M. Henry déploie toutes ses capacités de grammairien et de latiniste, sans pourtant trop s'illusionner sur la possibilité de former de futurs prêtres[28]. Dans son article déjà cité, E. H. Fromentières écrit, à propos de Mangareva en 1856 : « L'école des garçons est placée sous la direction de deux hommes d'une grande distinction et d'un admirable dévouement, laïques tous les deux... L'un des résultats que les Pères cherchent à atteindre - je suis convaincu qu'ils y réussiront - c'est la création d'un clergé indigène... J'ai vu dans la première division du collège de jeunes bambins cuivrés qui, non seulement parlaient très purement le français, mais qui faisaient des analyses latines et traduisaient passablement des auteurs de cinquième. »

Afin de vêtir cette population démunie, Mgr Rouchouze demande au P. Coudrin de lui envoyer un tisserand pour faire des étoffes avec le coton qui pousse à Mangareva. Le P. Potentien Guilmard, qui est tisserand, arrive le 13 septembre 1837 pour lancer les tissanderies ; il y en aura bientôt douze dans les diverses îles. Les mangaréviens y « fabriquent d'excellentes étoffes en coton, à la suite de la Reine qui tisse la première bande de toile ». Les Mangaréviens construisent aussi un brick-goélette de 102 tonneaux : le « Maria i te aopu » (Notre-Dame de Paix). Mis en chantier en 1860, il est lancé en 1862. Le navire desservit les Tuamotu ; mais il y eut des difficultés d'équipages et avec l'administration. Il coule en avril 1869 à Rikitea.

L'expression de la vie chrétienne n'est pas en reste ; la liturgie y est solennelle et les processions de la Fête-Dieu sont des célébrations extraordinaires. En 1839, le P. Laval lance les premiers essais des joutes catéchétiques qui deviendront plus tard les « parau matutu ».

Tout aurait pu se développer tranquillement sans la présence de la nacre et l'intervention de la France. Si la conversion des Gambier limitait les plaisirs des marins à terre, elle facilitait grandement la sécurité des escales et la pêche de la nacre très appréciée. Commerçants, aventuriers, trafiquants ne s'en privent pas ; mais, en même temps, les Mangaréviens, informés de la valeur de leur nacre par les missionnaires, contrôlent de plus près l'exploitation de leur lagon. « Les Gambier seront victimes de la nacre et des trafiquants », écrira le P. Eich[29].

L'amiral Dupetit-Thouars, commandant la station navale du Pacifique, selon les directives du Ministre de la Marine, écrit le 11 janvier 1844 au P. Cyprien Liausu pour qu'il appuie une demande de protectorat de la France sur les Gambier. Depuis le protectorat sur Tahiti et l'annexion des Marquises en 1842, la France craint l'installation d'une puissance étrangère dans cette région. Le 16 février, Charles Pénaud, commandant de la « Charte », se présente dans le lagon de Mangareva. Le roi Maputeoa accepte de « former un État libre et indépendant sous la protection de Louis-Philippe » ; le commandant accepte sous réserve de ratification par Paris. Le gouverneur Bruat nomme le P. Cyprien Liausu, délégué de la France auprès du roi des Gambier le 12 décembre 1844. Les missionnaires n'étaient pas d'accord avec cette nomination qui devait d'ailleurs rester lettre morte. En effet, Bruat reçoit peu après la lettre du baron de Mackau, Ministre de la Marine, en date du 16 juillet et annulant ce projet de protectorat. Bruat ne transmet rien au P. Liausu ni au roi Maputeoa. Son successeur, le gouverneur Lavaud, annule les honoraires versés au P. Cyprien sans répondre aux demandes d'explication que celui-ci réclame.

Jusqu'au départ du P. Liausu le 19 mai 1855, les choses en restent là, hormis une visite du lieutenant de vaisseau Parchappe qui avait déjà sévi à Anaa en mars 1853. Ce premier double jeu de l'administration amène Mgr Tepano Jaussen à passer aux Gambier en se rendant en France pour défendre la mission.

L'affaire qui devait tout changer et briser le développement de la Mission catholique fut l'incident Pignon-Dupuy qui s'enfla au niveau national.

Jean Pignon, ancien marin formé par les pères, s'était installé à Mangareva pour faire le commerce de la nacre. Son neveu, Jean Dupuy, l'avait rejoint en 1858. Mais il avait refusé de signer la reconnaissance des lois locales. Ayant commis un adultère et un vol, il est condamné à 15 mois de prison ; au bout de 2 mois il est renvoyé à Valparaiso d'où il venait. Son oncle avait des démêlés avec Akakio, le propriétaire du terrain sur lequel il avait construit une cabane de dépôt et un embarcadère. Jean Pignon était criblé de dettes à Tahiti. Selon les délais prescrits et après jugement du Conseil mixte de Mangareva, Akakio reprend son terrain après avoir fait déménager les marchandises et démolir la cabane.

Pignon se plaint au gouverneur de la Richerie qu'on l'a ruiné. Celui-ci fait faire une enquête par le « Railleur » ; puis il refuse une contre-enquête et condamne, le 25 avril 1864, la régente Maria-Eutokia à payer 160 000 F d'amendes. En fait le Gouverneur, selon ses lettres, vise le P. Laval. Son successeur en septembre 1864, le comte de la Roncière, accentue la crise en se rendant, un an plus tard, aux Gambier : « Votre population est trop religieuse ; ces gens-là sont stupides », dit-il au P. Laval. Pour faire rentrer l'amende, il installe un Résident, assisté d'un petit « commando d'occupation » ; le Résident Caillet, célèbre anticlérical, destitue Maria-Eutokia et le Conseil de régence le 30 décembre 1865. Durant trois années c'est une petite guerre permanente ; elle n'aboutit pas à chasser le P. Laval qui était visé, mais seulement le P. Barnabé Castan, « poussé à bout par le Résident Hyppolite ». Sur la suggestion de l'amiral Rigault de Genouilly, Ministre de la Marine, Mgr Tepano Jaussen règle le reliquat de l'amende aux syndics de Pignon. Il est curieux de noter que l'amende décrétée par de la Richerie correspondait exactement au montant des dettes de Pignon, alors que le préjudice subi à Rikitea était estimé à 4 300 F par Daniel Guilloux et Augustin Rapamoa[30].

L'affaire prend une ampleur nationale à cause du libelle de Louis Jacolliot en 1869, répercuté par le député de Kératry et d'autres. Tout ceci se complique lorsque le commandant Aube à bord de la « Mégère » visite Mangareva en mai 1869. Ce protestant « impartial, juste et vrai » constate que « légalement le protectorat de la France sur les Gambier n'a jamais existé et que Mangareva rentre dans la plénitude de ses pouvoirs d'État souverain dont il ne s'est jamais dessaisi »[31]. Devant cette découverte, le Régent Aarone dénonce la présence de la France aux Gambier. Il faut toute l'influence de Mgr Tepano Jausen pour faire accepter un vrai protectorat dans le contexte mangarévien en 1871. Dix ans après, dans un contexte beaucoup plus général, la France annexera l'archipel le 23-2-1881... Le Code français sera appliqué aux Gambier dans le cadre d'une Convention signée le 31 juillet 1888 avec l'appui de Mgr Verdier.

Pendant ce temps, Mgr Jaussen avait remplacé comme supérieur de la mission des Gambier le P. Laval par le P. Nicolas Blanc en 1868. À la suite de la visite du commandant de la Motte-Rouge en février 1871 et sur l'intervention de l'amiral de Lapelin, l'évêque retire le P. Laval, le doyen des missionnaires du Vicariat, le 4 avril 1871 pour le mettre à Tahiti. C'était par apaisement à l'égard de Paris et contre le gré des populations de Mangareva.

Mgr Tepano Jaussen fut très affecté par cette terrible affaire. En 1871, il écrivit une longue défense de la mission des Gambier en 62 points ; il supplie le Supérieur Général de retirer les Pères des Sacrés-Cœurs de la Polynésie[32].

Une telle épreuve de dix années, une dépopulation - sans doute moins accentuée qu'à Tahiti ou aux Marquises - mais qui ne laisse que 500 habitants dans l'archipel, entraînent un étiolement général. Le P. Nicolas Blanc lance une école de Katekita en 1882 ; les sœurs de Cluny reprennent l'école des filles en 1892, mais la laïcisation les chasse en 1905. Elles fondent un petit ouvroir jusqu'en 1909. Le P. Vincent-Ferrier Janeau, nommé aux Gambier, approfondit l'ensemble des événements durant son long ministère de 1887 à 1944. Le P. Daniel Egron y est présent depuis 1958 ; un renouveau se fait jour aux Gambier et les frères du Sacré-Cœur de Québec y ouvrent un « centre pour le développement » le 31 août 1982 dans le cadre de la revitalisation des archipels.

Il n'est pas possible de terminer ce survol des événements de la mission catholique aux Gambier, sans ouvrir quelques pistes de réflexion. Ce petit archipel, présenté comme un « échantillon caractéristique » par les principaux protagonistes, est l'illustration tragi-comique des affrontements coloniaux français de l'époque ; illustration tragique par les valeurs fondamentales engagées, illustration comique par la personnalité quasi caricaturale de certains acteurs. C'est tout ensemble une lutte homérique à la « Don Camillo-Peppone » et un affrontement biblique de David contre Goliath, surtout lors des dix années de crise majeure (1858-1869).

La valeur de la nacre de Mangareva, l'appétit des trafiquants, dénoncés par la Marine et la Mission, sont la cause naturelle d'un « dialogue Nord-Sud » colonial où la matière première est appréciée et les hommes méprisés. La colonie doit enrichir le colonisateur. La nacre fut cause de malheur pour les Gambier.

Dans ce protectorat, que seuls quelques hauts responsables savent inexistant légalement, les Résidents imposés ne sont là que pour « assurer la liberté individuelle contre la tyrannie cléricale »[33]. Rien ne doit exister entre l'État et l'individu. De plus le Gouverneur de la Roncière se plaignait de ne disposer que d'un « personnel d'exportation, d'un personnel taré dont on gratifie les colonies », remarque qui rejoint l'étude de P. Y. Toullelan sur la médiocrité du personnel administratif d'avant 1914[34].

Le style de chrétienté du « nouveau Paraguay », à la fois exagéré par le Laval et trop vanté comme mission modèle, était ressenti comme une provocation insupportable. Sa réussite engendrait la jalousie. « Nos Mangaréviens sont si simples et si soumis que je n'ai qu'un mot à dire pour être obéi. Les étrangers... disent que nous sommes des rois régnant sur eux... Nous sommes pour eux de véritables Pères et ils sont vis-à-vis de nous des enfants très dociles. C'est continuellement qu'ils s'adressent à nous... Le roi veut que je sois son ministre, son conseiller privé, le président de son Conseil d'européens établi pour traiter des affaires européennes »[35].

