Tahiti 1834-1984 - Chap. II

 

PREMIÈRE PARTIE

TERRES MINUSCULES, MER IMMENSE, HOMMES DISPERSÉS

 

 [pp.33-107]

 


 

Chapitre 2

Navigateurs audacieux

[pp.49-66]

 

Les hauts pointements volcaniques des îles ont été situés dans l'immensité profonde de l'Océan Pacifique. Les trois chapitres qui viennent nous lancent, à travers le temps, sur les traces des hommes disparates et étonnants qui l'ont sillonné, peuplé et s'y sont rencontrés, voire affrontés à diverses époques[1].


[1] - B. DANIELSSON : Le Mémorial Polynésien. Collection Ph. Mazellier, 6 t. Hibiscus éditions, Papeete 1978, spécialement tomes 1 et 2.

- L. JORE : L'Océan Pacifique au temps de la Restauration et de la Monarchie de juillet (1815-1848), 2 t. Besson et Chantemerle, Paris 1959.
- G. KLING : Tahiti. Guide bleu illustré. Hachette, Paris 1971.
- M. LERICHE - J. DUPUY : La Polynésie Française des origines à nos jours. Service de l'Enseignement territorial.
- J.A. MOERENHOUT : Voyages aux Iles du Grand Océan, 2 t. Arthus Bertrand, Paris 1837.
- P. O'REILLY : Tahitiens. Société des Océanistes n°36, Paris 1975.
- P. O'REILLY - E. REITMAN: Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie Française. Société des Océanistes n°14. Musée de l'Homme, Paris 1967. Chap. VIII : Histoire, pp.559 à 751, n°6245 à 8399.
- O.R.S.T.O.M. : Atlas de Nouvelle-Calédonie, Paris 1981.
- P. REY-LESCURE : Abrégé d'Histoire de Tahiti et des archipels de la Polynésie Française. Klima-Papeete 1970.

Des profondeurs de l'Asie

Voici environ 40 000 ans, au paléolithique supérieur où la terre se réchauffait progressivement de la dernière glaciation de Günz qui avait fait baisser le niveau des océans de 80 à 100 m par rapport à la hauteur actuelle, une population noire et nomade commence à peupler les Philippines, la Papouasie-Nouvelle Guinée et l'Australie d'aujourd'hui. Les 180 000 Aborigènes d'Australie en sont les descendants contemporains[2]. À cette époque reculée, les terres étaient proches, la faune et la flore abondantes, les déserts inexistants ; il n'y avait que de simples bras de mer à franchir pour passer du Sud-Est asiatique, berceau désormais assuré de ces premiers Océaniens, aux diverses terres de l'Océanie occidentale.

Ce n'est que vers -4 000 à -3 000 avant J.-C. que d'autres groupes, venant du secteur des îles Salomon, s'élancèrent, grâce à leurs remarquables pirogues, à la conquête des îles océaniennes de la zone inter-tropicale.


[2] Voir Revue 30 Jours n°8, septembre 1982, pp.28 à 43.

Polynésiens entreprenants

« Le peuple aventurier de la pirogue » était né[3]. L'absence de terres importantes à mettre en valeur dans ce qui deviendra le « triangle polynésien », hormis la Nouvelle-Zélande, explique le développement progressif d'une civilisation maritime à base de navigation et de pêche, complétée par une agriculture de subsistance rudimentaire à base de cocotiers, arbres à pain ou cochons et chiens apportés avec eux. Les pirogues étaient de divers modèles : pirogues simples à unique balancier, pirogues en bois cousu et calfaté, pirogues à coque double et pontée, vrais navires de 20 à 30 mètres de long capables d'affronter les longues distances et la haute mer en transportant plusieurs dizaines de personnes avec vivres et bagages. La navigation se faisait aux étoiles dont les constellations et le positionnement par rapport aux îles fut assez bien maîtrisé.[4]

Ne trouvant que des pierres et du corail, des coquillages et des plantes sur les îles, en l'absence de tout métal, les Polynésiens ont travaillé avec une grande ingéniosité la pierre, l'os, la nacre, le bambou, le bois ou les feuilles. Herminettes innombrables, pilons variés, hameçons, tressages de feuilles de pandanus et de cocotier, tissus de tapa (écorce végétale), harpons, lances, casse-tête, plats ... en sont les témoins parlants. Les habitations (fare) étaient simples: toits de feuilles tressées ou superposées, murs à claire-voie de bambous juxtaposés et sol battu ou empierré couvert de nattes. La cuisine se faisait, comme dans toute l'Océanie, au four creusé dans la terre et rempli de pierres chauffées au feu de bois. L'économie était inexistante, la prévision inconnue, hormis parfois, pour le uru (fruit de l'arbre à pain) entreposé dans des silos creusés dans la terre. C'était une économie collective de subsistance au jour le jour où « demain a souci de lui-même ».

Pour quelles raisons, à 5 000 ou 6 000 ans de nous, ces groupes austronésiens s'égaillèrent-ils, qui vers l'Océan Indien et Madagascar, qui vers la mer de Chine et Taïwan, qui à travers la Polynésie ? P.H. Buck fait appel à la « pression des peuples mongoloïdes se déversant » sur le continent asiatique ;[5] on ne peut exclure aussi la surpopulation ou les guerres entre groupes dans ces peuples ardents et farouches batailleurs.[6] Par contre, même s'il faut souligner que cette migration des Polynésiens est une des plus grandes aventures maritimes parmi les hommes, il semble exclu qu'elle ait mis en mouvement, au même moment, d'importantes populations ; quelques pirogues pontées suffisent à assurer la souche génétique pour peupler une île. De plus, la colonisation du « triangle polynésien » s'est déroulée très progressivement sur deux millénaires.

À partir de la région indo-malaise où l'on trouve des analogies culturelles et des similitudes linguistiques, les Salomon offrent des sites archéologiques remontant à -3 000 avant J.-C. Les îles Tonga ont été visitées en -1 000 et les Samoa en -100 avant J.-C. De là, les pirogues nous conduisent aux îles Marquises en 400 après J.-C. ; les îles de la Société ont peut-être été touchées à ce moment. À partir des Marquises, autour des années 800 à 900 de notre ère, les Polynésiens vont remonter jusqu'aux îles Hawaii, peupler l'île de Pâques et atteindre les îles Cook. À cette époque, Raiatea, l'île au Grand « marae » sacré[7], acquiert une importance particulière. Enfin, aux environs de l'an 1 000, les maoris arrivent en Nouvelle-Zélande, pointe Sud-Ouest de l'immense « triangle » qu'ils ont mis 2 000 ans à peupler entièrement, colonisant avec une réussite qui étonnera les navigateurs européens venus quelques siècles plus tard, toutes les îles habitables de cette étendue maritime démesurée.

