1953 - Bengt Danielsson

Portrait du R.P. André PUTMAN

par Bengt DANIELSSON

dans L’île du « Kon-tiki » - 1953

 

 

Voici un portrait du R.P. André Putman, ss.cc. dressé par Bengt Danielsson dans son livre L’île du « Kon-tiki »[1]  au chapitre X : Les bons pasteurs aux pages 239-252 :

Si le fait d’aller souvent à l'église est un signe de piété, les Raroïens sont les gens les plus pieux que nous ayons jamais rencontrés. Dans les périodes où ils se trouvent au village, ils vont à l'église une ou deux fois chaque jour de la semaine et au moins trois le dimanche. Et l'intérêt qu'ils portent à la religion ne se borne pas à ces visites. Elle domine leur vie, leur pensée. Les seuls livres qu'ils possèdent sont la Bible, un recueil de cantiques et un catéchisme. Ils y puisent toutes leurs connaissances et leurs conceptions. Alors qu'ils n'ont pour la plupart que des notions brumeuses sur l'aspect du globe terrestre et les événements de ce monde, ils connaissent presque tous la Bible par cœur et discutent des prophètes, des rois, des apôtres et des autres figures bibliques avec autant de précision que s'il s'agissait d'amis intimes. Ils tiennent compte scrupuleusement des saints du calendrier et n'oublient jamais de célébrer les fêtes indiquéee par l'Eglise. L'une des plus grandes et des plus importantes pour eux est celle de Jeanne d'Arc. Les Raroïens savent si bien son histoire qu'en voyant à Papeete le film d'Ingrid Bergman, ils ont réussi à y relever plusieurs erreurs.

Nous avons eu un exemple encore plus frappant de cet intérêt religieux le jour où nous fûmes invités par Rouita à venir voir une danse qu'elle avait apprise aux jeunes filles. Cette danse était compliquée, comprenait plusieurs figures et ressemblait à une polonaise. Les jeunes filles portaient des robes blanches allant jusqu'aux pieds et tenaient dans les mains des couronnes de fleurs. Entre les figures, elles se plaçaient sur deux rangs et se saluaient gracieusement avec leurs couronnes. La danse n'était évidemment pas polynésienne et ne paraissait pas française non plus. Pendant une pause, je demandai discrètement à Rouita ce que c'était.

Elle sursauta presque d'étonnement et dit :

-  Tu ne reconnais donc pas cette danse C'est celle que dansait la fille du Pharaon.

-  La fille du Pharaon ?

-  Oui, tu sais bien, la princesse qui a trouvé Moïse au milieu des roseaux.

-  Ah ! fis-je, tout à fait ahuri. Où as-tu appris cette danse ?

-  À Tahiti. J'en connais aussi une d’Eutanatio.

Prudemment, je m'abstins de demander qui était l'Eutanatio en question.

On ne peut guère s'étonner que la pensée des Raroïens soit si fortement dominée par la religion, alors que leurs professeurs sont presque toujours des missionnaires. Les autorités ont fait des efforts méritoires pour procurer des instituteurs aux îles Touamotou, mais la majorité des maîtres ou maîtresses d'école semblent considérer le séjour dans un atoll comme un exil et refusent obstinément de quitter leurs postes à Tahiti ou dans d'autres îles montagneuses, où la vie est plus agréable et plus variée. Certains on même préféré donner leur démission quand leurs supérieurs ont voulu les envoyer aux îles Touamotou. Si l’on arrive à persuader quelqu’un d’accepter un de ces postes peu appréciés, il ne tarde pas à l’abandonner, laissant derrière lui un travail à moitié fait. Après avoir été sans enseignement régulier pendant des années, Raroïa eut enfin une jeune institutrice tahitienne, dont le cas est typique. Comme toujours lorsqu'il s'agit d'une nouveauté, la population déborda d'enthousiasme et, les premiers jours, assiégea littéralement l’école. Tous les moins de vingt ans se rangèrent aussitôt parmi les enfants et même plusieurs hommes mariés essayèrent de se glisser sur les bancs des élèves. Ne se contentant pas de cela, les Raroïens envoyèrent une députation à l’institutrice pour lui demander de bien vouloir organiser des cours du soir, et quand ceux‑ci s'ouvrirent enfin, la salle fut si pleine d'hommes, de femmes, de vieillards, d'enfants et de chiens qu'il n’y avait pas assez de places assises. À l'arrivée de la première goélette, les insulaires achetèrent tous les cahiers et les crayons qui se trouvaient à bord, et il y en avait beaucoup.