En plus du paternalisme du temps dans une chrétienté repliée sur elle-même dans des îles loin de tout - ce qui était aussi le modèle des missionnaires protestants anglais - il faut souligner la personnalité accusée du P. Honoré Laval. C'est plus son style personnel qui finira par indisposer que la mission elle-même. « Son intelligence est claire, rapide, efficiente ; son imagination est créatrice ; son jugement est personnel et impétueux. C'est un chef, un passionné, un réalisateur »[36]. Le P. Caret le trouvait par trop « impatient » dans leur tournée à Tahiti en 1836. Le P. Liausu, son compagnon des Gambier, regrettait en 1845 « son zèle trop violent et trop dur ». V. F. Janeau rappelle, en 1903, que « les églises, chapelles, couvent, tissanderies et même les prisons » ne sont pas dues au P. Laval qui n'a pas présidé à la construction que d'une seule église. Honoré Laval était plus un homme de catéchèse et de liturgie, doublé d'un écrivain et d'un poète. Dès 1839 après la conversion totale des Gambier, qu'il nommait « le nouveau Paraguay », le P. Laval était conscient que le « nouveau style missionnaire serait d'entretenir ». N'est-il point passé d'une conception appelante à une vision englobante de l'Église ? Il serait aussi injuste de taire sa grande qualité de missionnaire fondateur aux Gambier et aux Tuamotu, que d'en faire le personnage-symbole, centre de la mission catholique ; trop le font. Les P. Caret et Liausu, les Fr. Gilbert et Fabien, MM. Urbain et Henry, Mgr Rouchouze et d'autres ont au moins autant planté l'Église aux Gambier. Ce petit archipel a vécu la foi des premiers chrétiens et a montré à tous les merveilles que des polynésiens croyants sont capables de réaliser[37].



 

[14] H. LAVAL : Mémoires pour l’Histoire de Mangareva, pp.6-7.
[15] G. GOYAU : « Le premier demi-siècle de l'apostolat des Picpuciens aux îles Gambier ». Revue d'Histoire des Missions, déc. 1927 ; Annales SS.CC., avril-mai 1928.
[16] O'REILLY-REITMAN : Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française.
- F.O.M. Océanie : cartons 23, 89, 97, 105.
- Annales SS.CC. :« Registre des matières », pp.124-125. Ar.SS.CC. 271-788.
- Ar.SS.CC. à Rome : 16 cartons n°64 à 71, plus les lettres des missionnaires.
[17] F. PRAT à Ed. AHNNE (28-5-1938), Ar.SS.CC. 69,2.
- Affaire JACOLLIOT-LAVAL Tribunal Supérieur de Papeete (18-4-1872), Ar.SS.CC. 66,4.
[18] D. DARLING aux deux missionnaires français aux îles Gambier (14-10-1834) de Vaitahu. LAMO I n°74.
[19] H. LAVAL à Mgr BONAMIE (novembre 1839). Ar.SS.CC. Propaganda, Océanie. T.1, p.583.
- H. LAVAL: Mémoires, pp.137 ss.
[20] J. d. C. AMAT à H. LUCAS (19-10-1838). LAMO I.
[21] A. VINCENT à Mgr ROUCHOUZE (28-8-1838) ; J.d.C. AMAT à Mgr BONAMIE (16-10-1838). LAMO I.
[22] Se reporter au chapitre Il, 4e § « rudes baleiniers... », sur les marins de ce temps en Océanie.
- E. H. FROMENTIERES : « Mangareva en 1856 », dans le Moniteur de la Flotte, 1857, repris dans l'Océan de Brest du 3-2-1888. Ar.SS.CC. 65, 1.
[23] Mgr Roucaouzs au P. COUDRIN (14-11-1837) - C. LIAUSU à Mgr BONAMIE (18-1-1841). Ar.SS.CC.
Propaganda Fide, Oceania. T.1, f. 432 et 639.
[24] G. FÉNELON : Inventaire des constructions antérieures à 1900 aux Gambier. Papeete (24-8-1981).
[25] V. F. JANEAU à I. ALAZARD (29-8-1896). Ar.SS.CC. 70, 1.
- Administrateur GAMBIER à Gouverneur (8-6-1904) ; Gouverneur COR à Ministre (9-5-1904) ; F.O.M., Océanie C 98, H 39.
[26] Secrétaire d'État au T.C.F. (11-11-1887) ; T.C.T. au Ministre Colonies (5-12-1887). F.O.M. Océanie C 98, H 32.
[27] Voir Ar.SS.CC. 70,2 - H. LAVAL : Mémoires, pp.177 ss. - O'REILLY : Tahitiens.
[28] M. HENRY à Mgr JAUSSEN (14-5-1851 ; 30-5-1851 ; 1864). Ar.SS.CC. 64, 1.
[29] G. EICH au T.R.P. (13-6-1896). Ar.SS.CC. 60,2.
[30] D. GUILLOUX et A. RAPAMOA au Procureur du Tribunal de Papeete : Papeete (25-5-1870). Ar.SS.CC. 66,2. Cette affaire représente 362 documents officiels enregistrés, et une vaste littérature.
[31] Cdt AUBE à N. BLANC (24-5-1869). Ar.SS.CC. 66,3.
[32] Mgr T. JAUSSEN au T.R.P. (25-3-1871). Ar.SS.CC. 64,2.
[33] E. V. HYPPOLlTE, Résident au P. LAVAL (31-5-1866). Ar.SS.CC. 64, 1.
[34] DE LA RONCIERE, « Service administratif à Tahiti », cité par Mgr JAUSSEN. Ar.SS.CC. 67, 1.
- P. Y. TOULLELAN : « Administration française, E.F.O. 1865-1914 » ; Bulletin SEO., juin 1982, n°8.
[35] H. LAVAL au T.R.P. (2-6-1857). Ar.SS.CC. 68 b.
[36] Graphologie du P. Laval, extraits. Ar.SS.CC. 68.
[37] L'appréciation la plus juste est donnée par le commandant T. Aube de la « Mégère » dans son étude : « L'Océanie en 1869 », Revue maritime et coloniale, fevrier 1873, pp.309 à 334.

 

Tuamotu

L'évangélisation des 84 atolls coralliens, constituant les « îles basses » de « l'archipel de la mer mauvaise » (Bougainville) ou l'« archipel dangereux » (Cook), est une page austère et admirable des « Picpuciens en Polynésie »[38]. Rien de plus désolé que ces sols rocailleux et arides, barrière blanche au ras des flots ; le pandanus y était roi avant les essais de cocotiers. Rien de plus redouté des marins que ces récifs affleurant dans une mer agitée avec des courants violents et des vents changeants ; les naufrages y sont fréquents : 4 en 1885, dont l'« Alcmène ». Rien de plus craint que la sauvagerie cannibale des îles de l'Est ; en 1857, trois hommes et une femme sont dévorés à Pukarua pendant le séjour du jeune Atanatio de Mangareva, lui-même promis au « four canaque » sans la protection de Moeava. La révolte d'Anaa de novembre 1852 montre la haine antifrançaise et la violence antipapiste des îles du Milieu et de l'Ouest qui avaient été touchées par les Mormons de 1845 à 1852. Les incertitudes du passage des goélettes, le calvaire des navigations en pirogues locales ou en baleinières pour franchir les passes ou les récifs, complètent le tableau peu engageant des Tuamotu de ces années 1850 où Mgr Tepano Jaussen entreprend l'évangélisation de ce vaste espace de plus de 2 000 km de long sur 1 000 km de large. Quelques milliers d'habitants peuplent ces « îles du large » : Tuamotu, ainsi nommées depuis 1859. On les appelle aussi « Pa'umotu » en raison de la couleur particulière du ciel au-dessus des vastes lagons.

Le 14 avril 1849, Mgr Jaussen, alors à Mangareva, envoie le P. Laval chercher le P. Clair Fouqué à Tahiti pour fonder la mission aux Tuamotu. Ils sont accompagnés du jeune pêcheur de nacre, Petero Maki qui était resté plus d'une année aux Gambier pour se former à la foi chrétienne. Baptisé, il supplie un des missionnaires de venir porter l'évangile dans son île de Faaite. Mgr Tepano voit un signe providentiel dans cet appel. Le 19 mai le « Gassendi » débarque les deux pères et leur « katekita » dans ces « îles sans avenir » afin de porter la Bonne Nouvelle « jusqu'aux extrêmités de la terre ». Les Tuamotu c'est vraiment le bout du monde. La première Eucharistie y est célébrée le lendemain dimanche après avoir consacré la mission à Notre-Dame des Victoires, Ils sont bien accueillis, même par les deux ministres mormons, membres aussi de la famille de Petero Maki. Son père, Tara dit aux gens : « Les Anglais vinrent d'abord nous apporter la parole de Dieu ; nous les avons écoutés. L'Américain est venu nous expliquer que les Anglais étaient dans l'erreur ; nous avons embrassé sa doctrine. Il est temps d'examiner la vérité toute pure ; rejetons ce qui est faux, gardons ce qui est vrai. » Évidemment, la vigueur des préjugés antipapistes qui sont des idolâtres, la pratique du divorce et de la polygamie des mormons, les ressentiments répandus contre les français ne facilitent pas l'évangélisation. L'esprit fier des habitants, le littéralisme biblique entraînent dans des discussions sans fin plus que dans la conversion du cœur.

Le 16 juillet 1849, le P. Laval lance la mission à Fakarava. Mgr Tepano visite pour la première fois les Tuamotu le 28 juillet. En octobre 1850, la mission s'ouvre dans l'île d'Anaa, la plus importante des Tuamotu d'alors avec 2 000 habitants. Comme toujours ils ouvrent une école pour l'alphabétisation et la civilisation. « C'est l'œuvre de la mission. »

En raison de la dispersion des îles, du nomadisme incessant des habitants, très vite les pères forment des « katekita » ; leur rôle est d'être les « permanents » qui « réunissaient pour la prière, soutenaient les fidèles, donnaient des avis, rétablissaient la paix, faisaient l'école aux enfants, recevaient les missionnaires, le remplaçaient auprès des mourants, ensevelissaient les morts. Ils étaient formés à Anaa. Ils entretenaient la vie chrétienne dans une île déjà convertie. Au début, c'étaient eux qui ouvraient la voie dans les îles encore païennes » (P. Mérian). L'apostolat des Tuamotu fut fondé sur les catéchistes ; leur importance sera étudiée au chapitre XII.

Si la mission de Faaite n'a pas grand succès, l'évangélisation de Fakarava progresse bien, malgré une malheureuse affaire où Petero Maki est impliqué. La première église des Tuamotu, Notre-Dame des Victoires, est bénite le 28 mars 1850 ; les 18 premiers baptêmes y sont célébrés avec éclat le 28 avril par le P. Clair Fouqué. Mgr Tepano fait une visite pastorale tonifiante pour tous du 23 septembre 1850 au 20 janvier 1851. Il amène avec lui le P. Benjamin Pépin pour aider les deux fondateurs. Au mois d'août, l'évêque revient aux Tuamotu qui comptent déjà 140 catholiques. La première église d'Anaa est inaugurée en octobre ; mais Anaa compte six villages.