Les partisans du peuplement de la Polynésie à partir de l'Amérique s'appuyèrent essentiellement sur les données géographiques de l'hémisphère : alizé portant et régulier souillant du Sud-Est, direction générale des courants marins remontant la côte de l'Amérique du Sud et se dirigeant vers l'Ouest au Sud de l'Équateur. Sur ces bases, Thor Heyerdahl avec quatre autres Norvégiens et un Suédois : Bengt Danielsson, monte la célèbre expédition du Kon Tiki. Le radeau de 7,4 m sur 4,5 m, réalisé avec neuf troncs de balsa, quitta Callao le 28 avril 1947 et s'échoua sur les récifs de Raroia aux Tuamotu le 7 août ; belle aventure humaine qui ne démontra pas que les Polynésiens soient des Pré-Colombiens, mais qui prouva que d'autres embarcations, au cours des temps, aient pu aussi aboutir en Polynésie, comme les Polynésiens avaient fait l'inverse en allant peupler l'île de Pâques en venant de l'Ouest ; Eric de Bisschop en 1956 et d'autres navigateurs en firent autant.


[3] J.B. NEYRET : Les Pirogues océaniennes. Musée de la Marine, Paris 1977.
[4] Voir les salles spécialisées du Musée de Tahiti et des Iles de Punaauia.
[5] P. BUCK : Les migrations des Polynésiens. Payot, Paris 1952, p.35.
[6] R. VIRIEU : Le Fiu. Thèse de doctorat. Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Nice 1981, p.19.
[7] Marae : temple en plein air des anciens Polynésiens.

Terre Australe inconnue et convoitée

Depuis les temps antiques, des géographes imaginaient l'existence d'un continent austral pour équilibrer la masse considérable de l'Eurasie. Les cartes du XVIe siècle portent, en leur partie inférieure, une immense zone baptisée « Terra Australis nondum cognita » (Terre Australe non encore connue). Ce continent mystérieux, situé quelque part dans les « mers du Sud », est considéré comme certain ; sa découverte excitera les imaginations autant que les convoitises. Sa recherche passionnée sera le grand moteur des expéditions maritimes qui vont se développer du XVIe au XVIIIe siècles. La course aux hypothétiques richesses des Terres Australes sera la principale motivation jusqu'en 1775. Après, les reconnaissances géographiques, la connaissance des habitants, l'établissement des cartes seront l'objet essentiel des explorations. C'est James Cook qui mit fin, lors de son second voyage de 1772 à 1775 au mythe de la Terre Australe telle qu'on l'imaginait depuis deux siècles.

Les pages qui suivent n'ont pas la prétention d'être une histoire complète et détaillée ; elles se proposent de fournir les repères essentiels pour comprendre la vie en Église dans la terre polynésienne. La chronologie détaillée et comparative, tant civile que religieuse, est fournie dans les tableaux des annexes II et III qui recouvrent la période de 1513 à 1983. Ils situent en même temps la Polynésie dans l'ensemble du monde. Ils constituent la colonne vertébrale de cet ouvrage ; ils sont complétés par les listes chronologiques des personnels.

Le Pacifique est entré dans le courant mondial avec la sortie des Européens de l'époque des « mers fermées ». Ce fut le Gouverneur espagnol Balboa qui découvrit, le 25 septembre 1513 à partir du Panama, cette vaste étendue marine. Le 28 novembre 1520, le Portugais Magellan, après avoir trouvé au Sud de l'Amérique le détroit qui porte son nom depuis, s'engage avec le « Trinidad », le « Concepcion » et le « Victoria » sur une mer inconnue et si calme ce jour-là qu'il l'appelle, sans doute un peu vite : Océan Pacifique. Le 24 janvier 1521, c'est la découverte du misérable et décevant atoll inhabité de Puka-Puka aux Tuamotu, puis de celui de Flint, dans les « îles de la Ligne », avant d'arriver aux îles de Guam et de Rota, aux Mariannes, le 6 mars 1521. Saavedra reconnut les Marshall et la Papouasie en 1527 et Villalobos les Carolines en 1543. Alvaro de Mendana, après être passé entre les Marquises et les Tuamotu sans les voir, atterrit en 1567 au Tuvalu (îles Ellice) et aux Salomons où les contacts furent très agressifs.

En 1595, Mendana qui ambitionnait le Gouvernement de la Terre Australe, repart en campagne avec Fernandez de Quiros ; sur les quatre petits navires sont entassés 378 personnes, les futurs « colons », dont une centaine ramassés dans les prisons, les volontaires ayant fait défaut. Le 21 juillet, l'expédition arrive en vue de Fatuiva, la plus méridionale des Marquises. Si le premier accueil par les hommes au tatouage bleu est amical, leur sans-gêne et leurs vols gâtent rapidement les relations qui se terminent au canon et au mousquet. Après dix jours de ravitaillement, de découvertes nulles, de méfiance armée mais aussi de relations intimes avec les femmes vite apprivoisées et trouvées jolies, Mendana repart de Vaitahu en laissant, parmi la population, 200 morts, la syphilis et un nom pour l'avenir : las Islas Marquesas de Don Garcia Hurtado de Mendoza de Cafiete, en l'honneur de la femme du Vice-Roi du Pérou ; cette grandiose dénomination fut abrégée en Iles Marquises. Ce premier contact, telle une ouverture synthétique esquissant les thèmes de l'œuvre musicale, préfigure les graves ambiguïtés et les difficultés des futures rencontres entre Polynésiens et Européens. Le voyage de Quiros en 1606 termine cette première phase espagnole. En février, il remonte les Tuamotu à partir de Marutea avec un arrêt de deux jours à Hao, avant de découvrir le Vanuatu (ex Nouvelles-Hébrides) pris pour la Terre Australe et baptisé : Australia dei Espiritu Santo.

En 1616, les Hollandais Le Maire et Schouten, après avoir trouvé le passage au Cap Horn, traversent les Tuamotu par Takaroa, Takapoto, Manihi et Rangiroa. Ils s'arrêtent aux Tonga et à Futuna et Alofi sur la route de Java. Tasman trouve la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande en 1642, Tonga et Fidji en 1643. C'est le 5 avril 1722 que Roggeveen découvre l'île de Pâques dont les gigantesques statues l'étonnent et où il y massacre une douzaine de Pascuans. Un de ses trois navires fait naufrage en essuyant une tempête dans les Tuamotu. En juin, Makatea, Bora-Bora et Maupiti sont observées sur la route des Samoa. Pas plus que Mendana, les Hollandais n'étaient avares des coups de mousquet pour inspirer le respect.

