Tout ce qui précède permet de saisir que la grande question pratique de la vie sociale est la maîtrise de l'espace et du temps. L'éparpillement extrême des îles, la petitesse de ces terres isolées, la dispersion des hommes, l'éloignement des continents actifs et des Métropoles tant civiles que religieuses, autant de facteurs qui font des communications une réalité vitale en Polynésie comme dans toute l'Océanie.
Le monde est devenu un grand village ; l'instantanéité et la mondialisation de l'information est une caractéristique majeure de notre temps. Même dans les îles les plus éloignées, qui n'a pas désormais sa radio-cassette ! La Télévision se répand très vite dans les archipels par les vidéo-cassettes et les réémetteurs, locaux. Depuis Noël 1979, la Station spatiale de la Papenoo permet de recevoir, par satellite géo-stationnaire, les émissions venant de France en direct et d'y téléphoner instantanément en automatique.
Les « Jets » intercontinentaux, depuis l'ouverture de l'aéroport de Tahiti-Faaa le 5 mai 1961, font partie du paysage familier et déplacent beaucoup de monde pour couronner de fleurs ou de coquillages arrivants et partants. Quatre fois par semaine, les avions d'U.T.A. relient Papeete à Paris en vingt-deux heures, sans compter les lignes des autres compagnies ou les charters. Résidents et touristes, objets de consommation et surtout le courrier en profitent largement ; éloignement ne signifie plus isolement, d'autant que les gros cargos porte-conteneurs assurent la « voie de surface » par le Canal de Panama en trois ou quatre semaines de transit. La desserte inter-îles dans le Territoire est garantie par les compagnies « Air-Polynésie » et « Air-Tahiti » et quelques avions privés qui utilisent l'infrastructure de 44 aérodromes : 7 d'État, 24 du Territoire et 13 privés. De plus le trafic maritime entre les archipels bénéficie du service de 33 bateaux pour le cabotage et les services administratifs[4]. Cet ensemble de télécommunications, de dessertes maritimes et aériennes constitue un réseau indispensable pour le désenclavement des îles éloignées de Tahiti, pour les échanges des personnes, des marchandises, du courrier et des informations. C'est une infrastructure considérable et sans cesse perfectionnée, ainsi qu'une charge très lourde pour les divers budgets.
Mais, dans un pays qui a 53% de sa population âgée de moins de 20 ans, il est difficile de réaliser que toutes ces merveilles quotidiennes d'aujourd'hui n'existaient pas hier, un hier qui date seulement des années 1970 pour la plupart. De plus, hors divers bateaux modestes construits sur place, l'ensemble des moyens de communications est importé. C'est, pour la masse de la population, un usage et une imitation plus qu'une assimilation et une construction ; on le voit bien à la difficulté de l'entretien et de la durée des matériels : il faut que ça marche ou que ça casse, même si, grâce à la formation professionnelle, ce comportement est en voie de disparition.
Aussi, pour mieux comprendre ce que les anciens missionnaires ont pu vivre dans les îles et pour éviter des anachronismes aussi faciles que regrettables, voici quelques repères et témoignages.
En 1827 et 1834, arrivée des premiers missionnaires catholiques dans le Pacifique, régnait la marine à voile ; le cap Horn était le passage habituel pour venir d'Europe, le canal de Panama n'ayant été ouvert que le 15 août 1914 (débuts des travaux en 1881 par F. de Lesseps). Sœur Marie de la Croix Bourdon, des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, a reporté sur une grande carte la position quotidienne de l'« Hérault » qui transportait leur groupe de six religieuses de Toulon à Papeete durant sept mois et quatre jours du 25 octobre 1855 au 29 mai 1856 : Gibraltar le 2 novembre ; 1 au 21 décembre, louvoiement sous l'équateur ; 3 février à Rio de Janeiro ; 7 mars aux Malouines ; 16 mars, franchissement du Cap Horn ; 5 avril à Valparaiso ; 27 avril à Lima et 29 mai, arrivée à Papeete (AR. S.J.C.). Tous n'arrivaient pas, comme le « Marie-Joseph » qui a quitté Saint-Malo le 15 décembre 1842 et qui après avoir relâché à l'île de Sainte Catherine au Brésil, a disparu corps et biens en mars 1843 au large des Malouines avec Mgr E. Rouchouze, premier Vicaire apostolique de l'Océanie orientale, accompagné de 25 missionnaires : dix religieuses, sept prêtres, un sous-diacre et sept frères catéchistes. Les voyages de cette époque étaient objet de crainte justifiée et de prières ferventes. Ce n'est qu'à partir de 1863 que l'hélice se généralise sur les bateaux à vapeur et remplace progressivement les roues à aube pour les navires de commerce ; les navires de guerre en étaient pourvus depuis 1850. La généralisation, surtout après 1945, du moteur diesel, inventé en 1893, donnera son visage actuel au trafic maritime.