Le 28 janvier 1852, le P. Laval retourne aux Gambier. Le P. Jean-Baptiste Hébert le remplace, bientôt suivi du P. Ferréol Loubat. Mais le 10 mars, le P. Benjamin Pépin meurt de phtisie après une année d'apostolat. Le P. Albert Montiton, le plus célèbre missionnaire des Tuamotu et talentueux musicien, arrive en septembre. La fidélité des néophytes est incertaine devant les attaques des mormons. Le passage de l'escadre anglaise de l'amiral Moresby à Fakarava et Anaa en août 1852 échauffe les esprits ; la population s'arme contre les français. Le commandant de Bovis, avec l'aide efficace du P. Clair, rétablit le calme sans un coup de feu. Mais le 15 octobre, la lettre du régent Teina annonçant sa conversion au catholicisme et surtout celle de son père, soulève l'opposition farouche de Mapeura : « Je soutiendrai toujours les américains et les anglais contre les français. » Le village de Putuahara l'appuie dans sa rébellion. Le 9 novembre, le brigadier Viry, venu mettre la paix, est assassiné par une dizaine d'hommes ; le P. Fouqué est assommé et jeté comme mort dans le lagon. Le P. Ferréol, simplement blessé, le transporte avec une vingtaine d'hommes au village de Tuuhora ; les pères Hébert et Montiton y sont déjà. Une baleinière de la mission part aussitôt, avec 5 rameurs courageux, prévenir les autorités de Tahiti à 227 miles de là. Elle y arrive le 12 novembre. Le Gouverneur Page ne donne de réponse que trois semaines plus tard. En décembre 1852, tous les français présents à Anaa adressent une longue « plainte et réclamation pour n'avoir pas été secourus par le Gouvernement du protectorat »[39]. Le Gouverneur Page s'efforce de se disculper en rendant la mission catholique responsable des troubles. Mais le Ministre de la Marine le blâme en décembre 1853[40].

Le 4 décembre seulement l'« Hydrographe », commandé par Parchappe, suivi bientôt du « Phoque » du capitaine Le Brigant arrivent à Anaa. Les rebelles incendient la mission et les maisons des français à Putuahara. Après enquête, Le Brigant conclut à l'innocence des missionnaires ; le gouverneur Page, mécontent de ce rapport, le relève de son commandement et le remplace par Parchappe. Celui-ci, aidé de volontaires tahitiens, fait une répression sévère. Il fait pendre, sans que les pères puissent intervenir, cinq hommes dont un catholique innocent : Temuta. Il permet aux tahitiens, malgré les protestations du gendarme Eon, de piller les maisons et chapelles de la mission catholique. Il transforme les mormons en Protestants qu'il reconnaît comme seule religion officielle aux Tuamotu. Le gouverneur Page retire aux missionnaires le droit de faire la classe. Ces deux années 1853 et 1854 sont deux années d'épreuves amères pour la mission catholique naissante aux Tuamotu.

Les excès de l'administration du Protectorat amènent Mgr Tepano Jaussen à aller défendre la mission en France. Il passe par les Gambier et Valparaiso. Il nomme Provicaire le P. Clair Fouqué qui gère la mission en son absence.

En 1855, avec le gouverneur du Bouzet, les tracasseries cessent ; les écoles reprennent aux Tuamotu sous la direction du P. Albert Montiton, nommé Inspecteur[41]. Noël 1854 voit la paix se rétablir. Toute l'île de Anaa se rassemble à Tuuhora, le village de la passe. Un navire de l'État est présent. Le Gouverneur du Bouzet fait décorer les deux chefs Taneopu et Tematiti pour leur dévouement à la France et leur courage pour sauver les missionnaires ; le P. Fouqué, au nom de Mgr Jaussen, leur remet la médaille que l'évêque a obtenue pour eux du Pape Pie IX.

Un mouvement de sympathie et de conversion se dessine après la tempête de deux longues années. De 1855 à 1860, les belles églises en pierre, auxquelles le P. Clair attache une grande importance, s'élèvent à Anaa avec le concours des frères Théophile et Martin ; la population participe activement à leur construction[42]. Le 23 février 1856, l'église de Putuahara est solennellement bénite. Mgr Tepano vient cette même année encourager la reprise énergique de la mission à Anaa qui deviendra le centre pour les Tuamotu jusqu'en 1867. Les églises de Tematahoa, de Tuuhora et d'Otepipi suivent. Le Vicaire Apostolique revient en 1858 pour consacrer celle de Tematahoa, dédiée à saint Étienne, son patron.

Le P. Jean-Baptiste Hébert, épuisé, quitte Anaa en 1858 ; il meurt à Mangareva le 20 mars 1859. Le P. Ferréol Loubat est appelé à Tahiti en 1859 pour tenir l'imprimerie de la Mission. En 1858, le gouverneur Saisset se montre plus réservé à l'égard de la mission catholique ; il ouvre ainsi une longue période qui lui sera nettement défavorable avec de la Richerie et de la Roncière de 1860 à 1869. En 1860 le P. Clair Fouqué quitte Anaa. Les R.P. Nicolas Blanc, qui y restera trois ans, et Germain Fierens le remplacent. Le P. Germain sera, durant 40 années d'apostolat, avec le P. Vincent de Paul Terlijn qui arrivera en 1870, le grand missionnaire des Tuamotu.

À cette époque, des liens s'établissent entre les Gambier et les Tuamotu. Les missionnaires des Gambier acceptent de former des habitants de ces îles qui retournent ensuite comme catéchistes. L'histoire la plus étonnante est celle du jeune Atanatio en 1857. Après s'être fâché avec un camarade, Atanatio, âgé de 15 ans, s'est enfui en cachette de Mangareva sur une pirogue. La tempête le prend et il dérive plusieurs jours avant de s'échouer à Pukarua. Vite découvert, il est promis au four. Tremblant de peur, il se confie à Dieu dans la prière. Ce geste étonne les gens de Pukarua et Moeava l'adopte. Alors il explique d'où il vient et il annonce l'évangile, préparant ainsi l'arrivée des missionnaires.

Le rôle des « katekita » est essentiel dans l'évangélisation des Tuamotu ; citons Cyprien Ha à Fangatau, Gabriel Hina à Hao, Athanase Tuamea à Takoto, Gomère Maroro à Napuka, Tavita Marere à Anaa, Joseph Mati à Fakahina, Alain Fatoga à Raroia.

Avec le « Maria i te aopu », les missionnaires des Gambier organisent quelques tournées d'évangélisation aux Tuamotu. Mais le gouverneur de la Richerie en prend ombrage et les interdit en 1861[43]. La mission des Tuamotu avait Anaa comme base fixe de 1860 à 1867. Le P. Montiton après l'interdiction précédente, demande à aller évangéliser les îles en frêtant une goélette. Il fait la tournée des îles du milieu en 1867 ; dans chaque île il laisse un « katekita ». En 1868, le P. Germain fait de même dans les îles de l'est et du milieu. En 1870, la mission achète sa goélette le « Vatikana ». Les tournées s'organisent plus librement. En 1873, le P. Albert malade doit quitter les Tuamotu ; il sera quelques années missionnaire à Molokai avec le célèbre P. Damien De Veuster, « l'apôtre des lépreux ». Il reviendra aux Tuamotu en 1885. La dernière île touchée sera Makatea, l'île aux phosphates, où la mission s'ouvre en février 1909.

Le « Vatikana » sert aussi à transporter des cocos germés avec des barriques de terre que Mgr Tepano envoie inlassablement pour développer les plantations des Tuamotu. La goélette de la mission se brise en 1874 sur le récif de Motu-tunga. « Nourrir, vêtir, planter, construire... Ce petit bien-être matériel que cherche à généraliser la Mission a une importance religieuse plus grande qu'on ne pense »[44].

L'évangélisation de l'ensemble des Tuamotu est l'œuvre principale des R.P. Germain Fierens jusqu'à sa mort le 6 mars 1900 à Tuuhora (Anaa) et Vincent de Paul Terlijn qui périt à Faaite emporté par le cyclone le 8 février 1906. Au début de ce siècle, l'évangélisation des Tuamotu était achevée. Les cyclones de 1903 et 1906 détruisent l'ensemble des missions et font de nombreux morts. Le cyclone « Nano » ravage à nouveau les Tuamotu de l'Est en janvier 1983, spécialement Hao, Nukutavake, Tureia, et les plantations des Acteon... En février, le cyclone « Orama » dévaste les Tuamotu de l'Ouest et du Centre, particulièrement Rangiroa, Manihi, Anaa, Hereheretue... De plus la lèpre fait son apparition en 1906 dans l'île de Reao. Le premier cas fut celui de Antonio Teanohou qui l'avait contractée, sans doute, à Moorea[45]. En 1919, le P. Paul Mazé compte plus de 100 lépreux sur 400 habitants. Pukarua fut atteint en 1926 puis l'atoll de Takoto.

La mission des Tuamotu a l'honneur de fournir les deux derniers Vicaires Apostoliques de Tahiti ; Mgr Amédée Nouailles, arrivé à Anaa en 1900 et Vicaire Apostolique en 1932, Mgr Paul Mazé, arrivé aux Tuamotu de l'Est en 1918 et Vicaire Apostolique en 1939. C'est le P. Paul Mazé qui relance en 1926 avec le « Saint-Pierre », les embarcations des missionnaires ; son petit « côtre, fort et léger pour franchir la barrière de corail » est célèbre dans les îles. Les autres missionnaires des Tuamotu suivent son exemple.

Il n'est pas possible de terminer ce rapide coup d'œil historique sur la mission aux Tuamotu sans signaler l'action de développement du P. Victor Vallons de 1941 à 1981 aux Tuamotu de l'Est. Les 350 000 cocotiers qu'il a fait planter sont encore la grande ressource de ces îles.

Actuellement de nouvelles formules missionnaires se cherchent pour assurer le service pastoral d'un archipel si difficile à desservir dans sa dispersion géographique. « Les Pères des Tuamotu sont des itinérants permanents », écrit P. Kuntzmann ; Paul Mazé se voyait comme un « bohémien sans roulotte tout le temps sur le qui-vive »[46].



 

[38] M. DESMEDT : P. Fouqué et les Tuamotu. Braine-le-Comte 1932 et Rome 1977, 179 pages.
- D. EGRON : Les Picpuciens en Polynésie (d'après Mgr Hermel). Rikitea 1964 à 1968, 304 pages.
- C. MÉRIAN : Cinquante années d'apostolat aux Tuamotu, 1930, manuscrit. Ar.SS.CC. 72, 1.
- P. NOUVIALLE : Chronologie de l'évangélisation aux Tuamotu. Ar.SS.CC. 72, 1.
- V.d.P. TERLIJN au T.R.P. (3-2-1900) : « Cinquantenaire des Tuamotu ». Ar.SS.CC. 73, 1.
- Annales SS.CC. :« Registre des matières », pp.141 à 144. Ar.SS.CC. 271-788.
[39] Plainte et réclamation des Français résidant à Anaa, décembre 1852. Ar.SS.CC. 73,2. F. LOUBAT à Mgr JAUSSEN (10-11-1852). A. MONTITON à Mgr JAUSSEN (9-11-1852). Ar.SS.CC. 73,2. Les dossiers des Ar.SS.CC. 73, 1 et 73,2 sont consacrés à cette affaire.
[40] PAGE au Ministre (17-11-1852) ; Ministre à PAGE (1-12-1853). F.O.M. Océanie C 13, H 69.
[41] Lettres du P. FOUQUE de 1852 à 1857, Ar.SS.CC. 73,1 à 7.
[42] C. FOUQUE à Mgr JAUSSEN (25-3-1857). Ar.SS.CC. 73,7.
[43] DE LA RICHERIE au P. LAVAL (18-11-1863). Ar.SS.CC. 64,2.
[44] Mgr VERDIER au T.R.P. (14-8-1885). Ar.SS.CC. 58,2.
[45] P. MAZE à M. DESMEDT (6-11-1936). Ar.SS.CC. 59,1.
[46] P. KUNTZMANN au Secrétaire général SS.CC. (26-2-1962). Ar.SS.CE. 62,2.
- P. MAZE à P. BADUEL (10-9-1919). Ar.SS.CC. 59,1.