À cette époque, en 1756, Charles de Brosses, Président du Parlement de Dijon écrivit sa remarquable « Histoire des navigations aux Terres Australes ». Il y récapitule les découvertes réalisées depuis cent cinquante ans. Il y donne des conseils aux navigateurs tels que « faire un usage bien sobre des armes à feu, de ménager les cocotiers et les âmes ». Il choisit le nom de Polynésie pour désigner le Sud du Pacifique à cause de « la multiplicité des îles » de cette région.

La période de 1765 à 1838 sera décisive pour les archipels polynésiens et scellera leur destin. Anglais et Français entrent en compétition. Tahiti prendra la place de la Terre Australe dans l'imagination collective.

En 1763, le Traité de Paris fait perdre à la France le Canada et les Indes ; la rivalité avec l'Angleterre devient économique et géographique. Pour conquérir la Terre Australe inexplorée, il fallait d'abord s'assurer la maîtrise des Falkland ; Bougainville le réalise dès 1763 en fondant aux « Malouines » une colonie avec des Acadiens français rapatriés du Canada. John Byron y plante l'Union Jack l'année suivante dans l'ignorance de la présence des Français. Poursuivant son périple autour du monde, Byron passe par Napuka, Tepoto et Takaroa en juin 1765, les deux premières nommées « îles du désappointement » en raison de la forte houle et de l'hostilité des habitants.

1767 voit la découverte de Tahiti par Samuel Wallis à bord du « Dolphin ». Les 17 et 18 juin le navire longe Mehetia pour se présenter au Sud de la presqu'île de Taiarapu le 19 juin où il est accueilli par des milliers de Tahitiens sur des pirogues. Le « Dolphin » remonte lentement la côte Ouest à la recherche d'une baie pour se ravitailler, puis revient sur ses pas pour essayer de se réapprovisionner en eau douce du côté de Tiarei. L'agressivité des nombreux Tahitiens amène les premiers morts. Enfin le navire s'échoue dans la baie de Matavai le 23 juin. Le lendemain, 500 pirogues et 4 000 Tahitiens essaient de s'emparer du « Dolphin » ; les canons bourrés de mitraille les dispersent en faisant de nombreux morts et blessés. Le calme revenu, Wallis prend possession de « Otaheiti » en la nommant île du Roi Georges III.Un second retour offensif sera maté par trois heures de canonade et la destruction des pirogues. La soumission est alors totale. Plus que l'eau fraîche et les provisions de toute sorte, les vahine font les délices des marins anglais qui paient avec des clous en fer, cadeau le plus apprécié des Polynésiens. Après un mois d'heureux séjour, c'est le départ le 27 juillet, en longeant Moorea et Maiao sans y débarquer. Pendant ce temps, Philip Carteret découvre Pitcairn puis Tematagi, Nukutepipi et Anuanurunga dans les Tuamotu du Sud.

Le 2 avril 1768, Louis-Antoine de Bougainville à bord de « La Boudeuse » accompagnée de « L'Étoile », arrive à son tour en vue de la presqu'île de Taiarapu. Le 6, il atterrit dans « le détestable mouillage » de Hitiaa ; il en repartira le 15, après avoir failli être drossé sur le récif et perdu six ancres. Hormis quelques coups de feu qui feront deux morts parmi les indigènes qui cherchaient à voler, ces neuf jours à terre furent si « paradisiaques » que Bougainville nomma Tahiti la « Nouvelle-Cythère », après en avoir pris possession au nom de Louis XV le 12 avril ; il ignorait le passage de Wallis l'année précédente. Un mois avant, il avait annexé Hao sous le nom de l'île de la Harpe. Cet heureux voyage d'exploration des Terres Australes le consolait d'avoir dû restituer au roi d'Espagne, le 1er avril 1767, la colonie de Port-Saint-Louis aux Malouines où 135 Acadiens français vivaient depuis trois ans. Le séjour de Bougainville à Tahiti et ses conséquences toujours actuelles seront analysés dans le chapitre suivant.

C'est le 13 avril 1769 que le célèbre James Cook arrive à Tahiti en baie de Matavai à bord de l’« Endeavour ». En plus de l'exploration de l'introuvable continent austral, il a pour mission d'observer le passage de Vénus devant le Soleil le 3 juin suivant. Il installe son observatoire principal protégé par des fortifications, sur la langue de sable à l'embouchure extrême de la rivière ; l'emplacement porte désormais le nom de Pointe Vénus. Par sécurité, il construit deux autres postes d'observation sur des ilôts bien isolés, l'un à Mahaena et l'autre à Moorea. Cook, accompagné de divers savants, profite de ce long séjour pour faire le tour de Tahiti afin d'en établir une première carte, visiter Raiatea et les Iles-sous-le-Vent, parcourir le Pacifique vers le Sud à la recherche de la Terre Australe. En plus de ses qualités de marin, Cook se révèle un grand explorateur à la fois curieux et persévérant. Il quittera Tahiti le 13 juillet après trois mois de séjour.

Au cours de son second voyage - 9 avril 1772 au 29 juillet 1775 - où il navigua le plus au Sud possible et constata que la Terre Australe ne pouvait être que le continent antarctique, Cook revint à Tahiti du 17 août au 1 er septembre 1773, puis du 21 avril au 14 mai 1774. Durant ce dernier séjour, il assiste aux préparatifs de guerre des chefs de Punaauia et de Paea avec Tu, le futur Pomare l, contre Moorea (Eimeo). 330 pirogues de guerre portant 68 000 guerriers sont dénombrées. Par extrapolation, il estime la population de Tahiti à 204 000 habitants ; Forster l'apprécie à 120 000. De toutes façons, l'île était très peuplée à l'arrivée des premiers navigateurs européens.

À son troisième voyage, Cook s'arrête à Tahiti du 12 août au 29 septembre 1777. Tu l'invita à participer aux sacrifices humains préparatoires aux combats prévus à Moorea. Le capitaine visita cette île en laissant son nom à une baie célèbre, puis les Iles-sous-le-Vent qu'il quitta le 8 décembre vers les îles Sandwich (Hawaii) où Cook devait périr tragiquement en 1779.

