Tahiti 1834-1984 - Chap. IV

 

PREMIÈRE PARTIE

TERRES MINUSCULES, MER IMMENSE, HOMMES DISPERSÉS

 

 [pp.33-107]

 


 

Chapitre 4

Mélange de races, choc des cultures

[pp.91-107]

 

Le semis océanique des minuscules terres polynésiennes, ainsi situé dans l'espace et le temps, s'est trouvé, malgré son éloignement des continents actifs et peuplés, en position de carrefour entre les hommes tout en restant l'Extrême-Orient du Pacifique. L'hospitalité polynésienne et l'acceptation culturelle du métissage a fait de ces îles un lieu de mélange des races et de confrontation des cultures. Il est important, pour notre sujet, de dégager quelques éléments de cette rencontre complexe, de cette dynamique culturelle en pleine créativité. Ce ne sont que des aperçus três modestes sur un sujet assez neuf et inépuisable, car en pleine évolution.[1]


[1] Voir en particulier pour ce sujet :

- O'REILLY-REITMAN : Bibliographie de Tahiti. chap, VII : Ethnologie, pp. 375 à 558 ; chap. XI : Littérature, pp.810 à 883.
- A. HANSON : Rapa. Société des Océanistes n°33. Musée de l'Homme, Paris 1973.
- F. DEVATINE : Conservation du patrimoine culturel et développement des cultures océaniennes. Tahiti 1979, Papeete.
- S. RAAPOTO : La famille polynésienne. Ve'a-Notre Lien, juin 1976, Papeete.
- R. VIRIEU : Le Fiu. Thèse de Doctorat, Nice 1981.
- P. HODÉE : Conscience du temps et Éducation chez les Océaniens. Thèse de Doctorat, Lyon 1981.

Simples regards sur les Polynésiens

Les contraintes particulières de la dispersion des îles hautes et basses en zone tropicale, additionnées à l'originalité et à l'unité culturelle des Polynésiens, « vagabonds des mers », entraînent un style de vie typé et une sensibilité spécifique sur les principaux aspects de la vie.

L'espace se partage entre la mer et les terres : « fenua » (pays). La mer est une compagne familière et omniprésente ; l'enfant y joue sans contrainte dès son plus jeune âge ; le jeune y plonge ou y surfe avec adresse sur la crète des vagues ; l'adulte y va pêcher son poisson quotidien. On s'y déplace sans crainte - pas toujours sans imprudence - en suivant les étoiles, les courants, les reflets ou la houle. Le « fenua » est l'objet d'un attachement profond, d'une vision complexe. Comme pour l'ensemble des Océaniens, c'est la terre des ancêtres, c'est la racine de la vie, lieu où le placenta et le cordon ombilical ont été enfouis. Un homme sans terre est un homme de rien, une personne insignifiante et misérable qui « fait pitié », selon l'expression locale répandue.

Le « fenua » c'est le môle d'amarrage, le hâvre où l'on retrouve la famille et les « fetii » (apparentés), le point central autour duquel l'univers et les relations sont organisés, le site à partir duquel le monde est regardé.

Le « fenua » c'est aussi la terre, habituellement indivise, qui porte les tarodières et les vergers, le jardin fleuri et ombragé. Ainsi la terre est un espace communautaire, un symbole affectif et social avant d'être une propriété foncière ou un bien économique dans la mentalité polynésienne.

Vivre l'instant présent là où on est, s'insérer par toutes les fibres de son être dans la vie sans s'inquiéter du lendemain, jouir du moment actuel avec une spontanéité insouciante est une conception assez naturelle du temps. Le Polynésien voit plus la durée comme une succession d'événements qu'une continuité chronologique ou un développement.

« Cette nuit-là, écrit V. Segalen, Terii le Récitant marchait à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables... Il ne cherchait pas à dénombrer les saisons écoulées, ni combien de fois on avait crié les adieux au soleil fécondateur. Les hommes blêmes ont seuls cette manie baroque de compter, avec grand soin, les années enfuies depuis leur naissance, et d'estimer, à chaque lune, ce qu'ils appellent “leur âge présent” ! Il suffit de sentir son corps agile, ses membres alertes, ses désirs nombreux, prompts et sûrs, sans s'inquiéter du soleil qui tourne et des lunes qui périssent ».[2]

A. Hanson constate que « les Rapas se préoccupent rarement de dater avec précision les faits passés ou de déterminer leur ordre chronologique. Ils ont une idée très vague de leur âge, à plus forte raison de celui de leurs proches. Le temps ne sert même pas à mesurer le cours d'une vie, puisqu'un individu est considéré comme enfant, adolescent ou adulte, non en vertu de son âge, mais selon son attitude et son comportement... La notion du temps paraît incroyablement floue aux yeux des Européens ».[3]

Moerenhout - et d'autres après lui - a bien observé qu'il est facile de faire adopter un projet et de le commencer sur-le-champ, mais que la persévérance est difficile. Ce n'est pas de la paresse, comme trop le pensent. Le Polynésien est capable de grands efforts et de travaux considérables, mais pour des objectifs précis et pour une durée limitée. Le temps est moins une trajectoire tendue vers un projet d'avenir qu'une succession de moments présents, changeants, obéissants à l'impulsion du premier mouvement. Cela entraîne une certaine impatience nerveuse et une insouciance versatile, traduite par l'expression courante : « aita peapea » (sans importance).

Le Pasteur Brun écrivait : « Le temps n'a pas de prix pour eux. Ils vivent dans le temps sans y songer ; penser au passé ou à l'avenir est le moindre de leurs soucis ; ils vivent dans le présent contrairement à ce qui se passe dans les pays civilisés. Ils ne mesurent pas le temps ; ils le traitent avec une certaine indifférence tout en en jouissant. La nature est toujours belle, la végétation toujours luxuriante, la température presque toujours égale... Ils ne sauraient vous dire l'heure à laquelle ils partiront ».[4] Jouer et jouir selon l'activité sans cesse renouvelée des désirs !