 

Iles Australes[1]

Malgré quelques rapides passages du P. Laval à Rapa en février 1852, puis du P. Roussel en janvier 1866, il faut attendre mars 1908 pour que le P. Célestin Maurel fasse une prospection approfondie à Tubuai...[1] Mgr Verdier se réjouissait de pouvoir enfin commencer cette mission grâce à l'arrivée de 5 nouveaux missionnaires en 1906. Le P. Caprais Cavaignac y fonde la mission catholique le 13 janvier 1909 ; il y demeure jusqu'à sa mort à Rimatara en 1922 où il est enterré dans le cimetière de Amaru. La famille Lenoir l'assistera dans ses derniers moments. En dehors de Tubuai, très divisée sur le plan confessionnel, les autres îles sont protestantes. Le Vicariat Apostolique de Tahiti tentera cependant systématiquement son implantation principalement du fait de la présence dans cette région de quelques personnes d'origine française ou portugaise qui y avaient fait souche. Aussi le P. Janeau fondera à Rapa le 20-1-1922, le P. Maurel à Rurutu le 20-9-1928. Le P. Calixte Olivier bénit la première église le 2 mars 1930, témoin émouvant des constructions anciennes, toute en chaux, avec des persiennes taillées au ciseau, assemblées sans un seul clou et agencées aux montants des fenêtres sans charnière. Chacune des persiennes pivote cependant parfaitement. Un terrain sera acheté en 1966 à Raivavae par le P. Michel Auger.

À Tubuai naîtra une véritable « amuiraa » qui aura un prêtre de passage pour les grandes occasions, disposera de Katekita formés sur le « tas » et à l'école de Papeete. Ailleurs, à Rurutu notamment, la mission réduira son assise pour aider les jeunes à jouir d'un beau terrain de sport, et à posséder un C.E.G. qui les dispense de partir comme pensionnaires à Tubuai.

Présents désormais sur toutes les îles, du fait parfois de leurs emplois administratifs, les catholiques ont à pratiquer un œcuménisme qui tienne compte des traditions protestantes, et des besoins réels des différentes populations. En beaucoup d'autres lieux du Territoire le diocèse facilitera l'implantation de nouvelles écoles publiques, ou leur extension, et se montrera attentif à satisfaire un besoin d'éducation par les loisirs. La première requête est souvent pour demander un terrain de foot-ball !



[1] Mgr VERDIER au T.R.P. (11-1-1885 ; 12-6-1889 ; 2-4-1893 ; 8-12-1906). Ar.SS.CC. 58,2.
- C. CAVAIGNAC au T.R.P. (25-1-1909 ; 9-5-1909 ; 1-6-1912). Ar.SS.CC. 61,3.
- A. PRAT au T.R.P. (15-5-1909 et 24-11-1909). Ar.SS.CC. 62,3.
- C. MAUREL au T.R.P. (13-10-1928 ; 19-10-1928 ; 20-11-1928 ; 12-2-1929). Ar.SS.CC. 60,3.

Iles de Pâques (Rapanui)

L'île de Pâques, nommée Rapanui (Rapa la grande)[2], constitue l'extrême pointe sud-est du Vicariat Apostolique d'Océanie orientale. Elle est une des rares îles isolées de l'Océanie ; elle est plus proche de la côte chilienne que de Tahiti. Elle comptait plus de 4 000 habitants maohi avant les razzias effectuées par les négriers du Pérou dans les années 1860 ; plus de 800 furent vendus à Callao où ils se laissèrent périr de chagrin.

L'éloignement et l'isolement de Rapanui posent à la mission catholique de graves difficultés. Nous avons vu qu'il était prévu que Mgr Doumer, coadjuteur de Mgr Tepano Jaussen mais résidant à Valparaiso, devait assurer le ministère épiscopal dans cette île. En fait, ce n'est qu'en janvier 1861, trois ans après le départ de Mgr Doumer, que le provincial de Valparaiso reprend ce projet ; il met à la disposition de Mgr Tepano trois missionnaires dans ce but.

Le frère convers Eugène Eyraud à bord de la « Suerte », partie de Papeete et après escale aux Gambier du 6 au 11 décembre 1863, arrive à l'île de Pâques le 2 janvier 1864. Au milieu des pires difficultés, il est le véritable évangélisateur de Rapanui dans ce premier séjour. Le P. Hippolyte Roussel, le Fr. Eugène et trois mangaréviens : Babilas, Achille et Alaritio s'embarquent des Gambier sur la « Favorite » le 7 mars 1866 pour une seconde mission ; ils arrivent à Rapanui le Jeudi-Saint. Le Fr. Eugène meurt le 19 août 1868. Les 7 derniers païens sont baptisés le 4 octobre suivant. Le P. Gaspard Zuhmbohm et le Fr. Théodule Escolan les rejoignent le 7 novembre 1866 à bord du « Tampico » de Dutrou-Bornier en provenance de Valparaiso. Dutrou-Bornier, ne pouvant engager de pascuans pour le compte de Stewart, achète un terrain sur l'île en février 1867 ; il vient s'y établir en avril 1868 avec l'accord de la mission. Son navire, l'« Aorai », s'y échoue et les habitants, contre l'avis des missionnaires, l'aident à sauver les armes qu'il y avait à bord. Les désordres ne tardent pas. Dutrou-Bornier ravage l'île pour se l'approprier. Brander qui venait embaucher des pascuans en février 1871, ne réussit pas à mettre la paix. En juin 1871, Mgr Tepano Jaussen ferme la mission ; la plupart des habitants restants suivent les missionnaires à Tahiti où ils s'embauchent dans les plantations de Brander surtout. Au terme de leur contrat, ils s'établissent dans les districts de l'île et à Moorea. Quand Dutrou-Bornier fait demander par sa compagne qu'il a établie « Reine » de l'île, le protectorat de la France en 1872, il ne reste que 170 habitants à Rapanui. Cette destruction de la mission et de la population par un aventurier français est une très pénible épreuve pour la mission catholique et Mgr Tepano Jaussen. Elle arrivait en même temps que toute la cabale contre les Gambier montée par L. Jacolliot. En 1887, Mgr Jaussen vend aux pascuans le grand domaine de Pamatai à Faaa.

Mgr Jaussen, intrigué par la langue et les « tablettes parlantes » de Rapanui demande au P. Roussel de sauver du feu les derniers exemplaires ; cinq sont sauvés. C'est le Fr. Eugène Eyraud qui avait découvert en 1864 ces « hiéroglyphes ». Avec l'aide de Metoro Tauaura, travailleur chez Brander, il essaie de les déchiffrer. « Je mis une tablette entre les mains de Metoro. Il la tourne, la retourne, cherche le commencement du récit et se met à chanter... C'est une écriture boustrophédon, allant comme les sillons d'un champ », écrit l'évêque dans son mémoire de février 1887 à l'académie de Paris, édité en 1893 par le P. Ildefonse Alazard.

En 1887, Mgr Verdier propose que Valparaiso prenne la charge pastorale de l'île de Pâques. L'année suivante le Chili annexe l'île à son territoire. En 1888, la mission de Tahiti envoie le katekita Nicolas Pakarati pour assurer la charge de la communauté catholique pascuanne. Il assurera son service jusqu'à sa mort le 12 octobre 1927. Le 8 février 1889, Rapanui est rattachée officiellement au diosèce de Santiago du Chili. Dans la pratique, les missionnaires de Tahiti iront visiter la communauté catholique jusqu'en 1927. Le P. Georges Eich y séjourne quelques jours en 1898.

Des liens existent toujours actuellement entre le diocèse de Papeete et la petite communauté chrétienne de Rapanui.



 

[2] A. COOLS : Histoire et documents de la Mission de l'île de Pâques. SS.CC. Rome 1980.
- Annales SS.CC. :« Registre des matières », pp.135-136. Ar.SS.CC. 271-788.
- V. PRAT : Mgr Tepano Jaussen. T. Il, pp.89,127-128. T. IV, pp.19-38. Manuscrit Ar.SS.CC. Rome.
- Mgr T. JAUSSEN à T.R.P. (29-9-1871 ; 14-7-1880). Ar.SS.CC. 58,1.
- B. SCHOUTEN au T.R.P. (18-2-1877). Ar.SS.CC. 62,3.
- G. EICH au T.R.P. (21-6-1872 ; 5-10-1873 ; 27-3-1898). Ar.SS.CC. 60,2.
- B. PUTIGNY : Le Roi de l'île de Pâques. R. Laffont, Paris 1979.

 

 

Moorea et Iles-sous-le-Vent

Moorea[3]

Ces îles constituent le domaine majeur du protestantisme. C'est à Moorea que la famille Pomaré se retirait habituellement en cas de conflits à Tahiti ; c'est dans cette île que Henry Nott vit l'essentiel de son travail missionnaire et qu'Ellis installe son imprimerie. Le traité du protectorat du 9 septembre 1842, accordant la liberté de culte, recouvre aussi Moorea.

C'est seulement en 1871 que Mgr Tepano Jaussen demande au P. Bruno Schouten de lancer modestement la mission catholique à Moorea dans le district de Haapiti au lieu-dit Varari. L'année suivante, il fonde la mission de Papetoai dont la chapelle, construite par les frères Henri et Aloys, est inaugurée le 15 juin 1873. Le P. Quirin Fritzen rejoint son confrère en 1872 et fonde Teahoroa.

L'importance de Moorea sera surtout de voir les essais successifs d'écoles de catéchistes et apostolique. En effet l'île est plus tranquille que Tahiti, sa grande voisine, et les missionnaires n'ont que de toutes petites communautés en charge. Le P. Georges Eich ouvre le 1er février 1882 l'école des Katekita à Varari ; elle est surtout destinée au service des Tuamotu. En 1890, le P. Nicolas Blanc ouvre au même endroit une « école apostolique » qui remplace le séminaire de Pamatai fermé en 1874. Faute de personnel missionnaire - il restait sept Pères valides à cette époque - et peut-être de persévérance optimiste, selon le P. Janeau et Mgr Mazé, ces essais sont interrompus en janvier 1897, année où est inaugurée le 11 juin l'église de Haapiti.

Le grand nom de la mission catholique à Moorea est celui du P. Félix Alazard qui y reste de 1911 à sa mort en 1937 ; il y avait fait un séjour initial en 1904. Il inaugure l'église de Paopao dans la baie de Cook en 1933. Celle de Afareaitu sera ouverte en 1968.

Actuellement on compte autour de 900 catholiques dans l'île de Moorea (6 000 habitants). Ils sont répartis en cinq paroisses (« amuiraa »). Le 15 août 1982, Mgr Coppenrath a installé comme curé de l'île de Moorea le diacre permanent Tihoti Anania. Le diacre fait appel au service des prêtres quand il le juge nécessaire. C'est une expérience pastorale originale et nouvelle que celle d'un diacre-curé responsable de toute une île.