Pendant quelques jours nous vîmes nos amis, sérieux et attentifs, tracer des lettres dans le sable, partout où ils allaient, et marmotter la table de multiplication, comme si elle avait été une antique formule d'exorcisme. En faisant une visite à l'école du soir une semaine plus tard, nous constations déjà l'absence de quelques élèves. Ils étaient partis pour une pêche nocturne, sous prétexte qu'il fallait bien penser à sa famille. Le nombre de ceux qui s'éclipsaient alla croissant, et quinze jours après la première leçon il ne restait que trois hommes, fatigués et abrutis, qui honnêtement avouèrent qu'ils venaient là simplement parce qu'ils n’avaient pas de lumière chez eux. Ayant assisté plusieurs fois aux leçons, nous comprenions pourquoi les Raroïen y renonçaient si facilement. L'institutrice commençait en général par écrire au tableau noir des mots français que les élèves copiaient dans leurs cahiers. Elle prenait ces mots dans un livre de classe excellent peut-être pour des écoliers français, mais malheureusement incompréhensible en grande partie pour de bons Raroïens. Un soir, par exemple, elle donna aux malheureux une longue liste, contenant entre autres les mots suivants : buffet, chaise longue, suspension, salière, moulin à viande, aspirateur. La plupart étaient naturellement intraduisibles et dans bien des cas la maîtresse elle-même ne savait pas comment étaient faits les drôles d'objets inconnus qu'ils désignaient. Un autre soir, elle essaya d'apprendre à ses élèves les noms de fleurs et d'animaux européens qu'ils n'avaient jamais vus et ne verraient probablement jamais.

L'enseignement n’était guère plus brillant dans la seconde matière, le calcul. Les seules choses que les Raroïens ont besoin de compter sont les noix de coco et l'argent, mais au lieu de les entraîner par des exemples pratiques relatifs à des objets qu'ils connaissaient, l'institutrice les bourrait d'exemples tirés de vieux livres de classe usés, où il était question d'ouvriers qui creusaient des fossés, de trains qui rivalisaient de vitesse et de petits garçons qui se partageaient des pommes. Le seul résultat utile de cet enseignement fut qu'au bout de deux semaines les Raroïens s'aperçurent qu'il y a cent centilitres dans un litre, et que par conséquent le commerçant chinois les avait roulée depuis dix ans, en mesurant l'huile et le pétrole dans une vieille bouteille à bière portant comme inscription « soixante-six centilitres ».

Les enfants, eux, continuaient d'aller à l'école, du moins dans la mesure où cétait un arrangement commode pour les parents. Pendant les périodes où tout le monde demeurait au village, les grandes personnes ne manquaient pas d'envoyer régulièrement leur progéniture en classe, mais dès qu'il fallait aller faire du coprah dans d'autres parties de l'île, leur point de vue changeait. Quelques familles avaient une vieille grand-mère ou une vieille tante que les ans retenaient au village et qui s'occupaient de surveiller les écoliers. Mais c'était loin d'être le cas général et comme personne ne voulait perdre un gain possible, la seule solution était d'emmener les enfants. Peu à peu les rangs des élèves s'éclaircirent à tel point que la pauvre maîtresse, découragée, finit par retourner à Tahiti.