Cette manière de vivre l'espace-temps - (la célèbre « quatrième dimension ») - est l'objet de variations indéfinies selon le regard des observateurs et la personnalité des acteurs insulaires. De plus, spécialement depuis la mutation socioéconomique de 1963, tout change très vite. Sur des réalités aussi fondamentales que l'enracinement dans un lieu et le déroulement des jours, il convient de ne pas trop durcir au niveau de chaque individu; les manières de vivre qui donnent un style si original aux Polynésiens, expriment mieux que tout discours leur sensibilité profonde au temps. L'insularité extrême dans l'espace océanique le plus vaste du globe et spécifique aux ensembles polynésiens, entraîne isolement et monotonie; c'est l'indéfini présent où demain sera comme hier et après-demain répétera avant-hier. Les conséquences d'un tel vécu sont multiples. Cet ouvrage n'étant pas un traité de psychologie, de sociologie ou de pédagogie, contentons-nous d'en expliquer quelques-unes plus marquantes dans la vie sociale.

La spontanéité voyageuse des Polynésiens en est une ; selon l'expression usée mais bien vraie, ce sont des vagabonds des îles. Cela pose, même aujourd'hui, bien des questions pratiques. « Les Indiens - (nom donné durant le XIXe siècle aux Polynésiens) - qui aiment voyager d'une île à l'autre partent sans informer personne. Ils emmènent avec eux des enfants de l'école qui, dans ces voyages, oublient bientôt tout... Nous nous sommes quelquefois opposés à ces départs ; nous avons puni les enfants... nous avons menacé les parents… Tout cela n'est propre qu'à indisposer les Indiens... Nous vous demandons… d'obtenir... que personne ne puisse sortir de l'île sans donner auparavant les noms de toutes les personnes qui partent sur son embarcation... »[5] Douze jeunes avaient fui Mangareva après avoir volé un bateau. L'affaire fut objet de « chicane » vigoureuse entre le Gouverneur et la Mission : « Ils me dirent que pas un d'eux n'étant marié.... et ainsi étant libres et jeunes, ils avaient voulu voir du pays. Pour qui connaît le caractère indien cela est naturel... »[6] L'attrait pour le nomadisme et les activités libres, l'indulgence devant les errements de la jeunesse sont toujours vivaces.

L'attrait de ce qui est nouveau, « api », est très frappant. Cela se traduit aussi par un attrait pour les titres ronflants et une certaine ostentation sociale ; le maohi est un homme fier. C'est peut-être une manière inconsciente d'échapper à la monotonie des jours. « Le canaque est d'un caractère changeant et avide de nouveauté ; tout ce qui est nouveau le séduit et l'attire. L'arrivée d'un bâtiment de guerre étranger est pour lui un événement qui peut donner lieu aux suppositions les plus erronnées, parfois les plus absurdes ».[7] Le P. Mazé constatait la même chose : « Vous savez combien l'indigène est instable, avide de nouveau, vite fatigué de notre morale trop gênante pour lui ».[8] À la Conférence des Églises du Pacifique Sud tenue aux Samoa et consacrée à la Famille chrétienne, le Pasteur Samuel Raapoto, Président de l'Église évangélique de Polynésie Française, déclarait en avril 1961 : « La “manière des Blancs” a donné lieu plus à une imitation qu'à une assimilation réelle et bien comprise. Aujourd'hui encore, le Tahitien, s'il s'adapte très vite aux aspects de la vie moderne qui lui plaisent, ceux qui facilitent son existence, a beaucoup plus de peine à entrer dans les catégories de civilisés de longue date. Très attiré par les nouveautés, il reviendra vite pourtant à son naturel ».[9]

Un tel attrait pour le nouveau, s'il fait des Polynésiens des clients rêvés pour la consommation sans cesse renouvelée de notre société et les nouveautés d'une mode changeante, pose de sérieuses questions pour la maintenance des matériels, l'entretien des appareils ou de la lingerie ; réparer, repriser, faire durer, accompagner des longues croissances demandent toujours de gros efforts. Lorsque les choses durent trop, une certaine fatigue mélancolique inhibant toute activité apparaît : le « fiu », visage particulier du « ras-le-bol » polynésien.

On conçoit qu'une telle immersion dans la succession des aujourd'huis changeants, si elle développe l'observation et l'adaptabilité qui sont remarquables, favorise plus un certain relativisme sur les choses et les hommes qu'une recherche de la vérité et des convictions tenaces. Le Gouverneur de la Richerie remarquait que « l'indifférence de l'Indien est grande pour tout ce qui tient à notre civilisation ; elle l'est au moins autant en matière de religion et d'instruction »[10]. Il serait fastidieux de relever les nombreuses remarques des missionnaires sur l'indifférence des Polynésiens à l'égard de la recherche de la vérité, relativisme religieux augmenté par la multiplicité des groupes religieux[11]. Citons seulement ces quelques phrases du Président Samuel Raapoto à propos de la famille chrétienne : « Le mariage n'est guère une action réfléchie dans laquelle on s'engage avec conviction et avec l'intention de faire le bonheur de son conjoint dans un amour fidèle et désintéressé... Le mariage, dans l'esprit de beaucoup, restreint la liberté de l'homme, comme d'ailleurs tout ce qui relève de la loi et des règlements. On se sentira gêné par un acte légal qui vous lie à votre partenaire... Bien rares sont les Tahitiens qui ont saisi le fondement et la vérité du mariage ; c'est pour eux une contrainte imposée du dehors. Or tout ce qui est contrainte indispose et fait changer d'idée. »[12] Le Pasteur Raapoto soulignait l'urgence et la difficulté d'un travail d'éducation en profondeur. Il rejoignait une remarque du Gouverneur du Bouzet regrettant « le peu d'aptitudes dès indigènes pour les fonctions d'éducation » et leur instabilité changeante[13]. Ce comportement a amené de nombreux observateurs à considérer les Polynésiens comme un « peuple-enfant », ce qui ne préjuge en rien de la maturité personnelle de chacun.

Si ces diverses remarques indiquent une attitude globale des Polynésiens par rapport à l'espace et au temps, il convient de bien les situer aussi à leur époque et de ne pas oublier les acquis progressifs de l'éducation et des confrontations culturelles; si une sensibilité profonde perdure, des comportements nouveaux et des changements individuels apparaissent, surtout depuis une génération.