Iles-sous-Ie- Vent[4]

Ce groupe d'îles de la Société : Raiatea, Tahaa, Huahine, Bora-Bora, Maupiti a posé à la mission catholique un problème spécifique. En effet leur indépendance fut reconnue par le traité entre Jarnac et Palmerston le 19 juin 1847. Elles furent annexées le 16 novembre 1887 ; mais la France doit mener une guerre en février 1897 contre Teraupo pour faire reconnaître sa souveraineté. La liberté de culte n'y est reconnue qu'en fin de 1889, en même temps qu'aux Australes et aux îles Cook. La mission catholique était donc dans l'impossibilité de répondre aux appels de certains habitants, en particulier de Huahine, et d'y envoyer des missionnaires ; c'était le tourment de Mgr Verdier et du P. Georges Eich.

Celui-ci, sur la route des Cook, s'arrête à Bora-Bora en octobre 1894 pour un premier contact ; en avril 1897 il fait une visite systématique des Iles-sous-leVent et propose d'envoyer le P. Célestin Maurel à Huahine pour répondre à la demande des habitants. « La mission des I.S.L.V. est un poste difficile et important », souligne-t-il. N'ayant pu encore envoyer aucun missionnaire à demeure, le P. Eich refait la tournée des I.S.L.V. en mars 1904. Le P. Maurel va à Huahine et Bora-Bora en novembre 1906. Enfin, le 17 avril 1907, le P. Joseph Chesneau fonde la mission de Huahine. Suivent celles de Tahaa en 1908 et de Raiatea en 1909. La grande difficulté dans tous les cas est de trouver à louer ou acheter un terrain pour y construire une église. La chapelle d'Uturoa est inaugurée le 7 août 1910. L'année suivante, les sœurs de Cluny ouvrent une école à Uturoa (Raiatea). Le P. Joseph Chesneau anime la mission des I.S.L.V. de 1915 à 1938. En 1930 le P. Maurel lance la mission à Bora-Bora dont Mgr Nouailles inaugure la chapelle le 4 août 1937, juste avant de mourir.

Bora-Bora sert de base à l'armée américaine pendant la dernière guerre. Le développement du tourisme dans cette île célébrée comme « la plus belle du monde », le perfectionnement de l'agriculture, en particulier à Huahine font que les Iles-sous-Ie-Vent sont en pleine transformation ; elles se trouvent dans la mouvance directe de Tahiti, tout en gardant un caractère particulier très marqué. Raiatea sait bien qu'elle a sur son sol le plus célèbre « marae » de toute la Polynésie et que Teraupo est fils de sa terre.



 

[3] F. ALAZARD au T.R.P. et à son frère Idefonse : lettres de 1911 à 1937. Ar.SS.CC. 61, 1.
- B. SCHOUTEN au T.R.P. : lettres de 1872-1873. Ar.SS.CC. 62,3.
- Q. FRITZEN au T.R.P. (6-1-1873 ; 14-7-1873). Ar.SS.CC. 62,2.
- Mgr VERDIER au T.R.P. (9-11-1864). Ar.SS.CC. 58,3.
- G. EICH au T.R.P. (12-6-1894 ; 19-9-1896).
[4] Mgr VERDIER au T.R.P. (2-4-1893 ; 9-7-1894 ; 11-1-1896 ; 7-3-1899). Ar.SS.CC. 58,3.
- A. GUYOT à I. ALAZARD (27-6-1938 ; juillet 1938). Ar.SS.CC. 62,2.
- J. CHESNEAU au T.R.P. (23-4-1907 ; 24-1-1929 ; 14-10-1948). Ar.SS.CC. 60,4.
- G. EICH au T.R.P. (5-11-1894 ; 14-8-1895 ; 11-11-1895 ; 7 et 22-4-1897 ; 15-5-1897 ; 19-7-1897 ; 19 et 25-3-1904). Ar.SS.CC. 60,2.
- C. MAUREL au T.R.P. (14-5-1903 ; 20-2-1906 ; 7-12-1906 ; 21-5-1907). Ar.SS.CC. 60,3.
- Gouverneur à Ministre (30-4-1880 ; 9-11-1888). F.O.M. Océanie C 132, H 30.

 

 

Iles Marquises (diocèse de Taioha'e)

Dans l'ensemble de l'Océanie orientale, dévolue aux Pères des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie depuis le 2 juin 1833 comme terrain de mission, les îles Marquises sont tout à la fois « différentes et complémentaires » des autres archipels. En même temps que Tahiti, ces deux groupes d'îles deviennent vicariat apostolique le 9 mai 1848 et diocèse le 21 juin 1966. De 1838 à 1878, avec Hawaii et Tahiti, elles font partie de la même « Province des Missions d'Océanie » pour l'affectation du personnel missionnaire ; depuis 1966, les Marquises et Tahiti forment ensemble la même Vice-Province religieuse, rattachée à la Province de France des Pères des Sacrés-Cœurs. De fait, surtout au début et maintenant, les échanges sont fréquents ; l'appartenance à la même unité administrative et politique, la Polynésie Française héritière des « Établissements Français d'Océanie », entraîne des relations obligées.

Il est évident que cet archipel de 10 îles (997 km2) dont six sont habitées par une population de six mille âmes à peine, apparaît, au sein de la Polynésie, sous un aspect singulier et original. Il le doit à sa situation à 1 500 km de Tahiti, à sa structure géographique particulière en vallées encaissées, et à sa spécificité linguistique dans le « reo maohi ». Son histoire missionnaire n'offre pas moins de particularisme. Cette étude restreinte n'en présente que les principaux jalons pour mettre le lecteur en désir de lire les ouvrages détaillés[5]. C'est souvent l'histoire complexe et difficile d'une petite église éprouvée qui a « espéré contre toute espérance » (devise épiscopale de Mgr David Le Cadre).

L'accès dangereux au rivage où la houle déferle en raison de l'absence de barrière de corail, la profondeur des ravins de ces îles volcaniques rendent périlleuses les communications. Le caractère sauvage, guerrier, sensuel des « canaques » fort cannibales a rendu long et incertain l'apprivoisement évangélique. La violence des premiers contacts avec les européens, le comportement marginal et frustre des quelques baleiniers ou convicts qui se sont installés dans les vallées n'ont pas donné une excellente image initiale du monde des Blancs.

Il se trouve aussi que les variations et contradictions de l'administration française de 1842 (annexion le 9 mai) à 1920 ont mis la mission en difficulté. Plusieurs fois la France retire ses postes militaires ; Mgr Dordillon est nommé « directeur des affaires indigènes » par un gouverneur et tracassé par d'autres. Des gouverneurs encouragent les efforts de développement agricole et d'élevage entrepris par les missionnaires et d'autres les accusent d'être « des commerçants » à cause de cette activité. De même pour l'éducation ; certaines autorités appuient les écoles de la mission et demandent de regrouper les enfants dans des internats pour les protéger de la débauche ambiante et les former aux divers métiers ; d'autres n'ont de cesse que de s'opposer à ce choix. Mgr Dordillon, pourtant apprécié des autorités, se plaint souvent de ces contradictions qui découragent les missionnaires et empêchent toute action en profondeur dans la population. Sous Mgr Rogatien Martin, les « tracasseries » précédentes deviendront persécution dans l'optique d'une laïcisation complète. « C'est une bonne note de frapper sur les curés. » Il faudra attendre 1922 pour que les relations Église-État deviennent plus paisibles aux Marquises et 1927 pour que la spoliation des biens d'Église trouve une solution[6].

Une autre originalité que les Marquises ont en commun avec Wallis-Futuna dans l'ensemble polynésien, c'est d'être à grande majorité catholique, environ 90% ; en 1952 il y avait 315 protestants recensés sur une population de 3 150 personnes. Çe n'est pas que la « London Missionnary Society » n'ait pas essayé d'y apporter l'évangile avant d'abandonner les Marquises en décembre 1841. Le « Duff » dépose à Vaitahu le 5 juin 1797 Crook qui rembarquera l'année suivante et Harris qui ne reste qu'une journée. Le 7 janvier 1825, Crook accompagne 4 catéchistes tahitiens à Vaitahu ; lui-même ne reste pas et les Tahitiens repartent au bout de deux mois. Une troisième tentative avec 4 familles de catéchistes tahitiens, débarqués à Vaitahu le 23 octobre 1827, ne donne pas plus de résultats. En 1829, Georges Pritchard, accompagné de Simpson, vient étudier les possibilités missionnaires aux Marquises ; sa conclusion est négative sur une nouvelle implantation. Pourtant en 1834, G. Stallworthy fait une nouvelle tentative à Tahuata. J. Rodgerson l'y rejoint en février 1840, après un passage de deux mois à Taiohae. Après 44 ans de persévérance infructueuse, la L.M.S. se décide à abandonner l'évangélisation des Marquises en 1841. La « Hawaiian Missionnary Society » prendra le relais 12 ans plus tard. Le 26 août 1853, J. Kekela et S. Kauwealoha, accompagnés de deux diacres et d'un catéchiste à Omoa (île de Fatu-Hiva). S. Kauwealoha s'installe avec sa famille le 2 octobre 1861 à Hakahetau (île de Ua-Pou). J. Kekela repart le 16 mars 1899. C'est le pasteur Paul Vernier qui le remplace le 5 avril de la même année. En plus de sa responsabilité à l'égard de la communauté protestante marquisienne, il est instituteur officiel à Atuona et médecin. Il aura une profonde influence et se liera d'amitié avec Paul Gauguin au grand dam de Mgr Martin et de la mission catholique dont Atuona était alors le centre.

Deux citations du P. Le Cadre font saisir la psychologie des missionnaires dans un tel contexte marquisien.

« Jouir autant que faire se peut est toujours la devise des Marquisiens, le reste est peu de chose pour eux. D'ailleurs, il n'y a guère que les missionnaires à leur prêcher une morale plus saine et à leur en donner l'exemple. Administration et colons abondent dans leur sens...

À l'occasion de la fête nationale, il y a eu un déjeuner officiel à la Résidence. Les colons français et étrangers ont été invités ; on a oublié la Mission. Elle est française pourtant au moins autant que ceux qui le sont le plus dans ces contrées. Ces messieurs disent : la Mission n'existe pas et ils agissent en conséquence... j'aurais été content de ne pas passer pour mort avant le temps »[7].

Mgr Le Cadre écrit au Chapitre Général des Pères des Sacrés-Cœurs en 1923 : « L'isolement est le grand ennemi moral éprouvé par les missionnaires du Vicariat des Marquises. À cela il faut ajouter le peu de consolation qu'ils éprouvent parmi les chrétiens qui, pour la plupart, ont une vie spirituelle bien peu élevée... La fatigue physique est considérable. Bien que les distances à franchir ne soient pas énormes - 8 à 30 km - les courses à dos de cheval, toujours le long des sentiers muletiers serpentant sur le flanc des montagnes et sous le soleil tropical, finissent par causer une grande lassitude. Deux de nos Pères qui font cela depuis 1884 et 1886 en ont des infirmités terribles... Dans nos sentiers encombrés d'herbes folles et d'ornières, l'allure est le plus souvent le pas ; rien de plus fatigant ; un bon galop remet le cavalier sur son assiette »[8].