Ces divers voyages ne pouvaient laisser insensibles les Espagnols qui redoutaient une colonie anglaise ou française dans leurs eaux et près de la Terre Australe convoitée. Aussi, le Vice-Roi du Pérou envoie, sur ordre de Madrid, le capitaine Boenechea sur l’« Aguila » afin de prendre possession de Tahiti ; ce qui est fait en novembre 1772 à Tautira sous le nom de Isla de Amat. Comme Bougainville et Cook, Boenechea emmène lui aussi des jeunes Tahitiens pour les former à Lima. Le 27 novembre 1774, après deux visites de Cook qui avait réchauffé l'estime des Tahitiens pour les Anglais, Boenechea est de retour à Tautira dans le but d'installer une Mission permanente avec deux franciscains, aidés des deux Tahitiens ramenés de Lima, d'un matelot et d'un soldat. L'impréparation évidente, la froideur et la peur des Espagnols, sauf Maxime Rodriguez, vouent cet essai à l'échec. Tous sont rembarqués, à leur demande, le 12 novembre 1775 par Langara.

Les implantations missionnaires font l'objet de la seconde partie.

Avec Boenechea et Cook s'achève l'ère des hardis navigateurs partis à la conquête de la Terre Australe, reconnue comme constitué d'une multitude d'îles d'un côté et d'un continent de glace vers le pôle Sud. L'époque des aventuriers et des rivalités coloniales va succéder à celle des explorateurs. 

Aventuriers, convicts et baleiniers

Il est facile de concevoir que la recherche de la mythique et fabuleuse Terre Australe ne mit pas en route que les seuls navires officiels des Gouvernements et les bateaux marchands des grandes compagnies. Corsaires, contrebandiers, pirates, aventuriers, négriers, déserteurs ou mutins sillonnent le Pacifique en chasse de butin ou de bons coups à porter aux navires des autres nations. Les corsaires anglais, tel F. Drake, se faisaient la main contre les galions espagnols à partir des Galapagos. Les contrebandiers français de Saint-Malo, au début du XVIIIe siècle, se rendent célèbres et font fortune en trafiquant avec la côte Ouest de l'Amérique du Sud. D'autres, plus audacieux, organisent un fructueux trafic entre la Chine, le Pérou et le Chili. Ce commerce est si profitable que l'on dénombre, de 1695 à 1726, 168 bateaux français sur ce circuit France, Amérique latine et Chine, réalisant en même temps des exploits de navigation ; le « Grand-Dauphin » de Saint-Malo boucle le tour du monde d'Est en Ouest du 17 janvier 1711 au 28 juillet 1713 ; la « Comtesse-de-Pontchartrin » réalise le même exploit d'Ouest en Est de 1714 à 1717 à partir aussi de Saint-Malo.

Dès que l'Océan Pacifique fut mieux connu, surtout grâce à Cook, les baleiniers européens et américains se mirent en chasse des cétacés dès les années 1789. La France étant occupée par la Révolution et les guerres de Napoléon jusqu'en 1816, la concurrence est surtout vive entre Américains et Anglais. Il faut attendre 1830 pour que les baleiniers français retrouvent une place honorable dans le Pacifique. La pêche à la baleine, sur le point d'être totalement prohibée pour sauver les derniers cétacés et actuellement très industrialisée à bord de navires-usine, était alors une aventure héroïque et inhumaine. La chasse se faisait à partir de baleinières ou de pirogues d'où les hommes lançaient les harpons à la main. Les réactions des baleines étaient redoutables. La remontée, le découpage, la préparation de l'huile et autres produits était difficile, Les salaires des marins et des pêcheurs, liés à une part fixe du bénéfice, étaient faibles et fort injustes. Aussi, selon Dumont d'Urville, « la plupart sont des vauriens, des escrocs, des repris de justice, des pervers... de toutes nationalités et de toutes races qui s'embarquent pour fuir et pour oublier... Pour les pays pourvoyeurs, le système est excellent et bien meilleur marché que la déportation dans une colonie pénitentiaire d'Outre-Mer. Mais pour ceux qui le subissent, c'est-à-dire les peuples du Pacifique, ces débarquements massifs et ces séjours prolongés de matelots brutaux, bagarreurs, ivrognes, vicieux et malades constitue une catastrophe majeure qui relègue les tueries occasionnelles des découvreurs... au rang de simples incidents de parcours »[8]. Les terres permettant les relâches nécessaires pour se ravitailler, faire de l'eau, se réapprovisionner en bois pour les chaudières ne peuvent être que les îles hautes ; Hawaii, les îles de la Société sont appréciées pour cela et leurs femmes accueillantes. Les Marquises ou les Gambier seront des escales secondaires en raison de leurs populations cannibales, de guerres fréquentes, sans compter les mouillages peu sûrs.

Les excès permanents des baleiniers, véritables sauvages blancs « sans foi ni loi » défiant les chefs locaux et toutes autorités, amènent la France et l'Angleterre à établir des consulats dans le Pacifique et à y faire patrouiller leur marine de guerre. « Tous les ports offrent l'image du désordre et de la licence la plus effrénée, les querelles sont nombreuses... La protection de notre Gouvernement est devenue un des plus pressants besoins de la pêche de la baleine dans l'Océan Pacifique et particulièrement dans la Polynésie... La protection utile à accorder peut être exercée, soit par des consuls, soit par des bâtiments de guerre... Je regarde comme très utile que les deux moyens soient employés en même temps... L'établissement des consuls est indispensable à Honoloulou, aux îles Sandwich et à Papeïti, dans l'île d'O-Taïti », écrit Dupetit-Thouars aux alentours de 1835 au Ministre de la Marine[9]. Anglais et Américains arrivent aux mêmes conclusions ; aux excès des baleiniers s'ajouteront les conflits entre Marines nationales, Consuls et missionnaires.