Un peu plus régulier a été l'enseignement des missionnaires qui ont toujours montré une grande persévérance, du zèle et de l'ingéniosité. Ils n'ont jamais manqué depuis soixante-quinze ans d'enseigner les Raroïens à chacun de leurs séjours. Ainsi que toutes les îles orientales de l'archipel Touamotou, Raroïa est catholique, et la tâche de mission est répartie entre cinq pères appartenant à l'ordre du Sacré-Cœur, qui chacun a cinq ou six îles pour champ de travail. Aussi ne peuvent-ils consacrer que peu de temps à chacune d'elles. A notre arrivée, Raroïa venait de recevoir la visite de son missionnaire et il s'écoula près d'un an avant qu'il revînt, nous donnant ainsi l'occasion de connaître sa méthode de travail.

Quand le moment de son retour approcha, Toufaka, qui est l'un des plus assidus à l'église et des plus instruits en Écriture Sainte, se mit à courir vers la passe chaque fois qu'une goélette était signalée, pour voir si le père Benoît [2] se trouvait à bord. Aussi fut-il le premier qui l'aperçut sur la Tagoua, et il annonça la nouvelle dans le village. Ses grands cris mirent tout le monde en branle et, pendant que les hommes cachaient précipitamment les bouteilles d'alcool, les femmes s'empressaient de se vêtir un peu plus convenablement. La doctrine et la vie ne vont pas toujours de pair, c'est une chose connue. Quand la Tagoua jeta l'ancre devant le village, les habitants, rangés sur le quai, fredonnèrent doucement un cantique, tandis que Marie-Thérèse et moi prenions place sur la plage à l’ombre d'un tiare. De loin on distinguait déjà la soutane noire du Père Benoît au milieu des chemises et des vêtements multicolores des matelots et des passagers. Quand le canot approcha, nous vîmes que le père était un homme jeune, au visage aimable à moitié caché sous une belle barbe rousse.

À peine avait-il mis pied à terre que ses paroissiens entamèrent « Dieu d'Israël » et, pour se faire valoir dès le commencement, ils ne chantèrent pas moins de quatorze versets, sans compter maints refrains supplémentaires. Le père Benoît endura le tout avec une grande patience, bien qu'il fût midi et qu'on cuisît comme dans un four ; il salua chacun en particulier et prit soin de confier ses bagages, trois petits coffres de bois bien usés, à deux hommes. Au moment même où il s'engageait dans la rue du village, il nous aperçut. Il s'arrêta, comme interdit Nous approchant, nous lui adressâmes un salut aimable mais il répondit machinalement, sans cesser de nous fixer. Ma barbe surtout semblait le fasciner, car il caressa plusieurs fois la sienne et avança le menton, comme s'il voulait me lancer un défi, rivaliser à qui avait la plus longue et la plus belle parure de poils. Il finit par dire d'un ton un peu acerbe :

-  Je regrette que nous ayons débarqué en même temps sur celle île.

-  Pourquoi ? demandai-je, étonné.

-  Parce que c'est toujours regrettable qu'il y ait concurrence pour gagner les âmes.

-  Concurrence pour gagner les âmes ? répétai je, encore plus étonné.

-  Oui, exactement, vous devez être venu dans le même dessein que moi ?

Je m'efforçai de prouver que je n'étais pas missionnaire d'une secte concurrente malgré ma barbe presque religieuse, mais le père Benoît ne semblait pas tout à fait convaincu. Pour achever de le tranquilliser, nous lui fîmes un peu plus tard, le jour même, une visite au presbytère. Celui-ci, ayant été construit dans l'ardeur religieuse qui suit les conversions, était parmi les bâtiments les plus grands de l'île et la seule maison de pierre en dehors de l'église. Les trois coffres du père Benoît se trouvaient maintenant au milieu de l'unique pièce. Une chaise et une table placées contre un mur constituaient tout l'ameublement. Le sol et les murs, de ciment blanchi à la chaux, étaient complètement nus. Bien que ce fût le milieu de la journée et que dehors il y eût un soleil brûlant, l'air était froid et humide dans cette pièce. Nous avions le cœur étrangement serré.