Débuts agités (1838-1855)

Il convient de signaler, à titre documentaire, les premières Messes célébrées aux Marquises par les P. Juan Rodrigues de Espinosa et Antonio de Serpa entre le 27 juillet et le 5 août 1595 à Vaitahu (Tahuata), lors du passage de la flotte de Mendana. Mais le vrai début de la mission catholique aux Marquises date d'août 1838. Le 2 août, les P. Louis de Gonzague Borgella et Dosithée Desvault, accompagnés du frère Nil Laval, sont en vue de Tahuata sur la « Vénus » commandée par Dupetit-Thouars. Ils avaient embarqué le 28 avril 1838 de Valparaiso ; le P. Chrysostome Liausu, Préfet Apostolique - selon les directives de Mgr Rouchouze, alors aux Gambier - avait saisi la première occasion pour envoyer des missonnaires aux Marquises. Le 4 août, la « Vénus » jette l'ancre en baie de Vaitahu ; les missionnaires débarquent le 5 et célèbrent la première Messe en terre marquisienne le 15 août, le même jour que leurs frères des Gambier, quatre ans plus tôt.

Le 3 février 1839, « The Friends » du capitaine Rugg débarque à Vaitahu Mgr Rouchouze lui-même qui conduit 7 missionnaires. Les Gambier évangélisées, le Vicaire Apostolique, devant les fermetures de Tahiti et de Hawaii, fait porter tout son effort sur les Marquises. Les P. François de Paule Baudichon et Ernest Heurtel renforcent l'équipe de Vaitahu. Le 8 février, l'évêque, accompagné du provincial, le P. Caret, fonde la mission de Taioha'e où il laisse les P. Mathias Gracia, Saturnin Fournier et Potentien Guilmard avec le frère Ruault. Le 19, Mgr Rouchouze et le P. Caret sont de retour à Vaitahu ; le provincial reste sur place tandis que le Vicaire Apostolique repart pour Mangareva le 29 mars où il arrive le 6 avril. Le retour à Taioha'e du « roi » Temoana accompagné du ministre protestant anglais Thomson est l'occasion d'une guerre entre les vallées, chose malheureusement coutumière aux Marquises jusqu'à la pacification achevée par l'amiral Bergasse Dupetit-Thouars en septembre 1880. Ces guerres seront source de grandes épreuves pour la mission.

Chassés par la guerre de Nuku-Hiva, les P. Fournier et Guilmard quittent Taioha'e et vont fonder le 15 janvier 1840 la mission de la Divine Providence sous le patronage de saint Étienne à Hakahau dans l'île de Ua-Pou. En avril mai, sur la route de Hawaii où il va relancer la mission catholique, Mgr Tepano Rouchouze visite les trois premiers postes. Le 3 mai la chapelle Saint-François d'Assise de Taioha'e est inaugurée. En partant, il prend avec lui le P. Heurtel pour renforcer l'équipe missionnaire destinée à Honolulu. Le 19 mai, Nil Laval et le P. Caret vont renforcer les deux missionnaires de Ua-Pou ; le 23, François d'Assise Caret, déjà provincial, est nommé Préfet Apostolique, chargé d'aider Mgr Rouchouze pour les Marquises, les Gambier et Tahiti.

De 1840 à 1855, la mission des Marquises va connaître une période troublée et difficile. En janvier 1841, Mgr Rouchouze quitte Hawaii pour l'Europe chercher des renforts importants. Nous savons la catastrophe du naufrage du « Marie-Joseph » au large des Malouines en mars 1843. En 1841, le P. Caret envoie M. Gracia à Hawaii, A. Chausson, C. Murphy et N. Laval à Tahiti ; P. Guilmard est « dangereusement malade ». Le 22 novembre 1841, les P. Caret et Fournier, menacés de massacre à Hakahau, sont sauvés de justesse par le capitaine Loby du « Rob-Roy » qui arrive à Tahiti le 31 décembre. En cette fin de 1841, il ne reste plus que la mission de Vaitahu à Tahuata avec les P. Baudichon, Borgella et le frère Ruault. L'avenir est sombre.

En mai 1842, Dupetit-Thouars prend possession des îles Marquises au nom de la France qui a ainsi sa première colonie dans le Pacifique. Bien que centre officiel de la présence française, les gouverneurs s'établiront très vite à Tahiti, devenue protectorat en septembre suivant. Les garnisons françaises ne seront pas permanentes aux Marquises, ce qui aggravera l'insécurité causée par les guerres fréquentes. En février 1844, le P. Baudichon va à Tahiti corriger avec le P. Caret un catéchisme en marquisien et divers manuscrits. Tout sera détruit dans l'incendie de la mission de Papeete le 30 juin lors de la « guerre de Tahiti » ; ce sera une perte importante pour les Marquises.

Ce n'est que le 29 mars 1845 que François de Paule Baudichon apprend sa nomination du 13 octobre 1844 comme coadjuteur de Mgr Rouchouze disparu. En même temps le P. Duboize est nommé Vicaire Apostolique des Hawaii, devenues Vicariat le 15 juillet 1844 ; le P. Duboize refusera cette charge. Mgr Baudichon part pour Valparaiso le 31 mai 1845. Il y fait imprimer un catéchisme marquisien et y attend de nouveaux missionnaires ; ils sont 22 qui arrivent le 10 décembre, dont Ildefonse Dordillon, son cousin et vice-provincial destiné aux Marquises, et Étienne Jaussen. Sacré le 22 décembre, le soir même Mgr Baudichon quitte Valparaiso avec les P. Dordillon et Fournon, les frères Michaud, Darque et Guerric. Les missionnaires débarquent à Taioha'e le 23 janvier 1846. Mgr Baudichon se fixe à Tahuata le 7 février.

La situation ne s'améliore pas. Les guerres locales continuent ; le poste militaire de Tahuata est évacué le 15 avril 1847 ; l'école des sœurs de Cluny ouverte à Vaitahu le 4 juin 1847 doit être fermée le 15 septembre 1848. « La santé de Mgr Baudichon ne lui permet pas de rester plus longtemps aux Marquises ; il part pour Tahiti et peut-être pour la France ». Le silence du Supérieur Général Mgr Bonamie, devient insupportable ; le P. Dordillon, Provicaire, lance un appel au secours en écrivant « qu'il ne balancera pas à abandonner Vaitahu et à quitter »[9]. Mgr Baudichon avait envoyé en avril 1847 une lettre grave à Mgr Bonamie devant « l'impossibilité de visiter sa mission » et les difficultés avec Valparaiso[10].

Dans un tel contexte, on comprend que la création des Vicariats Apostoliques de Tahiti et des Marquises le 9 avril 1848, réduisant la responsabilité de Mgr Baudichon à ce seul archipel, fut mal reçue de sa part. Sa santé était chancelante et sa confiance en Mgr Bonamie était ébranlée. La Révolution de février 1848 en France, apprise en septembre, lui fit craindre le pire. Il quitte les Marquises le 15 septembre 1848 et s'embarque de Papeete pour la France le 28 janvier 1849 sur l'« Arche d'Alliance ». Seuls restent alors aux Marquises, ravagées par les conflits et le paganisme, les quatre Pères : Dordillon, provicaire et vice-provincial, Lecornu, Fréchou et Fournon.

Malgré de nombreux appels, le refus de sa démission par le Pape qui le reçoit en audience le 10 janvier 1852, Mgr Baudichon, animateur de l'opposition à Mgr Bonamie, maintient sa décision. « Propaganda Fide » accepte sa renonciation le 14 mars 1855 ; l'administration des Marquises était confiée depuis 1854 à Mgr Tepano Jaussen. Ce dernier peut effectuer une visite dans l'archipel en novembre 1854 et une autre en février 1856. Il constate l'impossibilité pour lui de visiter les deux Vicariats ; il propose qu'on nomme un successeur à Mgr Baudichon. Ce sera chose faite le 7 décembre 1855 avec la nomination du P. Ildefonse Dordillon, évêque titulaire de Cambysopolis et Vicaire Apostolique des Marquises. Il sera sacré à Valparaiso le 8 février 1857. Toutes ces querelles internes font que la Congrégation des Pères des Sacrés-Cœurs ne peut pas envoyer de missionnaires en Océanie pendant les trois années de cette « grande épreuve »[11], connue sous le nom de « schisme ».

Enracinement profond (1855-1888)

Dans une charité patiente (« caritas patiens est », sa devise épiscopale), Mgr Ildefonse Dordillon va enraciner la mission catholique aux Marquises ; s'il n'en est pas le fondateur, il en est le vrai père. Comme provicaire de Mgr Baudichon, il en avait assuré la « maintenance » depuis septembre 1848, à la satisfaction de Mgr Tepano Jaussen.

Il va d'abord achever l'évangélisation des trois îles non encore touchées. Le P. Dordillon visite Fatu-Hiva du 30 août au 4 septembre 1853 et envoie le P. Lecornu fonder la première mission le 28 octobre suivant. Les P. Lecornu et Pouet visitent Puamau à Hiva-Oa le 15 février 1855 ; ils y fondent la mission avec le frère Alexis Guerric le 9 août. Enfin le 20 janvier 1859, Mgr Dordillon va à Ua-Uka où il laisse le catéchiste Siméon et sa femme Bibiane pour commencer l'évangélisation. Si désormais les six îles habitées sont atteintes, il s'en faut de beaucoup que chaque vallée soit visitée et que l'Église y soit plantée. Ce sera tout le travail patient de Mgr Dordillon avec ses petites goélettes dont il bénit la première le 4 août 1858 sous le nom de « Te Fetu o te Tai » (Étoile de la mer).

La grande action de Mgr Dordillon sera dans les domaines de l'éducation et du développement socio-économique, ce qu'on appelait à cette époque « l'œuvre de civilisation ». Le premier obstacle à lever est celui de la langue. Dès 1857, il fait imprimer sa grammaire marquisienne, un livre de cantiques et une vie de Notre-Seigneur, ouvrages qui s'ajoutent au catéchisme marquisien de Mgr Baudichon. L'apostolat en profondeur peut démarrer. En 1880, le gouvernement édite un livre de conversation. Le 10 janvier 1858, il fonde, avec l'administrateur Rosenzweig, une école gratuite et obligatoire à Taioha'e. Le 1er mai 1863, Mgr Dordillon de retour d'un long séjour à Tahiti (12 février au 1er mai) - où le gouverneur de la Richerie le consulte sur les Gambier, le conflit avec Mgr Tepano Jaussen, et le nomme « directeur des affaires indigènes » - amène quatre frères de Ploërmel pour l'école de Taioha'e ; ce sont les frères Stanislas Cochet, Gatien Marquer, Emilias Quérou et Odon Josse. En septembre 1866, le gouverneur de la Roncière, voulant « favoriser la formation aux métiers et ne voulant pas mettre des frères partout », supprime leur traitement ; les frères rentrent à Papeete[12]. L'école sera rouverte le 21 avril 1879 sous la direction du frère Florent Forgeot. Le 6 mars 1864, quatre sœurs de Cluny : Mélanie Jarrier, Joséphine Moreau, Hilaire Leneuf et Philibert Frézal ouvrent une école de filles à Taioha'e. L'école sera fermée par la laïcisation en 1904 ; les sœurs resteront au service de la population jusqu'en 1927. Quatre nouvelles sœurs de Cluny ouvrent une école de filles à Atuona (Hiva-Oa) le 25 décembre 1884 ; ce sont sœurs Saint-Prix Maindrot, Aldegonde Jeanjean, Françoise Payot et Apolline Artus. En 1874, la Mission ouvre une école pour les garçons à Aakapa (Nuku Hiva) ; le 11 janvier 1880 l'école de Vaitahu (Tahuata) est inaugurée.