Dans ce vécu spatio-temporel particulier, les relations humaines sont organisées autour de la « famille élargie », un peu analogue aux tribus ou aux clans d'autres régions du Pacifique. Cette famille étendue, ouverte, mouvante est une sorte de « gens » qui regroupe, autour des anciens, les parents, les enfants légitimes et adoptés, les jeunes en couple, la parenté proche ou lointaine des oncles et cousins ; cet ensemble constitue les « fetii ». Père et oncle sont désignés par le même mot de « metua » ; frères et cousins, mis sur le même rang, sont désignés par « taeae ». Cet esprit de groupe, ce comportement communautaire constituent une dimension essentielle de la vie pour les Polynésiens ; isolés, ils se sentent perdus. Il n'est pas rare que quelques salaires fassent vivre bon nombre de « fetii » dans un partage communautaire.

On comprend que, dans ce contexte, la qualité affective des relations soit première soit pour épanouir les personnes soit pour les bloquer. La chaleur du cœur, la valeur des sentiments ou les disputes plus ou moins agressives conditionnent et rythment la vie de chaque jour. L'aspect intellectuel, l'analyse rationnelle passent en second ; le cœur est plus important que la tête. Aussi, dans une civilisation orale où la parole (« e parau ») est le langage essentiel, l'art oratoire d'éveiller la sensibilité, de susciter les émotions est le chemin privilégié de la communication et de la compréhension. Le Polynésien est un orateur-né qui sait apprécier et manier les diverses nuances de la parole ; il vit profondément ce mot de Saint-Exupéry : « On ne comprend bien qu'avec le cœur. »

Ce nerveux émotif est aussi un violent ; les colères polynésiennes sont parfois redoutables. Les débats politiques sont souvent fort passionnés. Durer et endurer ne lui est pas chose facile. Nous avons vu que l'Histoire des archipels est remplie d'expéditions militaires et de guerres aussi bien à Tahiti qu'aux Marquises, aux Tuamotu ou dans les autres îles. Les sacrifices humains y étaient courants. Le cannibalisme, s'il avait disparu des îles de la Société à l'époque de l'arrivée de Wallis, Bougainville et Cook, était réalité courante ailleurs ; les Marquises et les Tuamotu de l'Est jouissaient d'une réputation terrifiante et bien établie de « sauvagerie ». La vie humaine ne pesait pas lourd et la mort ne faisait pas peur. L'infanticide était très répandu, surtout chez les « arioi », groupes de joueurs, danseurs et comédiens. Le suicide n'était pas rare non plus. Dans la Mythologie et les légendes, l'Amour et la Mort sont bien présents et souvent liés. Si les navigateurs ont célébré les plaisirs d'Eros à Tahiti, les Polynésiens subissaient violemment le tragique de Thanatos.


 

[2] V. SEGALEN : Les Immémoriaux. Plon, pp.3 et 4.
[3] A. HANSON, op. cit., pp.38 à 45.
[4] Pr. BRUN à S.M.E.P. : Océanie. Lettre de novembre 1874.
[5] P. C. FOUQUE à Mgr T. Jaussen. Tuuhora (22-7-1856). Ar. SS.CC. 73, 7.
[6] P. I. OURSEL à Mgr T. Jaussen. Punaauia (8-1-1861). Ar. SS.CC. 62, 3.
[7] Gouverneur Girard au Ministre. Papeete (6-11-1872). F.O.M., Océanie. C 20, A 101.
[8] P. P. MAZE au T.R.P. (19-11-1937). Ar. SS.CC. 59, 1.
[9] S. RAAPOTO : La famille chrétienne. Ve'a, Notre Lien n°6, juin 1976.
[10] DE LA RICHERIE au Ministre (2-1-1863). F.O.M., Océanie. C 26, H 5.
[11] P. Q. FRITZEN au T.R.P. (6-1-1873). Ar. SS.CC. 62, 3. - P. P. MAZE au T.R.P. (15-12-1930). Ar. SS.CC. 59, 1 - P. F. LOUBAT à F. SOUDAIS (17-1-1857). Ar. SS.CC. 62, 3 - P. B. CASTANIE au T.R.P. (1-12-1894). Ar. SS.CC. 78, 1.
[12] S. RAAPOTO : La famille chrétienne. Ve'a, Notre Lien n°6, juin 1976.
[13] DU BOUZET au Ministre (30-9-1855). F.O.M., Océanie. C 13, A 71.

Européens et Chinois dans les îles

Les trois premiers Européens (« popaa ») se sont fixés en 1792 ; le premier convoi de travailleurs chinois (« tinito ») est arrivé en 1865. À travers les archipels, particulièrement aux Marquises et dans les îles hautes, divers déserteurs, baleiniers, convicts australiens échappés se sont installés discrètement sinon respectueusement. En 1841, l'autorisation temporaire des mariages entre Européens et Tahitiens engendra les « demis », de souche anglaise essentiellement. Il n'y aura jamais de colonie de peuplement systématique, comme en Nouvelle-Calédonie, dans les archipels polynésiens ; d'ailleurs le séjour des personnes non originaires des îles était réglementé jusqu'en 1977[14]. Il n'y a de peuplement européen important soit comme résidants soit comme encadrement temporaire que depuis l'implantation du C.E.P. en 1963. Par contre, après la fermeture du domaine d'Atimaono en 1873, les Chinois ont pris dès 1890 une importance socio-économique croissante. Enfin, si de nombreux navigateurs et marins faisaient escale à Tahiti sur les traces de Bougainville et de Cook à partir de 1770, le tourisme ne s'est vraiment développé qu'après l'ouverture de l'aéroport en 1961. Ces quelques repères soulignent la diversité des styles de présence européenne et assimilée en Polynésie.

Regardons quelques caractéristiques socio-culturelles des Européens et des Chinois avant d'aborder quelques aspects du mélange des races sous l'angle de la santé et du métissage.

Par rapport aux Maoris, Chinois et Européens sont des groupes « rapportés » ; leur insertion socio-économique dans la société actuelle est très proche et se situe dans le secteur tertiaire, plutôt commercial pour les Chinois, plutôt administratif pour les Européens. Ils utilisent de la même façon le système scolaire et la formation professionnelle. Les différences profondes se rencontrent dans le style de vie familiale, la sensibilité culturelle et artistique, l'origine.