Aux trafiquants et aux baleiniers s'ajoutent, dès la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, divers déserteurs, mutins ou convicts échappés qui s'efforcent de se faire oublier dans les îles ou les vallées les plus reculées. Il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne a établi, dès 1788, la première colonie pénitentiaire du Pacifique à Port-Jackson qui deviendra Sydney. Les mutins les plus célèbres - on a tourné deux films sur leur aventure - furent ceux de la « Bounty ». Le 28 octobre 1788, William Bligh, ancien compagnon de Cook, jette l'ancre en baie de Matavai ; sa mission est de rapporter pour les Antilles des centaines de plants d'arbre à pain. La récolte est bonne ; la vie avec les Tahitiens agréable. Cinq mois de vie joyeuse relâche le moral. Trois marins désertent avec armes et bagages. Le 4 avril 1789 c'est le départ pour Tonga ; la mutinerie, conduite par Christian Fletcher, a lieu dans cette zone le 28 avril ; 24 marins abandonnent Bligh et 18 compagnons sur une chaloupe. Les mutins essaient de s'installer sans succès à Tubuai. Ils reviennent à Tahiti pour se ravitailler ; 16 décident d'y rester, ils y participent à diverses guerres locales. Les autres partent avec le « Bounty » et des vahine à la recherche d'une île ; ils touchent Pitcairn le 15 janvier 1790. La « Pandora » vient récupérer les mutins en 1791 et Bligh revient en avril 1792 chercher de nouveaux « uru ». Cette même année, trois marins anglais, naufragés de la « Mathilda » s'installent à Tahiti ; ils sont les premiers « popaa » (blancs) à s'y fixer. En 1838, D. Desvault signalait la présence de déserteurs aux Marquises[10] ; dès 1804, Krusenstern en avait rencontré à Nuku-Hiva.

Vers 1860, un nouveau péril menaça les îles de la Polynésie : les razzias des négriers du Pérou[11]. Plus ou moins d'accord avec les autorités péruviennes, le « Serpiente-Marina », le « Guillermo », le « Cora » et autres bateaux sillonnèrent la Polynésie à la recherche d'esclaves pour les plantations et les mines. Un millier de Pascuans sont enlevés ; les Tuamotu, les Australes et les Gambier sont visitées. Le 3 décembre 1862, l'aviso « Latouche-Tréville » capture le négrier « Mercèdes A. de Wholey » avec 152 personnes pris à Motutunga, Tahanea, Katiu, Kauehi et Fakarava. Des Français facilitaient ce « recrutement » spécial. Ce trafic s'arrête en 1863 et les 3 500 Polynésiens vendus à Callao s'avèrent de bien mauvaises recrues par leur refus de tout travail. L'ensemble meurt de misère et de mauvais traitements.

Une des plus pénibles affaires de « traite » fut celle des Pascuans par le capitaine du « Tampico » : Dutrou-Bornier, aventurier et marin peu regardant. En 1866 il conduisit deux missionnaires à l'île de Pâques. En 1867, il essaya, en vain, tant les souvenirs des « embauches » péruviennes étaient proches, de recruter des « travailleurs » pour la plantation de Stewart à Atimaono. Il fait alors le recrutement de 300 Gilbertins. En 1868, ayant vendu son bateau à J. Brander, il s'établit à l'île de Pâques dont il essaie d'acheter les terres contre des étoffes. Rapidement il entre en lutte ouverte et armée contre les Pascuans attachés aux missionnaires ; il arrache les patates, unique nourriture, brûle les cases et force ainsi 300 habitants à s'« engager » à travailler à Tahiti chez son associé Brander, gros commerçant riche et sans scrupules. Le résultat en est que l'île se dépeuple de 900 à 130 habitants ; la Mission y devient impossible et est fermée en juin 1871. L'île de Pâques est ainsi ravagée et détruite[12].

Un des derniers corsaires qui ait parcouru la Polynésie fut le « Seeadler » du capitaine von Luckner. Après son étape dans l'Atlantique où il coula Il navires sans tuer personne, il vint dans le Pacifique en avril 1917. Il se met en chasse au Nord des Marquises ; il y coule trois bateaux américains. Pour faire relâche avec ses nombreux prisonniers, il choisit l'atoll de Mopelia où son navire est drossé sur le récif le 2 août et perdu. La vie s'organise à terre jusqu'à la capture de la « Lutèce ». Un petit groupe fuit jusqu'à l'île d'Atiu[13] aux îles Cook, où était alors le P. Paul Mazé. Von Luckner fut pris en septembre suivant aux îles Fidji.

Ces divers visages de marins aux cours des temps aident à comprendre les doléances fréquentes des missionnaires dont l'action et l'apostolat étaient trop souvent entravés par de tels personnages peu recommandables et tout à fait marginaux. P. O'Reilly et C.W. Newburry écrivent dans l'introduction des Mémoires du P. H. Laval : « Si le marin est l'introducteur de marchandises désirées - on a besoin de farine, d'étoffe, d'outils - il apporte également avec lui de l'alcool, des fusils, des maladies, et surtout il traîne, avec “l'air du siècle”, de fâcheux exemples de relâchement et de vie facile. Un Dumont d'Urville, un de Cintré, avec la stricte discipline militaire qui règne à bord de leurs frégates, arrivent tant bien que mal à contenir leurs matelots. Mais allez donc contrôler les agissements de l'équipage d'une goëlette ! Sous quelque pavillon qu'ils naviguent, ces trafiquants sont prêts à tout pour obtenir les nacres des Mangaréviens et les faveurs de leurs épouses. H. Laval voit cela d'un fort mauvais œil. Son rôle est de défendre le travail de ses chrétiens et la vertu de leurs femmes; et son expérience l'a vite conduit à craindre, dans tout capitaine qui jette l'ancre chez lui, un fripon doublé d'un coureurs ».[14] On ne saurait mieux dire et poser plus clairement les deux difficultés constantes de toute l'histoire de la Mission catholique en Polynésie ainsi que la source des malentendus et des épreuves parfois très sévères. Il arrive même que « la stricte discipline militaire » soit parfois dépassée, si l'on en juge par l'ordre du jour du Gouverneur Lavaud du 7 décembre 1846 sur les « atteintes à la morale publique dont des militaires et même des officiers donnent l'exemple ». Le Gouverneur, qui a dû réitérer son ordre du jour, écrit au Ministre de la Marine : « J'ai renouvelé les prescriptions et ordonné la stricte observance de l'ordre du jour du 7 décembre 1846. Ce n'est pas toutefois sans soulever contre moi quelques réclamations. Car, dans ce pays, où les mœurs ont été et seront encore si longtemps relâchées, malheureusement tout le monde ne comprend pas qu'il doit être mis un terme aux scènes de désordre et de prostitution provoquées par les Européens et plus particulièrement par les Officiers et employés de l'Établissement »[15].