-  Mais où dormez-vous ? demandai-je au père Benoît.

-  Ah ! dit-il. Ils vont certainement m'apporter un lit ou une natte de pandanus.

-  Hum ! mais où mangez-vous ? et qui prépare vos repas ? Il n'y a pas de cuisine dans la maison.

-  En général, mes paroissiens m'apportent mes repas à tour de rôle, et ils vont certainement veiller à ce que j'aie quelque chose à manger cette fois-ci encore.

Comme nous demandions si nous pouvions lui être utiles, il nous proposa en souriant de l'aider à déballer ses coffres. C'était indiscutablement un vœu modeste, car il ne nous fallut pas plus de cinq minutes pour les vider. Le premier contenait des vêtements sacerdotaux et des livres de messe ; le second, des médicaments et des manuels de médecine ; le troisième, les effets personnels du père Benoît, qui se bornaient à quelques pièces d'habillement. C'était tout.

-  J'avais cinq coffres de remèdes et d'instruments quand j'ai quitté Papeete il y a deux ans, nous expliqua-t-il. Malheureusement, quatre d'entre eux sont au fond de la mer. Si vous avez vu le ressac de Fangataou, vous comprenez certainement pourquoi. Raroïa est la seule île de mon district qui ait une passe. Dans les autres, je dois atterrir directement sur le récif en canot. Comme vous le savez, les bateaux chavirent souvent. J'ai perdu de cette façon une bonne partie de mon équipement.

Avec des caisses vides prises chez le commerçant chinois, nous fîmes au missionnaire quelques rayons pour ses médicaments et instruments. Il y avait plusieurs tubes d'aspirine et de sulfamides, une pommade contre l’eczéma, un paquet d'ouate, une solution contre la syphilis, quelques bandes de gaze à pansements, un bistouri et une seringue avec trois aiguilles.

-  Il n'y a pas de quoi être fier, dit le père Benoît en riant, mais cela vaut mieux que rien, et il m'est souvent arrivé de guérir des gens avec ces affaires-là. C'était bien difficile au commencement, beaucoup de maladies locales m'étant inconnues. Les manuels de médecine et l'expérience m’ont pourtant appris à traiter les cas les plus courants. Si seulement j'avais assez de médicaments, je pourrais faire davantage.

-  Mais votre ordre ne vous envoie-t-il pas ce dont vous avez besoin ?

-  Il m'envoie tout ce qu'il peut. Mais ce n'est pas suffisant. Mon ordre est pauvre, et dans l'ensemble nous autres missionnaires devons nous contenter de l’aide apportée par nos paroisses. La collecte hebdomadaire que je touche suffit à peine pour les médicaments, l'enseignement et l’entretien de l'église.

Dès le lendemain, le père Benoît avait ouvert l'école il continua d'instruire les enfants et les adultes trois fois par semaine. Nous fûmes étonnés de constater que personne n'osait plus s'abstenir et de voir régner pendant les leçons un calme et un silence presque exemplaires. Ce n'était d'ailleurs là qu'une petite partie des fonctions du père Benoît. Tous les dimanches, il enseignait le catéchisme ; trois fois par semaine il recevait les malades ; deux fois par jour il donnait le signal de la prière ; et le reste du temps il visitait les familles à tour de rôle pour parler avec elles de leurs difficultés. Le père Benoît n'était pas ce que nous appelons un prêtre de salon. Il n'aimait pas les papotages autour d'une tasse de café, les fêtes paroissiales, les ouvroirs-vestiaires et la psychologie nouvelle ; il ne tolérait pas la fausseté et le désordre. Bien qu'il tînt sévèrement à la discipline et aux formes extérieures, il n’oubliait pas que la piété sincère et la bonne volonté sont ce qui importe le plus. Il était le vrai pasteur dévoué dans le sens littéral du mot, ne s'occupant pas seulement de la vie spirituelle des Raroïens, mais se préoccupant de ne pas les voir aussi parfaits en tout qu'il le souhaitait.