Joseph Siu écrit à propos des Chinois : « Un point très important, propre à la communauté chinoise, concerne l'existence de règles régissant les rapports entre les membres d'une même famille et d'une communauté. Ces règles sont toujours vivaces et stables... Autrefois entièrement tournés vers l'avenir, les Chinois vivent actuellement dans le temps présent à l'image des Polynésiens qui ne prévoient généralement pas l'avenir. La mentalité de ces derniers évolue cependant, car la vie “au jour le jour” n'est pas convenable dans la vie moderne... La fermeture des écoles chinoises, la modification des mœurs et des coutumes permettent une intégration rapide des Chinois dans la société polynésienne. »[15]

Ce court extrait met bien en valeur les points majeurs du modèle chinois. La famille verticale, structurée autour des anciens de façon stable par des règles strictes et vivaces, est la clé de voûte de la vie sociale et culturelle. Tous les membres de la famille dès l'enfance y ont leur place et concourent à sa réussite, à sa prospérité. Un projet d'avenir soude les membres dans une réalisation commune. Avec le sens de la famille, la qualité du travail, l'utilisation efficace du temps, la prévision dans les affaires, la réussite dans les entreprises sont des qualités appréciées, même si les facilités de la consommation présente et l'attraction de la fonction publique «font prendre goût à une vie moins contraignante... afin de pouvoir profiter plus pleinement de l'existence». Mais ces fourmis industrieuses et patientes ne deviennent pas pour autant des cigales qui chantent.

Pour d'autres raisons que les Polynésiens, les Chinois ont une grande souplesse adaptative aux réalités; ils occupent vite les « créneaux » laissés vacants par les mutations économiques. Même si « une intégration rapide des Chinois dans la société polynésienne » se réalise actuellement, leur style original, leur réussite socio-économique font question depuis près d'un siècle en Polynésie pour les autres groupes ethniques, malgré leur discrétion et leur prudence. En quatre générations, de simples coolies hakkas ramasseurs de coton et coupeurs de canne à sucre sont devenus des hommes indispensables, voire des puissances avec qui il faut compter. Les Chinois s'adaptent aux circonstances, mais ils restent eux-mêmes, ne se laissant que difficilement assimiler.

Le monde européen est loin d'avoir l'homogénéité des Chinois ; histoire complexe, origine variée, statuts divers le caractérisent : vieilles familles anglaises et allemandes, retraités français et, depuis vingt ans, masse imposante de fonctionnaires civils et militaires présents pour quelques années seulement[16]. Les Européens sont sans unité profonde sur le plan sociologique ; les divers groupes ont tendance à constituer des castes assez closes dans un cloisonnement social quelque peu rigide, même si un certain nombre continuent la tradition des joyeux Français amateurs de fêtes et de bringue dans la ligne des marins de « l'Artémise ». Les 100 000 touristes annuels, américains principalement et demeurant en moyenne une semaine à Moorea et Bora-Bora surtout, complètent la diversité de cet univers « popaa ». Les Européens se tahitianisent individuellement ; ils ne s'implantent pas en groupe. L'attraction traditionnelle exercée par l'« american way of life » sur les Polynésiens ne s'en trouve pas diminuée. Déjà en 1908, le P. Amédée Nouailles perdu au fond des Tuamotu faisait remarquer que « malgré la surveillance de l'Administration, les idées en faveur de l'américanisme font leur chemin. Pour les indigènes, l'Américain c'est l'homme pratique, sérieux, l'homme de l'avenir. Toute action d'éclat est digne d'un Américain »[17].

Mais c'est le modèle socioculturel français qui, depuis 1842, imprime le plus fortement sa marque par l'Administration et l'École. Même si nous en connaissons bien les composantes, il est utile de souligner quelques traits frappants du style métropolitain dans ce chapitre consacré à la rencontre des cultures en Polynésie.

La liberté individuelle est la valeur-référence du comportement français ; c'est le sens premier de « liberté » dans la devise nationale. Les corollaires en sont multiples : promotion individuelle avec ses petites débrouillardises personnelles ; individualisme marqué avec protection farouche de ses acquis et de ses secrets ; relégation facile de tout le religieux à une pure affaire privée, la vie de Foi étant confinée à la conscience individuelle et « les curés à la sacristie » ; compétition individuelle et classements sont privilégiés dans le système scolaire... La solidarité collective se déforme aisément en égoïsme de groupes, en corporatismes. Le Français ne déteste pas une certaine originalité, mais tempérée par divers conformismes sociaux. Les « Droits de l'Homme et du Citoyen », si précieux pour tout Français, tournent autour de cette valeur-clé : la liberté de l'individu. Les passions de tous ordres s'échauffent très vite sur ce thème. La sensibilité nationale est beaucoup moins éveillée en ce qui regarde la liberté des divers groupements ; la liberté d'association a toujours été réglementée et contrôlée par l'Etat, en particulier la liberté religieuse[18]. Cela paraît un peu contradictoire et n'est pas sans étonner les étrangers, surtout le monde anglo-saxon où les « clubs » sont importants.

La rationalité intellectuelle est à la base de la vision française des choses et des hommes. La précision de l'analyse, la clarté du langage, la rigueur des classements, l'harmonie des constructions, la logique des raisonnements constituent des facettes appréciées de l'intelligence à la française. Sans aller jusqu'à déifier « La Raison » comme Robespierre le fit en 1793, il est naturel de se méfier « du cœur qui a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Cet esprit cartésien peut aisément amener à un dualisme manichéen qui pense par alternative ou opposition, à une logique binaire de oui ou non, d'inclusion ou d'exclusion. Au nom de la clarté rationnelle, de l'efficacité attendue on peut négliger ce qui n'est pas réductible à ces catégories. Le Français est un juriste renommé, un analyste précis mais qui a parfois du mal à voir la globalité, à intégrer l'intériorité, le culturel, le religieux dans l'unité vivante et évolutive qu'est l'Homme ; on finit par mieux connaître les maladies que le malade, le programme scolaire que l'enfant, les choses à faire que leur facteur. Une certaine dichotomie intellectuelle découpe en tranches incompatibles et absolues-un savoir où l'Homme est perdant.