[8] B. DANIELSSON : in Mémorial polynésien. T. Il, p.88. - L. JORE : L'Océan Pacifique. T. I, pp.111-123.
[9] L. JORE : op. cit., p. 91.
[10] P. D. DESVAULT au P. J. Amat (3-8-1838). Ar. SS.CC. LAMO 1.
[11] H. LAVAL : Mémoires, p. 379. Mémorial polynésien, t. Il, p. 478.
[12] O'REILLY : Tahitiens, art. Dutrou-Bomier. Mgr T. Jaussen au T.R.P. (20-9-1871). Ar. SS.CC. 58, 1. - Colette au T.R.P. (30-10-1871). Ar. SS.CC. 59, 3. - Mgr T. Jaussen au P. Fouqué (1-3-1872). Ar. SS.CC. 73,2. - B. PUTIGNY : Le Roi de Pâques. R. Laffont, Paris 1979, 265 pages.
[13] Mémorial polynésien, t. 5, p.112 sq.
[14] H. LAVAL : Mémoires. Introduction, pp.XLVI, XLVII.
[15] Ar. F.O.M. Océanie, C. 8. A 44 - Lavaud (7-12-1846 et 28-2-1848).

Rivalités coloniales

Après l'Amérique du Sud, colonisée par les Espagnols et les Portugais au XVIe siècle, l'Amérique du Nord par les Français et les Anglais au XVIIe siècle - sans parler des comptoirs coloniaux en Afrique et en Asie -, l'Océanie entre à son tour, au XIXe siècle, dans l'ère coloniale. Avant de nous attarder à la compétition franco-anglaise qui intéresse particulièrement la Polynésie, disons quelques mots des autres Puissances : la Russie, les États-Unis et l'Allemagne, l'Espagne étant éliminée depuis 1775.

Au moins cinq expéditions russes ont parcouru les eaux polynésiennes de 1804 à 1824 en découvrant diverses îles des Tuamotu au passage. Krusenstern, parti de Cronstadt en août 1803, arrive en baie de Taiohae à Nuku-Hiva le 6 mai 1804 ; le déserteur français Cabry lui facilite son séjour. Il publiera, de 1809 à 1812, son « Voyage autour du monde » qui aura le même retentissement dans les pays slaves que les relations de Bougainville et de Cook pour les Français et les Anglais. Bellingshausen essaie de débarquer à Amanu avant de faire escale, du 21 au 28 juillet 1820, à Tahiti où Pomaré II le reçoit avec faste. À cette occasion le peintre Michailoff fait un portrait du roi qui sera célèbre. La Marine russe fera quelques autres apparitions dans la seconde moitié du siècle.

En 1813, la Marine des États-Unis fait son entrée dans le Pacifique avec la frégate « Essex » du Commodore David Porter, un de ses fondateurs, en ces années de conflit du nouvel État avec l'Angleterre. Sa mission est de protéger les navires américains et d'entraver l'action des nombreux baleiniers anglais chassant en Océanie. Il arrive en baie de Taiohae le 25 octobre 1813 ; il rebaptise Nuku-Hiva en Madison's Island dont il prend possession au nom des États-Unis. Il participe aux luttes entre vallées, se fait jouer des tours par quelques déserteurs. Il y laisse aussi de nombreuses semences, des cochons et des chèvres ainsi qu'un fort confié au lieutenant Gambie avec 20 matelots et 15 prisonniers anglais. Après son départ le 13 décembre 1813, une rébellion chasse les Américains qui ne feront aucune objection ensuite quand la France annexera les Marquises en 1842. Aujourd'hui, les dépendances américaines dans le Pacifique sont importantes : Carolines, Marshall et Mariannes en Micronésie, Samoa américaines et diverses îles de la Ligne en Polynésie, sans oublier les îles Hawaii, 50e État de l'Union depuis 1959.

À partir de 1855, la Marine allemande de commerce explore l'Océanie pour le compte principalement de la maison Godeffroy de Hambourg. De nombreux baleiniers allemands parcouraient déjà le Pacifique. En 1877, la Compagnie de commerce et de navigation océanienne fut fondée à Tahiti et confiée à Gustave Godeffroy qui avait épousé Marian Brander à Papeete en 1858 ; cette même année 1877, il est habilité comme consul d'Allemagne. La Société commerciale d'Océanie jouera un rôle considérable en Polynésie, en particulier à partir de Raiatea encore indépendante comme les Iles-sous-le-Vent à cette époque. Cette Société sera mise sous séquestre en 1915 et liquidée aux enchères en 1924. En 1877, arrive aussi à Papeete Gaspard Coppenrath de Münster, pour diriger la maison Brander. Il fonde sa propre entreprise commerciale en 1878 après avoir épousé Esther Bambridge. Il sera naturalisé en 1904. Cette expansion commerciale allemande en Océanie s'inscrit dans un puissant développement colonial sous l'impulsion de Bismarck et de Guillaume 1er. Les Samoa deviennent colonie allemande en 1880 ; les Salomon, la Nouvelle-Guinée, les Carolines et les Marshall en 1885. Cette situation inquiètera la France et sa Marine, désirant venger la défaite de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine. Ce sera source de sérieuses tensions avec la Mission catholique, surtout aux Marquises, qui avait quelques religieux de nationalité allemande dans son personnel, et de douloureux conflits de personnes à cette époque de nationalisme exacerbé.

Pour fixer les idées sur les conséquences polynésiennes des rivalités coloniales, en ce XIXe siècle se débattant au milieu de la crise des nationalités en Europe et en Amérique, voici l'effectif et la répartition de la population européenne de Tahiti en 1892[16]. Sur un total de 830 « popa'a », on dénombre : 300 Anglais, 250 Américains, 50 Allemands, 30 autres Européens et seulement 200 Français. Un français pour trois étrangers anglophones surtout; situation d'infériorité - aggravée par la défaite contre l'Allemagne et certains revers coloniaux contre l'Angleterre (Fachoda 1899) - qui explique, en plus du chauvinisme cocardier et de la fermentation propre au microcosme i1ien, l'exécration instinctive que cette poignée de français portait à ces divers étrangers. C'est un élément de psychologie collective à ne pas sous-estimer pour apprécier les documents de cette époque passionnée pendant laquelle, en France, s'ajouteront des conflits politiques et religieux explosifs dont les retombées ne seront pas négligeables en Polynésie Française. Le développement socio-éconornique de la communauté chinoise - 320 personnes en 1892 - qui devient active dans l'artisanat et le commerce où elle concurrence directement les Européens, commence à susciter interrogations et méfiance. Quel bouillonnement, surtout à Tahiti, depuis que ces îles sont devenues colonie française le 29 juin 1880 !