Avec les autorités françaises, les relations passeront du meilleur au pire. En plus de ce que nous avons déjà étudié sur le contexte franc-maçon et anticlérical de cette époque, il faut se souvenir que les Marquises sont colonie et non protectorat ; l'autorité de l'État y est directe. Mais, en raison du petit nombre, de la médiocrité, de l'instabilité du personnel mis à la disposition des gouverneurs et des mutations rapides de ceux-ci, l'État a besoin des missionnaires qui sont stables et s'en méfie par principe. Ne pouvant faire face aux guerres incessantes, de la Richerie nomme, le 20 mars 1863, Mgr Dordillon « directeur des affaires indigènes » ; son successeur, de la Roncière, le 1er octobre 1864, lui retire toute compétence. En 1870, le gouverneur reprend, pendant l'absence de Mgr Dordillon qui participe au Concile Vatican l, le bâtiment donné par de la Richerie par arrêté de 1863. En 1865, l'administration encourage les cultures du coton, du café, l'élevage ; en 1874, le commissaire Eyriaud s'insurge contre ces activités, animées par la mission. Les règlements sur l'alcool, l'opium changent souvent[13], empêchant toute action éducative suivie et profonde.

Mais les deux conflits les plus graves regardent les missionnaires allemands et la reconnaissance de la « personnalité civile de la mission », distincte des Pères des Sacrés-Cœurs qui sont à son service. Les débats commencent en 1878 ; la mission sera reconnue et les pères acceptés comme « clergé des Marquises ». Cela n'empêchera pas la spoliation des biens en 1904. La mission des Marquises avait trois pères allemands : Anschaire Jung, Wendelin Moellers et Emmeran Schulte. Les amiraux, dans le contexte revanchard d'après la défaite de 1870, « voyaient avec peine des allemands missionnaires dans nos îles ». L'amiral Périgot fait les premières observations en 1876. La tension monte jusqu'à la lettre du Sous-Secrétaire d'État à la Marine et Colonies en date du 3 juillet 1884 au Supérieur Général, le T.R.P. Bousquet : « Les missionnaires employés aux Marquises doivent être exclusivement français. » À contrecœur, l'évêque doit se séparer de ses trois missionnaires. Mgr Dordillon meurt le 11 janvier 1888.

Les tempêtes (1890-1912)

Après plus de deux années d'intérim, assuré successivement par les RR.PP. Fulgence Pouet et Pierre (Géraud) Chaulet, le P. Rogatien Martin, provincial de Tahiti depuis 1883 et curé d'Arue, est nommé Administrateur Apostolique le 6 avril 1890. Il rejoint les Marquises le 4 août ; avec peine il trouve le Vicariat « dans un bien triste état ». Le 3 juin 1892, il est nommé Vicaire Apostolique et évêque titulaire d'Uranopolis ; il est sacré à San Francisco le 1er janvier 1893.

Si les Marquises sont à l'abri des cyclones du début du siècle - seul un raz de marée fait de gros dégâts à Hiva-Oa, Tahuata et Nuku-Hiva le 13 janvier 1903 - il n'en est pas de même des tempêtes politiques de la laïcisation et de la séparation de l'Église et de l'État. Toutes les écoles des frères de Ploërmel (Atuona, Taioha'e, Puamau), des sœurs de Cluny (Taioha'e, Atuona) et celles des missionnaires sont fermées en 1904 puisqu'ils « n'ont ni brevet ni autorisation ». Tous les biens de la mission, même ce qui est acheté sous le nom personnel de Mgr Martin, sont déclarés appartenir à l'État en 1904 et 1905. Le Vicaire Apostolique fait un recours devant le Tribunal supérieur de Papeete qui rend les biens par jugement du 23 novembre 1905. Le 13 décembre 1906, sur les conseils de Mgr Verdier, la mission des Marquises vend tous ses biens à la « Corporation Catholique d'Océanie », Le gouverneur Charlier se pourvoit en Cassation du jugement de 1905, le 23 octobre 1907. Cette pénible affaire se traînera jusqu'en 1927. Paul Gauguin luttera contre la mission à Atuona en empêchant les enfants d'aller à l'école et en prenant Mgr Martin comme cible.

Malgré tous ces efforts, à la mort de Mgr Martin le 27 mai 1912, la situation est bien difficile pour la mission catholique : toutes les écoles fermées, procès interminable sur les biens, dépopulation aggravée par l'immoralité et l'alcoolisme, personnel missionnaire réduit. Avec ses faibles moyens et dans des épreuves analogues, Mgr Verdier avait pourtant bien tenté de l'aider : envoi de catéchistes d'Arue, projet de rattacher les Tuamotu aux Marquises pour les sauver - ce projet suscitera une opposition générale des Pères - soutien dans les procès, création de la « Corporation Catholique d'Océanie »... Les Marquises sont bien au creux de la vague quant le P. David Le Cadre devient Administrateur Apostolique le 4 novembre 1912.

Dans un tel environnement, l'action de Mgr Martin sera surtout spirituelle : prières, sacrements, rassemblements, lettres pastorales, consécration des familles... Il réanime sans cesse la foi des missionnaires et achève la conversion, de Nuku-Hiva et de Tahuata. Le 4 juin 1911, il lance les premières communions d'enfants à Atuona en application du décret de Pie X du 8 août 1910. L'Eucharistie était essentielle pour lui.

L'apaisement (1912-1952)

Les quarante années de service pastoral de Mgr Le Cadre voient un apaisement progressif des conflits, une clarification des questions en suspens.

Pendant la guerre, il est en lien étroit avec Mgr Hermel ; il va à Papeete en 1915 ; Mgr Hermel va aux Marquises en 1916. Il est mobilisé le 3 février 1917 et versé dans l'auxiliaire. Il entretient de bonnes relations avec le P. Amédée Nouailles.

Le 30 décembre 1920, il est nommé Vicaire Apostolique et évêque titulaire de Démétriade ; son Vicariat comprend 2 500 habitants dont 2 200 catholiques. Il part pour sa première « visite ad limina » le 24 février 1921 ; il est sacré dans sa paroisse natale de Questembert (Morbihan) le 4 septembre. Il est de retour le 18 février 1922.

Par ses tournées pastorales, ses lettres, il continue l'action en profondeur de Mgr Martin. En juillet 1922, le gouverneur lui demande de reprendre les écoles ; depuis plus de 15 ans les enfants des Marquises sont plus ou moins à l'abandon. Il attend l'arrivée d'une sœur de Cluny diplômée pour ouvrir l'école d'Atuona. En vain il cherchera longtemps des frères pour tenir l'école des garçons.

Progressivement la question des biens de la mission se règlera[14]. Si la vente à la « C.C.O. » a tout aplani, le procès en Cassation continue ; l'administration le gagne en 1912, mais ne peut rien faire, sauf tracasser pour ces biens tenus par des étrangers. Les recherches du côté de syndicat immobilier ou de « diocésaine » ne donnent rien, les « diocésaines » n'étant pas applicables dans l'Outre-Mer (28-5-1930). Dès le 27 novembre 1922, M. Jonnart, ambassadeur de France près le Saint-Siège, avait transmis au Supérieur Général des Pères des Sacrés-Cœurs la réponse de Raymond Poincaré, Président du Conseil, sur ce projet ; « les lois de 1901, 1904, 1905 sur les Congrégations et la séparation de l'Église et de l'État ne sont pas applicables aux Marquises ». La mission catholique est donc légale. Le 7 avril 1927, Mgr Le Cadre et le gouverneur signent un accord « sur la concession de 66 terrains avec la jouissance précaire de la bande côtière des 50 mètres ». Enfin, le décret Mandel du 16 janvier 1939 clarifie la situation juridique, permettant la création du C.A.M.I.C.A. des Marquises le 10 mai suivant (Conseil d'Administration de la Mission Catholique).

Mgr Le Cadre, lié d'amitié à Tahiti, a le grand honneur de venir sacrer à Papeete deux Vicaires Apostoliques: Mgr Amédée Nouailles le 28 août 1932 et Mgr Paul Mazé le 30 avril 1939. En 1936, il participe au centenaire de la mission catholique de Tahiti. « Au pied du tabernacle, il donne sa démission au Saint-Père » le 30 juin 1952. Il meurt âgé de 77 ans, le 21 novembre suivant, après 52 ans de vie missionnaire.

L'aujourd'hui de Dieu (1953…)

Le P. Louis Tirilly est nommé Vicaire Apostolique et évêque titulaire de Butrinto le 16 novembre 1953 ; il est sacré à Quimper le 12 septembre 1954. Il devient le premier évêque du diocèse de Taioha'e, suffragant de Papeete, à sa création le 21 juin 1966. En effet, Mgr Tirilly avait transféré d'Atuona, où Mgr Martin l'avait installé en 1890, à Taioha'e le siège du Vicariat Apostolique. Il participe, avec Mgr Mazé, au Concile Vatican II. Il démissionne le 9 novembre 1969.

Après une année d'administration assurée par Mgr Henry de Cocq, évêque de Rarotonga, le P. Hervé-Marie Le Cleac'h est nommé Administrateur Apostolique le 8 décembre 1970. Il devient évêque de Taioha'e le 1er mars 1973 ; il est sacré à Taioha'e par Mgr Michel Coppenrath, archevêque de Papeete, le 24 juin suivant. Sa nouvelle cathédrale, construite en trois ans avec le frère Gérard, est inaugurée le 24 juin 1977. Le 5 août 1971 les frères de Ploërmel prennent l'école Saint-Joseph de Taioha'e qui avait été rouverte en 1960. En 1978 se déroule le premier Synode diocésain animé par le P. Xavier Baronnet (s.j.). Nous sommes dans l'aujourd'hui de Dieu aux Marquises.



 

[5] O'REILLY-REITMAN : Bibliographie de Tahiti et Polynésie, n°7.124 à 7 534. Océanistes 14.
- Ar.SS.CC. Rome : 14 cartons de manuscrits, n°46 à 53 (environ 7 000 pages).
- A. COOLS : Répertoire des Archives du diocèse de Taioha'e. Rome 1975, 194 pages.
- A. COOLS : Résumé de l'histoire de la Mission des Marquises. Rome 1982, 60 pages.
- P. CHAULET : Histoire de la Mission catholique aux Marquises. Ar.SS.CC. 271-788 - 95/951.
- S. DELMAS : Essai d'histoire de la Mission des Marquises. Paris 1929.
- Greg DENING : Islands and Beaches - Discours in a silent land - Marquesas 1774-1880. Melbourne University Press 1980, 355 pages.
[6] Mgr LE CADRE au T.R.P. (13-7-1922) ; Convention Gouverneur-Le Cadre (7-4-1927). Ar.SS.CC 47,3.
[7] Mgr LE CADRE au T.R.P. (16-7-1905). Ar.SS.CC. 47,3.
[8] Mgr LE CADRE au Chapitre général (13-5-1923). Ar.SS.CC. 47,3.
[9] I. DORDILLON à Mgr BONAMIE (25-10 ; 31-10 et 27-11-1847). Ar.SS.CC. 47, 1.
[10] Mgr BAUDICHON à Mgr BONAMIE (1-4-1847). Ar.SS.CC. 47, 1.
[11] Ar.SS.CC. 1-1-11 (1825-1899) : Propaganda Fide :19 documents de 1842 à 1855.
[12] Mgr DORDILLON au T.R.P. (18-9; 2-10-1864 ; 13-6-1867 ; 12-4 et 29-8-1868). Ar.SS.CC. 47, 1.
[13] Commissaire EYRIAUD au Ministre (26-1-1875). F.O.M. Océanie C 20, A 101.
- Amiral B. DUPETIT-THOUARS au Ministre (19-7-1880) ; Gouverneur au Ministre (29-11-1864). F.O.M. Océanie C98, H 31 et H 14.
- Gouverneur au Ministre (14-6-1883 ; 11-5-1903 ; F.O.M. Océanie C 131, A 161.
- Mgr DORDILLON au T.R.P. (1-7-1865 ; 29-3-1866 ; 10-4-1872 ; 20-9-1876). Ar.SS.CC. 47, 1.
[14] Voir l'épais dossier : Ar.SS.CC. 50,1, en particulier l'étude de Me Langomazino (17-1-1909).