La tension vers l'avenir, la marche vers le progrès, la promotion individuelle sont des moteurs puissants pour le Français même si la sécurité des divers Services Publics est fort appréciée. Prévoir, planifier, maîtriser le temps sont des données fondamentales de notre univers culturel scientifique et technique ; la recherche en est le moteur, le regard sur l'avenir en est la pointe, le chronomètre en est l'outil de base.

Les Assises régionales du Colloque national de la Recherche tenues à Papeete en octobre 1981 ont bien mis en lumière ces divers éléments. Mais les échanges ont bien montré aussi que, si la connaissance scientifique est universelle, il y a diversité culturelle pour l'exprimer ; la rationalité française n'est pas l'unique modèle et elle ne rend pas compte du tout de l'Homme ni de l'Univers dans son ensemble. Il y a comme un « messianisme français » qui peut être gênant et irriter les autres. D'autres manières de penser existent, d'autres comportements, d'autres styles de travail et d'organisation. L'inadaptation du système scolaire français aux Polynésiens, l'inadéquation de la formation professionnelle, la dualité culturelle reconnue et le bilinguisme officialisé sont quelques aspects graves du difficile choc culturel en Polynésie Française[19]. La connaissance vraie est universelle, l'Homme est un être humain partout et à travers ses diversités ; à Tahiti aussi « 2 + 2 = 4 ». Mais la langue française, comme les autres, est originale et la culture française est particulière, une manière spécifique d'être homme. Pour beaucoup de métropolitains c'est une prise de conscience récente et parfois difficile, tant la France était habituée à ce rôle, peu contesté jusqu'en 1945, d'être « le four où se cuit le pain de l'humanité ».[20]

Pour terminer ces aperçus sommaires qui n'ont pour but que de souligner et de faire comprendre quelques-unes des diversités de regards, de sensibilité culturelle des trois principales ethnies du Territoire, il est utile de s'interroger sur le choc en retour du Tahiti réel sur les européens. Consciemment ou non, le Français moyen éprouve un sentiment agréable à la perspective de venir en Polynésie. L'investissement affectif, lié à la magie poétique du vocable Tahiti, est évident, même si Bougainville lui-même a écrit « qu'il se trompait ». Telle est l'étrange destinée des mythes, même lorsque leur initiateur en dénonce l'imposture. Aussi, après avoir satisfait sa légitime curiosité, le « popaa » ne peut faire abstraction des contraintes de l'espace ilien ni du temps tropical pas plus que des Polynésiens ou des Chinois qu'il rencontre. Très vite, à moins de quelques rencontres vraies avec des résidants ou une volonté de découverte des richesses naturelles et culturelles locales, l'isolement insulaire, la monotonie des jours semblables engendrent ennui et même dépression. Une sorte de langueur physique s'installe accompagnée d'une certaine mélancolie nostalgique. Le corps médical connaît bien ce retour de bâton qui prend, plus qu'on ne le croit généralement, des proportions sérieuses de profonde fatigue voire de drames suicidaires. Autre est le passage du touriste venant conforter ses rêves de dépaysement, autre est le vécu quotidien du résidant; parler de Tahiti, écrire sur la Polynésie' n'est pas chose plus aisée que d'y vivre en vérité en prenant en compte la totalité du réel.


 

[14] Art. 72 du Statut du 12-7-1977 abrogeant le décret du 24-5-1932. - P. Y. TOULLELAN : Colons français en Polynésie orientale (1830-1914) in B.S.E.O. T. XVIII, n°221, décembre 1982, Papeete.
[15] J. SIU (18-9-1979) : Rapport au Comité économique et social de Papeete.
[16] Le contrat des militaires est de deux ans et celui des civils de trois ans.
[17] P. A. NOUAILLES au T.R.P. (24-7-1908). Ar. SS.CC. 59, 1.
[18] Ce sujet sera étudié en détail dans la 3è partie.
[19] Colloque national sur la Recherche et la Technologie Assises régionales de Polynésie Française (29, 30-10-1981), Papeete (O.R.S.T.O.M.), 222 pages.  - Voir annexe X : L'Homme et le Travail en Polynésie.
[20] Paul VI.

Maladies et dépopulation

La population actuelle de 150 000 habitants et l'importante démographie polynésienne ne laissent guère supposer les considérables variations subies par Tahiti et les îles par suite des contacts avec les marins européens depuis 1767. En 1774, Cook estimait la population de Tahiti à 204 000 personnes et Forster à 120 000 ; elle était descendue aux alentours de 8 000 en 1818, à 8 557 en 1851, à 8 074 en 1907, à 7 279 en 1911. L'effectif ne remonte qu'après 1930 pour exploser après 1962.[21]

« Les visites des Européens eurent des incidents démographiques... De par sa première visite, Cook contribua à répandre le mal vénérien, bien qu'il s'efforçait de soigner ceux qui en souffraient... La maladie se répandit partout avec insistance, devenant une des principales causes de l'extraordinaire dépopulation ayant affecté les îles de la Société. Mais le mal vénérien n'est pas le seul que nous leur ayions porté. On eût dit que notre haleine seule infectait l'air pur de ces îles ; car, à peine avions-nous passé dans l'une, que le peuple s'y trouvait, soudain, frappé de fièvres, de dysenteries et d'autres maux jusqu'alors inconnus, qui le moissonnaient avec une effrayante rapidité... » La dépopulation fut certaine et sévère.[22]

Très tôt et jusque dans un passé récent, cette conséquence imprévue et dramatique du mélange des races entre Polynésiens et Européens fut objet d'âpres controverses ; Anglais et Français s'accusaient férocement et les missionnaires catholiques servirent un temps de boucs émissaires d'un tel malheur[23]. Dans sa thèse sur le « fiu », le Docteur R. Virieu écrit, en citant Ch. A. Julien : « Le drame de l'Océanie - en plus du choc de deux cultures - consiste aussi dans sa dépopulation... Faut-il attribuer aux seuls Européens la responsabilité de tels ravages ? Il est incontestable que la diminution de la population est antérieure à leur arrivée. Guerres, cannibalisme, stérilité consentie... pratique systématique de l'infanticide concernant les filles... La civilisation polynésienne avait amorcé son déclin, mais l'intrusion des Blancs précipita la débâcle. L'Océanie fut envahie de brigands des mers, puis de marchands et, à leur suite, s'étendit un effrayant alcoolisme. Les maladies infectieuses des Européens agirent de façon encore plus destructive, surtout la syphilis... Trop de Blancs se montrèrent féroces par intérêt et par sadisme... La civilisation inscrit à son crédit l'œuvre humanitaire de missionnaires et de philanthropes, la lutte actuelle pour enrayer, non sans succès, la dépopulation, les recherches scientifiques. »[24]