Les années 1770 virent la publication, en Angleterre et en France, des « Voyages autour du Monde » de Cook et de Bougainville. Le succès fut d'autant plus grand que l'un et l'autre avaient amené avec eux des indigènes : Ahutoru pour le Français, Omai pour l'Anglais ; ces jeunes Polynésiens eurent les honneurs des cours royales et furent la coqueluche des salons à la mode. Mais l'intérêt suscité n'eut pas les mêmes conséquences des deux côtés de la Manche ; elles furent commerciales et missionnaires en Grande-Bretagne, littéraires et mythiques en France. Les événements politiques et militaires de la Révolution française et de l'Empire napoléonien devaient encore accentuer les divergences et laisser davantage le champ libre aux Anglais dans le Pacifique.

Après la fin tragique de Cook aux îles Hawaii en 1779, les navires britanniques de toutes sortes furent de plus en plus nombreux à sillonner l'Océanie en tous sens.

L'installation de la première colonie de peuplement pénitentiaire à Port-Jackson (Sydney) en Australie dès 1788 fut le départ d'une immigration anglaise rapidement croissante, favorisée par la forte démographie de la Grande-Bretagne et la « révolution industrielle » amorcée dès 1780, en avance sur l'industrialisation des autres pays. Au moment où la Nouvelle-Zélande devient colonie anglaise, le 6 février 1840 à Akaroa, l'Australie a déjà 100 000 habitants européens qui seront un million dès 1860.

Aux environs de 1790, le premier baleinier à pénétrer dans l'Océan Pacifique par le Cap Horn fut le navire anglais « Emilia », armé à Londres. Il fut rapidement suivi par d'autres bateaux anglais qui se trouvèrent en concurrence de plus en plus rude avec les baleiniers américains ; ce qui justifia l'expédition Porter en 1813. La chasse à la baleine en Océanie prit rapidement une extension considérable ; Allemands et Français s'y adjoignirent, surtout après 1830. En 1833, on comptait 392 baleiniers américains, 300 anglais, 56 français, représentant un effectif global de 20 000 marins et chasseurs circulant à travers les îles du Pacifique ; ils y facilitaient la circulation des personnes, le colportage des nouvelles et du courrier, créant une certaine unité en Océanie.

Au peuplement colonial et aux échanges commerciaux fort actifs, vient s'ajouter le dynamique éveil missionnaire de l'Angleterre dans le cadre du « Revival » animé par le Révérend Wesley. Le 22 septembre 1795, la London Missionary Society - L.M.S. - est fondée sous l'impulsion principale du Révérend Haweis. Dès le surlendemain, Tahiti est choisie comme lieu de la première mission. Le public anglais et l'aristocratie se passionnent pour ce projet missionnaire ; ils le soutiennent généreusement. La Société lance le « Duff », confié au capitaine Wilson. Les 30 premiers missionnaires partirent en convoi de Portsmouth le 24 septembre 1796 pour arriver en baie de Matavai à Tahiti le 5 mars 1797. La grande aventure du rayonnement de l'Évangile dans l'Océanie par le monde protestant anglais commençait. Le Pacifique allait en être profondément transformé.

Émigration, commerce, Mission montrent le dynamisme anglais de la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. Immigrants, marins, commerçants ou missionnaires de toutes confessions étaient fiers d'être sujets britanniques. Qu'ils soient de la « High Church » ou de la « Low Church », qu'ils fassent partie de l'establishment ou des couches populaires, la même vision de la société et du monde les unit. Il y a un style anglais dont les Roi Georges III et Georges IV, la Reine Victoria sont les garants politiques, sociaux, religieux - l'Anglicanisme est religion d'État et le Roi, « défenseur de la foi » - ainsi que les symboles respectés au cours de ce XIXe siècle. Cette vision unitaire de la société autour du modèle monarchique, cette conception globale du monde où la séparation de l'Église et de l'État est profondément choquante permettent de saisir les liens très étroits et naturels, pour un Anglais, entre la politique du Royaume-Uni, le développement commercial et la Mission évangélique. Georges Pritchard à Tahiti ne sera pas le seul à unir dans sa personne les fonctions de Consul, de missionnaire et d'agent commercial. Diverses compagnies de colonisation faisaient prêcher des sermons à leurs actionnaires. Les missionnaires attendaient naturellement, voire sollicitaient, la protection ou l'intervention du Gouvernement britannique qui comptait bien sur l'aide efficace des missionnaires dans ses négociations avec les indigènes[17]. Une telle vision globale d'une société monarchique religieuse rejoignait profondément le modèle biblique du royaume de David et de Salomon, archétype exemplaire, en particulier pour les populations océaniennes.

Un tel ensemble aide à comprendre que, très naturellement, le monde anglais considéra l'Océan Pacifique comme une sorte de « Méditerranée » britannique et, par le fait même, protestante[18], surtout par « haine traditionnelle de la Catholique Espagne ». Il se trouve, de plus, que les circonstances historiques de 1790 à 1815 éliminèrent la France contre laquelle l'Angleterre fut en guerre quasi permanente de 1793 à 1814.

Bougainville rentré en France, bien d'autres Officiers de « la Royale » continuèrent à explorer le Pacifique après 1770 : François de Pagès (1767-1771), de Surville, Marion-Dufresne qui ramenait Ahutoru, malheureusement décédé à Madagascar, du Clesmeur qui prit possession de la Nouvelle-Zélande en 1772 mais que Louis XV ne ratifia pas. En 1785, Louis XVI chargeait Lapérouse d'une grande exploration scientifique à l'aide des navires « La Boussole » et « l'Astrolabe » ; ils firent naufrage à Vanikoro, archipel de Santa-Cruz en 1788. Cette disparition suscita bien des recherches avant la découverte des restes par le capitaine Peter Dillon en 1827 et Dumont-d'Urville en 1828. Bruni d'Entrecastreaux et Huon de Kermadec de 1791 à 1793 furent envoyés dans ce but. Le capitaine Baudin, protégé par un sauf-conduit anglais, poursuivit des recherches géographiques en Australie de 1800 à 1804. À part ces quelques explorateurs, « personne sous la Révolution et sous l'empire ne se soucia autrement de l'Océan Pacifique »[19].

Ce ne fut qu'en 1817 que les grands voyages de circumnavigation commencèrent à reprendre pour procéder aux recherches nautiques, assurer le commerce et protéger les bateaux français qui revenaient dans le Pacifique. Duperrey sur « La Coquille » traversa les Tuamotu et relâcha à Tahiti en mars-avril 1823.