Si la radio a été inventée par Hertz en 1885 et la Radio française fondée en 1901 par Branly, c'est en 1949 que Radio-Tahiti a été lancée ; la télévision arrivera en 1965. La première liaison aérienne directe Paris-Bora-Bora par D.C.4 date de 1950 ; le trafic aérien ne prendra son ampleur qu'avec l'ouverture de la piste de Faaa et l'utilisation courante des « jets » à partir de 1961.
Ces quelques repères historiques situent l'accélération des progrès techniques dans le domaine des communications entre les hommes. Le courrier en est un élément primordial ; mais il est lui-même dépendant des moyens de transport. Si le cas, signalé dans l'avant-propos, des expulsions survenues aux Sandwich en 1831 et connues à Paris seulement en 1833, est exceptionnel, plusieurs mois à un an pour le courrier jusqu'à l'ouverture du canal de Panama ne semblait pas trop étonnant. Il s'y ajoute ensuite la distribution locale inter-îles ; en voici quelques témoignages.
« Il n'y a pas de courrier organisé aux Tuamotu-Gambier. Je pars pour trois mois visiter ces îles. La vie est onéreuse faute de communications régulières. »[5]
Dans ces conditions aléatoires, on comprend la formule quasi rituelle du début des lettres de cette époque : « Je profite de l'escale d'un bateau pour remettre ce courrier au capitaine. » C'était imprévisible et il fallait écrire à la hâte.
« Des lettres ont mis dix-huit mois à me parvenir... Voilà quinze mois que je n'ai pas vu un confrère... Le matériel photographique, pris à Paris en 1926, a mis vingt mois à me parvenir et est inutilisable parce qu'il est trempé par l'eau de mer, comme le reste. »[6]
« Je suis venu à Papeete après quatorze mois d'attente d'un confrère, craignant d'en attendre un pendant une année encore. O doublement chère confession qui me vaudra plus de 2 000 km de voyage et deux mois d'absence de ma vaste paroisse aquatique... À quand un hydravion ! »[7]
« Vos lettres ne mettent plus que trois mois. Tout s'améliore. »[8]
Aujourd'hui aussi, par voie de surface, courrier et colis mettent deux à trois mois, alors que par avion il suffit de deux jours.
Bien évidemment, dans un si vaste domaine maritime, le moyen primordial de communication est le bateau, même si, aujourd'hui, l'avion est d'un grand secours pour les personnes. La pirogue polynésienne ne correspondait pas aux nécessités de la navigation pour les Européens ; elle ne pouvait répondre aux besoins de la Mission. Dès 1838, Mgr Rouchouze voit clairement le problème. « La distance des lieux, la difficulté d'avoir des navires font que je ne puis, par moi-même, pourvoir à tout comme je le voudrais et comme il serait nécessaire... Le plus grand obstacle au progrès de l'Œuvre est le défaut de communications ; peu de navires veulent ou peuvent nous conduire. Je n'ai pas non plus assez d'ouvriers... Je n'ai pas non plus les fonds nécessaires... On vous aura sans doute parlé du projet d'acheter un navire pour le service de la Mission... Ce moyen présente des avantages et beaucoup de désagréments. Les missionnaires, ayant un navire, auront l'air de faire du commerce. À qui en confier le commandement ? Qui entrera dans les détails des dépenses et de l'entretien ? D'autre part, il est essentiel d'avoir les moyens sûrs de communiquer d'une île à l'autre. Si j'avais eu le moyen de sortir d'ici, il y a longtemps qu'on serait à l'île de Pâques ou aux Marquises. Aucun de nous ne connaît les ruses des commerçants et des marins. Je crains qu'en achetant un navire, on ne se mette dans des embarras inextricables qui finiront par nuire à la Mission. Il y aurait moins de difficultés à frêter un navire une fois par an, à condition qu'il visiterait les points qu'on voudrait dans l'Océanie. On aurait sans doute moins de liberté, mais aussi on ne courrait pas autant de chances. »[9]
Ce « projet de navire » fut la goëlette « Notre-Dame-de-Paix » - ex « Honolulu » - achetée à Valparaiso par le P. Maigret en commun avec les Maristes et revendue rapidement par Mgr Pompallier au grand dam de la Mission des Gambier. En 1861, les Mangaréviens construisent, sous l'initiative du P. Laval, le « Maria i te aopu » - (Notre-Dame-de-Paix) - dont le commandement sera assuré par D. Guilloux. Après huit années de services divers et bien des ennuis de tous ordres, il coula en avril 1869 à Rikitea[10]. Les interrogations de Mgr Rouchouze étaient bien réelles.
En 1868, Mgr Tepano Jaussen acheta une goëlette de 20 tonneaux pour le service des Tuamotu. Après avoir déposé le P. Vincent de Paul Terlijn à Reao en 1874, le « Vatikana » se brisa au retour vers Tahiti sur le récif de Motutunga[11].