De tels anéantissements de population par épidémies infectieuses ne doivent pas étonner dans des milieux neufs et en climat chaud et humide favorisant la prolifération microbienne. N'oublions pas que les microbes n'ont été découverts qu'à partir de 1862 par Pasteur, que les techniques de soins ne se sont perfectionnées qu'avec la guerre de 1914 ; la pénicilline, découverte en 1928 par Fleming, ne se généralisa, ainsi que les autres antibiotiques, qu'à partir de 1946. Notre époque connaît encore des cas d'épidémies foudroyantes ; tous ces faits expliquent les précautions sanitaires prises pour les transports aériens et maritimes. Si ce rappel évite tout anachronisme sur un sujet aussi grave, tout faux procès en responsabilité collective ou toute polémique idéologique surannée, cela n'empêche aucune lucidité sur les manques d'hygiène ou les débordements en tous genres.

Le témoignage de Wallis, publié en 1774, fournit un bon repère historique en même temps que la preuve du sérieux de ce problème des épidémies seulement six ans après le passage des premiers Européens.

« Nous quittâmes Otahiti sans un seul malade à bord. Aucun de nos marins n'y contracta de maladie vénérienne ; comme ils eurent commerce avec un grand nombre de femmes, il est bien probable qu'elle n'était pas encore répandue dans cette île. Cependant le capitaine Cook l'y trouva établie à son voyage sur l'“Endeavour” ; le “Dauphin”, la “Boudeuse” et l'“Étoile”, commandés par M. de Bougainville sont les seuls vaisseaux qui aient abordé avant Cook à Otahiti. C'est à Bougainville et à Cook, à l'Angleterre ou à la France, qu'il faut reprocher d'avoir infesté de cette peste terrible une race de peuple heureux »[25]. L'amiral Bergasse Dupetit-Thouars va jusqu'à écrire au Ministre de la Marine que « les Marquises ont été dégradées par la France ».[26]

Inutile d'insister sur la litanie monotone et grave des plaintes des Inspecteurs, Gouverneurs ou missionnaires sur la débauche généralisée, l'action néfaste des déserteurs et des « colons-rebut », sur les ravages de la syphilis, de la lèpre et de la tuberculose aggravés par un alcoolisme effréné, l'opium, le tabac et autres drogues. « La race maorie s'éteint au contact des Européens » constatait le Pasteur Brunei en 1897.[27]

Pendant près de cent soixante années, de 1768 aux environs de 1930, ce fut la conjonction de l'irruption de maladies apportées de l'extérieur et d'un « terrain » polynésien affaibli par ses pratiques mortelles, sa méconnaissance de l'hygiène domestique, son affaiblissement par l'ivrognerie généralisée, l'opium et la débauche sexuelle précoce. G. Cuzent, pharmacien de la Marine qui a séjourné à Tahiti de 1854 à 1858, a fait part de ses observations de professionnel sur ce sujet de la dépopulation en 1860. « Les causes, trop multiples, nous paraissent être : 

  1. 1.   les guerres acharnées qui, de 1767 à 1797, désolèrent l'île ;
  2. 2.   la lèpre dont une variété, l'éléphantiasis, affecte un certain nombre de vieillards ;
  3. 3.   les maladies de la peau produites par l'abus du kava, boisson qui détermina des désordres encore plus graves dans l'économie ;
  4. 4.   l'ivrognerie, devenue générale depuis l'introduction des liqueurs alcooliques ;[28]
  5. 5.   une débauche effrénée au sein de laquelle va s'étioler de plus en plus la génération actuelle ;
  6. 6.   la syphilis, à la suite de laquelle sont venus la scrofule et le rachitisme.

À ses causes, déjà puissantes, se joignent une foi aveugle à des traditions erronées et un emploi déplorable des remèdes indigènes que les guérisseurs appliquent sans discernement suffisant...

Une épidémie de rougeole sévit à Tahiti en 1850. Malgré la recommandation des médecins de la Marine, on voyait des indigènes atteints de la maladie... se baigner dans les rivières... À la fin de l'épidémie, on comptait 800 morts dans la population, tandis que les personnes qui avaient été traitées à l'hôpital en étaient sorties guéries.

Nous citerons comme très insalubres, la disposition des cases... près des marais... couvertes de pandanus... le pourtour se compose de branches de burao ... fichées en terre comme les barreaux d'une cage. Le sol n'est jonché que d'un peu d'herbe sèche... Pour dormir, l'indigène s'étend sur une natte enveloppée d'un coton ou de tapa... presque imperméable... ; aussi le tapa est chaud malgré sa légèreté... Pour se soustraire à la sueur, le dormeur le rejette. Saisi par la fraîcheur de la brise nocturne qui pénètre de tous côtés, il se voit atteint de rhumatismes aigus, de bronchites, de pleurésie, d'asthme, affections communes chez les Tahitiens. Parfois se développent des maladies plus graves de la poitrine qui, généralement négligées, ont trop souvent une terminaison rapide et fatale. »[29]

Diagnostic sans fioritures d'un spécialiste de la santé qui résume, au-delà des diverses querelles politiques ou idéologiques, une des phases les plus catastrophiques de l'histoire de Tahiti ; des phénomènes semblables et à peu près du même ordre se sont produits dans les autres archipels de la Polynésie. La dépopulation des Tuamotu-Gambier et des Marquises ne fut pas pire que celle de Tahiti. Nous verrons, dans la 3e partie, comment les missionnaires catholiques se sont situés au cœur d'une telle évolution à partir du 7 août 1834. À cette époque, Tahiti n'avait guère que 8 000 habitants, soit 7 % seulement de l'estimation basse de Forster en 1774, 16 % de l'évaluation des missionnaires de la L.M.S. en 1797 ; c'est dire la rapidité effrayante d'une dépopulation qui a été bien près de faire disparaître la race maohi de l'Océanie. Sur ce plan sanitaire, le mélange des races et le choc des civilisations fut d'une brutalité biologique proche de l'anéantissement.