Bordeaux devint, à partir de 1815, le principal port de commerce vers l'Amérique et l'Océanie. Le trafic fut des plus modestes jusqu'en 1826. Valparaiso était le port de relâche pour assurer le trafic à travers le Pacifique. On y trouve le « Courrier de Bordeaux » avec le capitaine Armand Mauruc qui sera fort utile aux missionnaires, l'« Adhémar » et la « Duchesse de Berry ». Depuis 1826, J.A. Moerenhout, Belge d'Anvers mais né français en 1796, était agent commercial à Valparaiso avant de s'installer à son compte à Tahiti en 1830. Sous Louis-Philippe, les échanges commerciaux entre la France et Valparaiso se développent un peu en direction de l'Océanie, cela ne dépasse guère quelques navires marchands ; même les baleiniers ne sont que quelques dizaines à côté des centaines - plus de 800 en 1846 - de navires chasseurs anglais et américains. Il est vrai qu'il fallut attendre l'ordonnance du 7 décembre 1829 pour organiser la chasse à la baleine.

Une telle absence des bâtiments français dans le Pacifique était ressentie douloureusement par la Marine Nationale. Diverses missions, à partir de Valparaiso du Chili quartier général de la Station navale du Pacifique à partir de 1839, furent lancées sous le règne de Louis-Philippe. Elles se proposaient d'établir et de développer les relations amicales, de donner une image forte et puissante de la France, de suppléer à l'absence de station permanente et d'agent consulaire, de parfaire les connaissances scientifiques, selon les instructions données au capitaine Vaillant pour son périple de 1836-1837 sur la « Bonite ». Dupetit-Thouars, sur la « Vénus », devait « montrer d'une manière digne de la France le pavillon dans tous ces parages où il avait été vu si rarement ». Dans ce voyage de décembre 1836 à juin 1839, le capitaine intervint pour protéger les Français aux Sandwich le 10 juillet 1837. En avril 1838 à Valparaiso, il trouva les instructions lui enjoignant d'intervenir à Tahiti. Le capitaine Laplace sur l'« Artémise » assurait le même rôle de présence active et de défense des Français dispersés dans les océans. Dumont-d'Urville, avec l'« Astrolabe » et la « Zélée » - où l'on trouvait entre autres : du Bouzet, Huon de Kermadec, Tardy de Montravel -, fut aussi de passage à Tahiti du 9 au 16 septembre 1838.

La présence commerciale française dans les îles était encore moins fournie. Jean-Baptiste Rives, établi aux îles Sandwich et secrétaire du roi Kamehameha II, accompagna ce dernier à Londres en 1824. Le roi y meurt ; Rives en difficulté, passe en France et a bien du mal à intéresser les autorités à une implantation à Hawaii en le nommant consul de France et en faisant appel à des missionnaires catholiques français. En 1830, la présence française dans le Pacifique se réduisait à quatre missionnaires, quelques aventuriers, trois navires de commerce et un navire d'Etat. « L'indifférence marquée de 1815 à 1833 au regard du Pacifique par le Gouvernement, les autorités religieuses, l'armement maritime et les exportateurs français ne saurait surprendre », écrit L. Jore. Les gouvernants n'avaient cure de cet Océan peu connu, lointain et sans importance ; les évêques se souciaient de rechristianiser la France ; les classes dirigeantes étaient opposées à toute expansion coloniale[20]. Sous Louis-Philippe, Guizot et Soult cherchaient un point fixe pour la présence française en Océanie mais sans contrarier l'Angleterre qui s'était fixée, en 1817, la règle de ne faire ni colonies ni interventions dans le Pacifique, ayant déjà l'Australie en sa possession. Un projet de coloniser la Nouvelle-Zélande par le biais de la Compagnie NantoBordelaise fut mené bien doucement; il échoua devant la détermination de la « New-Zealand Co », ce qui mit le Gouvernement anglais devant le fait accompli le 5 mai 1839 et obligea l'Angleterre à faire de ces îles une colonie en 1840. Sur le rapport de Dupetit-Thouars en date du 29 août 1839, la France se décida à coloniser les îles Marquises; ce qui fut réalisé le 1er mai 1842, non sans susciter de vives discussions à Paris. Le Protectorat sur Tahiti et la déposition de la Reine Pomare IV devaient en provoquer bien d'autres.

Cette rapide esquisse des rivalités coloniales dans le Pacifique du siècle dernier permet de mieux situer le cadre dans lequel la Mission catholique va évoluer à partir d'Hawaii en 1827 et des Gambier en 1834. Rien n'y est simple. De plus, comme nous aurons l'occasion de l'approfondir en étudiant les relations Église-État, la société française ne vivait pas l'harmonie profonde de l'Angleterre autour de son monarque. Le « siècle des lumières », la Révolution parfois très sanglante et son culte de la « Raison », l'Empire et ses guerres incessantes laissaient une France divisée et meurtrie.

On comprend mieux pourquoi, en Océanie, le monde anglais avait un profond mépris pour la France ; sa Marine était dénigrée et les Polynésiens étaient persuadés qu'elle n'avait qu'un ou deux navires d'État dont l'Angleterre ou l'Amérique ne feraient qu'une bouchée. En 1838 le commandant de Villeneuve décrit au Ministre de la Marine « les progrès sensibles de l'influence anglaise à Otahiti et dans les autres îles... où les Français sont persécutés... Les Anglais veulent, à l'aide de leurs missionnaires tout-puissants sur les populations, garder le monopole et jalonner de comptoirs la route du Chili à leurs établissements de la Nouvelle-Hollande (Australie) ». L'année suivante, Dupetit-Thouars déplorait « l'acharnement que les Anglais mettaient à nous faire paraître faibles pour nous rendre méprisables... dans le but de nous éloigner. Le grand crime du charpentier Brémond est d'avoir demandé à être payé de son travail ; on voulait le traiter comme le peu d'Indiens que l'on a pu réussir à former comme ouvriers et qui travaillent gratis pro Deo et Regina, c'est-à-dire pour M. Pritchard et la Reine Pomaré ».[21]

Dans un tel contexte et précédée d'une telle histoire, la rencontre de la Polynésie et de la France promettait d'être mouvementée.


[16] Mémorial polynésien. T. IV, p.35.
[17] L. JORE : op. cit. T. l, pp.367-418.
[18] C'est seulement en 1829 que les catholiques eurent la reconnaissance civile en Angleterre par l'« acte d'émancipation ».
[19] L. JORE : op. cit. T. l, p.45.
[20] L. JORE : op. cit. T. l, p.175.
[21] Ar. F.O.M. Océanie, C 1. A 4. - De Villeneuve (4-4-1838) au Ministre. - Dupetit-Thouars (15-9-1839) au Ministre.

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