Eugène Caillot décrit en ces termes la navigation à travers ces îles : « Pour aller aux Gambier, à Tubuai ou à Rapa, quelle affaire ! Il se passe plusieurs mois avant qu'un bateau s'y rende. Lorsqu'il s'agit de communiquer d'île en île ou seulement de vallée en vallée par mer, que de moyens défectueux - (la Société mise à part). Il faut recourir alors à de petites barques côtières montées par quatre indigènes et un patron. Pendant plus d'un mois, j'ai dû vivre en plein air sans abri contre la pluie ou le soleil. Que de longs jours et de longues nuits passées sur ces mers sans pouvoir quelquefois aborder à l'endroit désiré ! C'est une rude existence que mène le voyageur dans ces parages de l'Océan Pacifique. Et les débarquements ou embarquements aux Tuamotu et aux Marquises ! À chaque fois il faut risquer sa vie, car il n'y a pas la moindre jetée. On ne peut trouver rivages plus inhospitaliers : la mer se rue furieusement dans les petites baies et les lames se brisent avec une force inouïe sur les récifs menaçants : être noyé ou brisé. »[12] Les missionnaires ont vécu cela de longues années, voire une vie entière.
En 1909, le P. Audran à Puka-Puka signale que la Mission n'a plus ni goëlette ni côtre pour visiter les îles[13]. C'est le P. Paul Mazé qui a relancé, en 1926 sous forme d'un côtre, les bateaux de la Mission. « Mon côtre, le “Saint-Pierre” - (7,80 m de long, 2,70 m de large, 1,20 m de tirant) -, est fort pour résister aux grains, léger pour monter sur le récif quand il n'y a pas de passe... Il peut contenir 30 personnes... Il a une bonne chaille de fer pour eilleurer le récif en le franchissant... Il est pratique pour les petites courses... Les autres Pères s'y mettent aussi. »
« Le voyage en côtre en décembre-janvier n'est pas à recommander ; à quoi bon lutter contre les éléments déchaînés : violence des courants, vagues, vent, éclairs... Une forte vague fit qu'avec deux matelots j'ai été projeté à la mer pour la 3e fois de ma vie missionnaire Paumotu. L'idée d'un danger personnel ne m'est pas venue; il fallait sauver le “Saint-Pierre”... »
« Mon petit côtre m'a déjà permis cinq tournées pastorales dans toutes les îles de mon secteur et même d'aller jusqu'à Mangareva et Hao... »
« Déjà huit ans de loyaux services du “Saint-Pierre” malgré les pronostics sombres des prophètes de malheur... Il est difficile de fréquenter les récifs Paumotu pendant des années sans y déchirer sa peau et y briser ses os. »[14]
Dès 1849, Mgr Tepano Jaussen signalait à la Propagation de la Foi à Lyon que « les missionnaires aux Paumotu ne peuvent communiquer que par canots et baleinières... La conformation des îles exige que chaque missionnaire ait la sienne ».[15]
Question lancinante que pose la géographie à tous ceux qui vivent en Polynésie que celle des communications. Si la variété et le développement des moyens techniques de notre époque en facilitent beaucoup la réponse, les distances restent les mêmes et les charges pour y faire face ne s'allègent pas. Mgr Le Cadre nous fournira le mot de la fin : « D'aucuns trouvent que les Marquises ont trop de missionnaires pour leur population restreinte. Je serai bien de leur avis s'ils me donnent le moyen pratique de grouper notre population en deux ou trois centres ou s'ils me procurent un petit navire bien conditionné, qui permettrait aux prêtres de se déplacer facilement et régulièrement. La vie chrétienne a besoin d'être entretenue et les mourants veulent se préparer au grand voyage. »[16]
[4] Moorea : 4 - Raiatea et I.S.L.V. : 3 – Australes : 1 – Marquises : 1 – Tuamotu : 14 – Divers : 10 (Service des Affaires Maritimes, Papeete, septembre 1982).
En 1982, les compagnies aériennes internationales desservant Papeete sont : Air-New-Zealand, Quantas, Lan Chile, Air Pacific.
[5] Mgr VERDIER au T.R.P. (14-2-1896). Ar. SS.CC. 58,3.
[6] P. MAZE au P. I. ALAZARD (29-10-1928) de Reao. Ar. SS.CC. 59, 1.
[7] P. MAZE au P. I. ALAZARD (14-9-1931). Ar. SS.CC. 59, 1.
[8] P. MAZE au P. I. ALAZARD (18-5-1932).
[9] Mgr E. Rouchouze, Aukena (19-8-1838) : Rapport au Supérieur général. Mgr Bonamie. Ar. SS.CC. - LAMO II, n°137.
[10] H. LAVAL : Mémoires. Océanistes n°15, pp.183 et 372.
[11] P. TERLIJN au P. Procureur, Papeete (3-2-1900). Ar. SS.CC. 73, 1.
[12] E. CAILLOT : Polynésiens orientaux, p.82, Paris 1909.
[13] H. AUDRAN au T.R.P. (15-8-1909), Puka-Puka. Ar. SS.CC. 61, 2.
[14] P. MAZE, lettres du 21-7-1927 ; 19-5-1931 ; 18-5-1932 ; 11-12-1934 au P. I. Alazard et au T.R.P., Reao, Ar. SS.CC. 59, 1.
[15] Rapport du 10-11-1849, Ar. SS.CC. 57,2.
[16] Mgr LE CADRE au T.R.P. Atuona (14-6-1937), Ar. SS.CC. 47,2.