Depuis surtout vingt ans, un effort considérable de recherche médicale, de soins par les hôpitaux et dispensaires, d'éducation et de prévention, d'évacuations sanitaires fort onéreuses, a été accompli par la Santé Publique et la Médecine Militaire. Les résultats sont remarquables. On comprend, après une histoire aussi dramatique, que la situation actuelle soit appréciée sans réserve par la population de la Polynésie.[30]


[21] Voir en annexe VIII les statistiques démographiques de 1774 à 1980.
[22] P. Th. DE DOCCKER - J.A. MOERENHOUT : Thèse de doctorat. Université libre de Bruxelles, octobre 1981, pp. 143-144. Citation de Moerenhout, op. cit. T. Il, p. 397.
[23] DE LA MOTTE-ROUGE à l'amiral de Valparaiso (février 1871). F.O.M., Océanie. C 89, A 92. - H. COR (12-1-1907), Conférence. Ar. SS.CC. 65. – Pr. BRUNEL, lettre du 16-10-1897 à S.M.E.P. D.E.F.A.P. Océanie.
[24] R. VIRIEU : Le Fiu, pp. 33 à 37, citant Ch. JULIEN : Histoire de l'Océanie. Que sais-je ? pp.39 à 43.
[25] J. HAWKESWORTH : Voyages autour du Monde. T. Il, Wallis 1767, p.162, Paris 1774.
[26] B. DUPETIT-THOUARS, rapport n°190 du 19-7-1880, F.O.M., Océanie. C 98, H 31.
[27] Voici quelques documents parmi beaucoup d'autres : Mgr VERDIER au T.R.P. (5-1-1900), Ar. SS.CC. 58,3. - P. P. MAZE (24-4-1926 ; 29-9-1934 au T.R.P., Ar. SS.CC. 59, 1. - P. G. EICH au T.R.P. (13-3-1893; 2-2-1894), Ar. SS.CC. 60, 7. - C. EYRIAUD au Ministre (26-1-1875). F.O.M., Océanie. C 20, A 101. - Dr LE BORGNE au Ministre, F.O.M., Océanie, mars 1871 C 89, A 92. - Gr PAPINAUD au Ministre (12-11-1894 et 8-6-1894), F.O.M., Océanie C 131, A 143. - Pr AHNNE (9-2-1894) à S.M.E.P., D.E.F.A.P. Océanie. - Pr BRUNEL (16-10-1897) à S.M.E.P., D.E.F.A.P. Océanie. - Gr PETIT au Ministre (12-4-1902). F.O.M., Océanie C 106, H 24. - Mgr MARTIN au T.R.P. (2-8-1904), Ar. SS.CC. 47, 2.
[28] DUPETIT-THOUARS le 20-9-1842, malgré la Reine Pomaré IV ; F.O.M., Océanie, C l, A II.
[29] G. CUZENT : Iles de la Société : Tahiti. Chap. xv : dépopulation. C. Thèze, Rochefort 1860.
[30] Sur toutes ces questions de santé, on consultera avec profit les Archives et les travaux de l'Institut de Recherches médicales « Louis-Malardé » à Papeete.

« Néo-Polynésiens et demis »

Actuellement la répartition ethnique de la Polynésie est très délicate à interpréter en raison des métissages de plus en plus nombreux : « les demis ». En plus de l'appartenance ethnique souple et mêlée, l'insertion socio-économique et les modèles culturels jouent un rôle important dans un monde en évolution aussi rapide qu'incertaine de son avenir. « Les Polynésiens sans métissage n'existent en fait pratiquement plus et le terme “maohi ou Polynésien” s'oppose à celui de “demi” parce que ce dernier terme s'applique aux métis très européanisés ou sinisés... La différence entre maori et demi reste subjective et est liée à des phénomènes psychologiques tels l'opposition sur le plan politique, “polynésien” s'opposant alors à tout ce qui est d'origine européenne. »[31]

« Le mélange des races fruit de l'histoire des navigateurs depuis 1595, le choc plus récent des cultures lié à l'évangélisation et à la colonisation, l'évolution démographique faite d'une dramatique dépopulation et d'une spectaculaire remontée : triplement en quarante ans, ces trois éléments étudiés précédemment font que la population actuelle de la Polynésie Française est différente de celle d'hier. Surtout à Tahiti avec une zone urbaine regroupant près des deux tiers de la population totale du Territoire, la question de l'identité ethnique et de la personnalité culturelle des résidants se pose fortement ; certains parlent de l'apparition de « néo-polynésiens ». Flora Devatine s'est efforcée d'éclairer ce sujet difficile.[32]

L'influence des missionnaires anglais arrivés en 1797 et la conversion des Pomaré au protestantisme, la présence française à partir de 1836, l'introduction des Chinois pour l'agriculture, l'installation du C.E.P. en 1964 avec son affiux de métropolitains au milieu d'une population polynésienne accueillante et attirée par les nouveautés, tout cela a entraîné l'existence de groupes divers et de nombreux métis : « les demis ». 

Avec ces métissages, la régression de la culture polynésienne commencée après le passage des premiers navigateurs allait s'accentuer. Les Polynésiens, très attirés par la civilisation européenne, se sont détournés peu à peu et souvent avec beaucoup de facilité de la leur propre. L'ambition a été d'atteindre le modèle européen... On constate qu'il n'y a pas vraiment une identité commune à tous les hommes nés en Polynésie... On ne peut donc pas parler d'une culture globale et spécifique à la Polynésie, vu l'amalgame des races et des façons de penser, mais plutôt d'une culture néo-polynésienne en cours d'élaboration... C'est en Europe, par les étudiants, que s'est effectuée la prise de conscience ; partis européens ou chinois, ils sont revenus polynésiens. Ils y ont découvert qu'ils étaient différents des autres, non pas parce qu'ils se sentaient différents - (ils se sentaient français) -, mais parce que dès leur arrivée on leur disait : “Tu es Tahitien, tu es différent de moi...” Ils étaient interrogés sur eux-mêmes, sur leur langue, sur leur culture, leur pays. Ils s'apercevaient qu'ils ne savaient rien, qu'ils n'étaient rien : ni Français, ce qu'ils croyaient être, ni Polynésiens, ce qu'ils n'avaient jamais pensé d'être.