 

Iles Cook (diocèse de Rarotonga)

Nous terminons par ces îles voisines de Tahiti (600 km) notre périple missionnaire dans les archipels du Vicariat initial d'Océanie orientale. Le lecteur saisit mieux au terme de ce parcours, même rapide, ce que représentait l'immensité géographique du désir missionnaire du « Bon Père » Coudrin et de la mission confiée par l'Église à la Congrégation des Sacrés-Cœurs.

Les îles Cook[15] deviennent colonie anglaise dépendante du gouverneur de la Nouvelle-Zélande le 8 octobre 1900 ; elles étaient protectorat britannique depuis 1888 à 1892 selon les îles. Depuis le 9 août 1889, la liberté de culte y est reconnue, en même temps qu'aux Iles-sous-le-Vent et aux Australes ; auparavant, cet archipel était interdit aux prêtres catholiques. La « London Missionnary Society » en commence l'évangélisation en 1821. Le 20 août 1867, Mgr Tepano Jaussen, dans l'intention d'y commencer la mission, achète un terrain à Ivirua sur l'île de Mangaia ; mais il ne peut y envoyer de prêtre en raison de l'interdit protestant. Ce terrain sera perdu étant resté trop longtemps inutilisé.

En 1893, « un certain nombre de familles anglaises et allemandes établies à Rarotonga demandent un prêtre catholique ». Mgr Verdier décide de répondre à ces appels ; il envoie le P. Georges Eich « pour avoir des renseignements certains sur ce groupe d'îles ». Ce premier voyage se déroule du 6 septembre au 5 octobre 1893 dans les îles du groupe Sud uniquement. Le résultat est positif. « Les autorités anglaises et indigènes ainsi que les colons sont sympathiques au projet ; le Résident anglais promet sa protection et laisse liberté complète au culte catholique ; les ministres protestants disent : il y a place pour tous »[16]. En particulier, la population a une excellente opinion des écoles catholiques tenues par les frères et les sœurs à Tahiti ; elle désire en bénéficier.

Le 29 octobre 1894, le P. Eich, provicaire de Mgr Verdier, vient installer à Rarotonga pour y commencer la mission, le P. Bernardin Castanié, accompagné du catéchiste Bernard Puraua. En mars précédent, Mgr Verdier avait acquis une maison à Avarua dans le but d'y fonder une école à confier aux sœurs de Cluny si elles peuvent accepter. Ce terrain, en raison des lois qui n'autorisent que la location ou le don, fut loué pour 50 ans. La mission pouvait s'implanter en paix. Le P. Castanié est bien accueilli. Après 4 mois de travail commun, le P. Eich rentre à Papeete le 8 février 1895, « peiné de laisser le P. Bernardin tout seul ». La petite communauté débute avec une soixantaine de personnes.

Si l'accueil par les autorités et la population fut cordial, la lutte avec les pasteurs anglais très puissants et les diacres protestants, souvent députés aux assemblées, fut sévère. Un point particulier cristallise l'opposition ; par suite d'une erreur astronomique dans le comput des jours à cause de la « date-line », le dimanche était célébré le samedi. C'est à Noël 1899 que le Gouvernement des Cook décide de rectifier le calendrier.

Le 14 juillet 1895, le « Richmond » amène les premières sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui ouvrent 15 jours plus tard une école fréquentée aussitôt par plus de 80 enfants. Ce sont sœurs Lydie Berger, Marie Hearn, rejointes un peu plus tard par Cecilia O'Donnel. Le succès de cette école des sœurs de Cluny ne se démentira jamais. Cette même année, le P. Eich visite Penrhyn dans le groupe du Nord.

Pour lutter contre la solitude totale du P. Castanié, Mgr Verdier lui envoie de temps à autre un confrère de Tahiti (les P. Eich, Willemsen, Collette, Tourvieille...) ; le P. Bernardin vient parfois à Tahiti. Enfin le 13 janvier 1902, le P. Joachim Kerdal vient partager la vie missionnaire du fondateur. Le P. Castanié qui n'a pu participer qu'à trois retraites à Tahiti en 17 années, est invité à prêcher celle de 1910 ; « il a des difficultés à parler en français abandonné depuis dix ans ».

L'implantation de l'Église catholique se fait peu à peu au fur et à mesure des possibilités de terrains à louer - ce qui est difficile en raison de l'opposition des protestants - et de l'aide reçue de Papeete. Le P. Castanié est secondé par un catéchiste de Tahiti ; Théophile Tehema, homme très précieux, en particulier pour bâtir les chapelles en bambou et cocotier. Théophile meurt en février 1904. Le P. Bernardin, dès le début et selon le modèle des Tuamotu, forme des catéchistes locaux. Ainsi les communautés se fondent progressivement. Dans le groupe Sud, après Avarua à Rarotonga en 1894, c'est Mauke en 1903, Aitutaki en 1906, Atiu en 1909, Mitiaro en 1925 et Mangaia en 1930. Le groupe du Nord est atteint plus tard : Manihiki en 1909, Rakahanga en 1926, Pukapuka en 1928, Penrhyn en 1937 et Niue en 1955. Cette île-État n'a été rattachée au diocèse de Rarotonga que le 31 mai 1972.

Les liens entre Rarotonga et Tahiti sont très étroits de 1894 à 1922 ; les îles Cook font partie du Vicariat Apostolique de Tahiti jusqu'à la création de la « Préfecture Apostolique des îles Cook et Manihiki » le 27 novembre 1922, appelée des « îles Cook » le 11 août 1926. Mgr Verdier lance la mission de Rarotonga. Mgr Hermel y fait deux tournées pastorales : du 20 août au 10 septembre 1907 et du 15 octobre 1917 au 30 janvier 1918. Devant la nécessité de planter l'Église dans les archipels où elle n'est pas encore, le succès de la mission fondée par le P. Bernardin Castanié à Rarotonga, le fait que les Cook sont colonie anglaise depuis octobre 1900, Mgr Hermel propose le 27 septembre 1908 la création d'un Vicariat Apostolique des îles Cook indépendant de Tahiti et des missionnaires français. « Propaganda Fide » laisse la jeune église de Rarotonga s'enraciner avant de l'ériger en Préfecture Apostolique confiée à Mgr Bernardin Castanié en 1922, puis en Vicariat Apostolique le 12 février 1948. En 1923, Mgr Hermel fait don de 20 000 F sur les 100 000 F du Vicariat de Tahiti pour fonder la caisse de la nouvelle Préfecture Apostolique qui doit désormais vivre par elle-même[17].

Sur les 40 missionnaires, répertoriés aux archives en 1981, 13 ont été missionnaires à Tahiti et aux Cook. En plus de Mgr Castanié, ce sont les RR.PP. : J. Kerdal, A. Fort, F. Erdeven, B. Martin, Th. Bizien, Y. Morvan, P. Mazé, G. Nouviale, P. van Megen, E. Levrel, L. Cousquer et P. Kuntzmann. Si depuis ce dernier, arrivé à Tahiti en 1948, l'échange du personnel missionnaire est terminé, les relations entre les églises de Tahiti et de Rarotonga sont fréquentes et très cordiales.

En août 1909, trois sœurs de Cluny ouvrent une école à Aitutaki. Du 8 au 10 janvier 1914, un terrible cyclone ravage les îles Cook et cause d'importants dégâts aux installations de la mission. Le 1er février, paraît le premier numéro du bulletin de la mission catholique des îles Cook : le « Torea Katorika » (le « torea » est un oiseau migrateur, annonciateur des nouvelles, d'où « oiseau-messager »). Il est lu, apprécié et permet de toucher toutes les îles.

Progressivement l'église catholique acquiert aux îles Cook sa personnalité propre. Le 18 avril 1948, Mgr Ubald Lehman, Vicaire Apostolique depuis le 12 février, est sacré évêque titulaire de Sertei. Le 21 juin 1966, le Vicariat devient diocèse de Rarotonga, rattaché à la Nouvelle-Zélande ; le 1er juillet 1972, il devient suffragant de Suva. Sur le plan du personnel religieux, les Pères des Sacrés-Cœurs des îles Cook sont détachés de la province de Tahiti et rattachés à la province de Hollande le 10 janvier 1940.

Avec les onze autres diocèses îliens de l'Océanie, il constitue la Conférence épiscopale du Pacifique (C.E.P.A.C.).



 

[15] A. COOLS : Résumé de l'histoire de la mission des îles Cook. Rome 1982, 62 pages.
- A. COOLS : Table of the Archives - diocese of Rarotonga. Rome 1981, 120 pages.
- Ar.SS.CC. Rome: 5 cartons n°78 et 79.
- G. EICH : lettres diverses de 1893 à 1904. Ar.SS.CC. 60,3.
[16] Mgr VERDIER au T.R.P. (2-4-1893 ; 4-11-1893). Ar.SS.CC. 58,10.
- G. EICH au T.R.P. (5-9-1893 ; 6-11-1893). Ar.SS.CC. 60,3.
[17] Mgr HERMEL au T.R.P. (18-9-1907 ; 27-9-1908 ; 20-5-1923). Ar.SS.CC. 58,3.

Tout au long de ces deux premières parties, nous avons découvert les innombrables terres minuscules éparpillées dans l'immensité océane. Depuis les premiers passages des espagnols en 1595, nous avons essayé d'y situer les hommes dans leurs entrecroisements multiples, leurs projets variés et contradictoires. Nous avons esquissé la réaction des océaniens face à ce choc des cultures dans le mélange des races.

Surtout nous avons tenté de faire revivre, dans un temps troublé et l'espace insolite des îles, les diverses réalisations missionnaires, entremêlées aux conquêtes coloniales des grandes puissances du monde. Entreprise difficile et complexe, tant les documents sont abondants, les points de vue divergents, les sensibilités opposées. Il s'agit d'un simple survol évocateur; il renvoie aux études spécialisées et aux documents. Ce regard qui ne peut gommer les différences conflictuelles du passé, se veut respectueux des diversités, honnête dans sa documentation, pacificateur par rapport au présent et à l'avenir.

Les deux parties qui viennent se proposent surtout d'expliciter l'esprit qui animait les missionnaires catholiques en Océanie et de présenter le visage actuel de l'église catholique polynésienne face à l'avenir.

 

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