Paradoxalement, au lieu de fixer la culture, l'écriture a contribué à sa disparition car, dans l'ancien temps, les préposés à la garde du savoir, des traditions, les apprenaient par cœur... Depuis l'apprentissage de l'écriture, ils consignaient ce qu'ils savaient sur des cahiers qui, pour la plupart, ont pourri, ont été jetés, se sont perdus...

Les habitants des îles ont une conscience diffuse de leur marginalité. Ils savent inconsciemment que c'est à la ville que s'élabore le progrès. Ils ne veulent pas que leurs enfants soient comme eux, des marginaux...

Certaines Églises ont pris conscience de cette situation. L'un des buts de l'Association œcuménique « Tenete » est justement de conserver le passé traditionnel. Mais cela doit aller plus loin ; pasteurs et prêtres sont, par la confiance dont ils jouissent auprès de la population, les mieux placés pour faire éclore ou du moins pour provoquer le renouveau culturel. Les paroisses sont devenues le réceptacle de la culture et elles constituent le cadre le plus propice à la renaissance culturelle... Mais l'École doit être, par définition, le lieu privilégié de la transmission de la culture... La connaissance du passé est vitale pour affronter le futur et assurer la continuité...

Une lutte feutrée met actuellement aux prises deux civilisations : l'européenne et la polynésienne. Préserver la culture polynésienne est très difficile, car la population très mêlée pense, selon le cas, européen, “demi”, chinois, polynésien... Dans quelle mesure le retour aux sources serait-il possible au sein d'une population aussi composite ? »

Lucide réflexion, pertinentes interrogations sur une situation complexe de mutation sans doute trop rapide ; les divers groupes ne partent pas de la même ligne de départ, ils sont loin d'arriver ensemble dans cette course à la vie. Le rythme polynésien n'est pas le rythme européen. La maîtrise et le vécu concret du temps sont divergents entre les principaux groupes ethniques. L'impossible retour au passé d'une population maohi qui a failli disparaître par son tragique dépeuplement serait une « marginalisation » suicidaire ; la course actuelle, sans maîtrise socio-économique d'un progrès artificiel importé, fait de la Polynésie un pays non développé quoique sur-équipé. Grave question sur un réveil culturel océanien qui s'accompagne d'un « besoin de souffler, de prendre le temps de vivre, de se retrouver, de faire le point, avant de repartir à son rythme et tous ensemble ». Dans nos îles, comme peut-être ailleurs, le rythme et la vitesse l'ont emporté sur la durée ; le temps des choses à faire n'est plus le temps des hommes, le temps technique du renouvellement rapide des matériels ne correspond plus au temps socio-politique de la société humaine: la vie est éclatée.

Mais convient-il de parler d'une « culture néo-polynésienne » ou d'un biculturalisme français et maohi à construire ? Un certain nombre de personnes se posent la question. Les deux sensibilités, les deux civilisations sont si différentes qu'elles paraissent plus complémentaires qu'opposées. Au lieu de se sentir « entre deux chaises », tiraillé entre trois ou deux mondes, bref un « demi », le « néo-polynésien qui se construit » ne serait-il pas plus épanoui et ennobli d'être double par la maîtrise des trois cultures s'enrichissant de leurs apports additionnels : maohi, chinois et français ? Divers exemples montrent qu'un tel bilinguisme, voire trilinguisme culturel n'est pas impossible et qu'il est très fructueux. Il faut remarquer que ce sont plus des polynésiens qui le réalisent que des métropolitains, hors les missionnaires, ce qui est dommage et dangereux pour une profonde et vraie vie ensemble dans le respect mutuel. Peut-on envisager qu'à l'exemple d'autres nations et par un esprit nouveau d'accueil des différences, les hommes vivant en Polynésie, « acceptant leurs origines complexes, trouvent une vraie fierté d'être métis »[33] ?

Les remarques qui précèdent nous entraînent à regarder l'avenir ; ce sera l'objet de la dernière partie. Cette première étape, bien rapide et sans doute trop dense, se proposait de situer aussi précisément que possible, le contexte géographique, historique et humain dans lequel s'est déroulée l'évangélisation des missionnaires catholiques arrivés aux Gambier le 7 août 1834. Ils ont mis du temps à prendre la mesure de l'immensité océanique et de la multiplicité des îles constituant leur champ d'apostolat. Ils s'inséraient dans une histoire déjà ancienne d'audacieux navigateurs de pays concurrents. Ils n'étaient pas les seuls missionnaires venus au nom de l'Évangile : les anglais de la London Missionnary Society les avaient précédés depuis le 5 mars 1797 à Tahiti ; les mormons américains de Salt Lake City arriveront en 1844. D'autres suivront. Les îles polynésiennes quelque peu perdues au bout du monde loin de tout continent, allaient peu à peu devenir un carrefour et un centre de rayonnement. Après les navigateurs en quête de la « terre australe inconnue » et grâce à leurs passionnants « Voyages autour du Monde », des cœurs chrétiens allaient s'éveiller à l'appel des îles lointaines.


[31] I.N.S.E.E. - Résultats du recensement de la population de la Polynésie Française (29-4-1977). Études, 35 : répartition ethnique.
[32] F. DEVATlNE : Conservation du patrimoine culturel et développement des cultures océaniennes. Société des Études océaniennes, mars 1979.
- R. J. DEVATINE, in revue Cadrans n°1 : Natalité à Tahiti 1956-66-76 ; et n°2 : Mortalité à Tahiti 1956- 66-76. - Polytram, Papeete 1979 et 1982. Les diverses ethnies n'évoluent pas au même rythme ; il y a dilution par métissage.
[33] P. MOORTGAT : Compte rendu du n°2 : Cadrans. R. J. Devatine, Papeete 1982, in B.S.E.O., n°220. XVIII, septembre 1982, pp.1155-1156.

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