Nous ne tardâmes point à l'admirer et à l'apprécier, et avec le temps, ayant appris à mieux le connaître, nous avons éprouvé pour lui une véritable amitié. Malgré ses trente-cinq ans, c'était déjà un vétéran de la mission, qui comptait à son actif une œuvre incroyable. Avant la guerre il avait exercé pendant cinq ans ses fonctions dans les immenses forêts vierges du Congo Belge, à plus de cinq cents kilomètres du blanc le plus proche. À peine était-il revenu en Europe, pour consulter un médecin au sujet d'une demi-douzaine de maladies tropicales, que la guerre éclatait. Sans avoir eu le temps de repartir, il avait été pris dans le chaos des mois d'été 1940 et avait reçu l'ordre de rester en France, où l'on avait besoin de lui. Au bout de cinq ans de travail parmi les réfugiés et les prisonniers de guerre, il avait été envoyé dans les îles françaises du Pacifique pour y prendre aussitôt le champ de mission le plus difficile : les îles orientales du groupe Touamotou.

À notre prière, il nous racontait souvent ce qu’il savait par expérience des autres îles de son district. En rassemblant les divers fragments de ses observations, nous pouvons construire à peu près le récit suivant :

J'avais espéré retourner en Afrique après la guerre, dans la région du Congo où j'avais déjà tant travaillé, dont je connaissais les langues et le genre de vie. Mais un autre avait pris ma place et, comme l'Océanie Française manquait de missionnaire, mes supérieurs m'envoyèrent à Tahiti. Après un certain temps d'apprentissage ailleurs, l'évêque me donna ce district, en me disant de demander des conseils et des renseignements à mon prédécesseur. Celui-ci, un original qui avait de l’humour [3], insista sur la recommandation suivante : « Emportez avec vous un sac de biscuits, si vous ne voulez pas mourir de faim. Méfiez-vous des maladies et n'essayez pas de construire des églises, car les cyclones balayent les îles Touamotou une fois par an. »

Je devais m'apercevoir bientôt qu'il y avait des choses pires. Les indigènes de la première île que je visitai ne se montraient pas nettement hostiles, mais paresseux et indifférents. Ils avaient beau aller à l'église matin et soir, il était impossible d'obtenir leur aide pour soigner les malades. Quand je tournais le dos, ils avalaient tous les médicaments à la fois ou les jetaient au rebut. La seule chose qu’ils me donnaient à manger était du poisson, et bien souvent cru. Je mis longtemps à m'y habituer. Le plus terrible était cependant de ne pas connaître la langue. Naturellement, personne dans cette île ne parlait français. Peu à peu j'appris à me débrouiller, mais les indigènes interprétaient mal ce que je disais, chaque fois que leur conception ne concordait pas avec la mienne. Et, à vrai dire, c'était le cas général.

Après ce premier séjour, nous nous comprenions peut-être un peu mieux, mais je ne puis malheureusement prétendre qu’aucun fût devenu un meilleur chrétien. Ici, à Raroïa, la situation est bien plus agréable, je ne sais pourquoi, et j'y reviens toujours avec plaisir. Non seulement les Raroïens vont régulièrement à l'église et sont aimables envers moi mais ils apprennent avec zèle le catéchisme et de nouveaux cantiques. Cela ne suffit pas, bien entendu, et le malheur est que cette piété extérieure ne correspond pas toujours à une vraie piété du cœur. Ils ne voient aucun rapport entre la religion et la morale, ils croient que tout est bien pourvu qu'on aille souvent à l'église et qu'on fête les saints. Par exemple, comme vous avez pu vous en rendre compte vous-mêmes, beaucoup vont à une beuverie en sortant de l'église et d'autres chantent aussi souvent des mauvaises chansons que des cantiques.

Malgré cela, je le répète, tout marche bien mieux à Raroïa que dans les autres îles que j'ai visitées. Vous avez eu de la chance en choisissant celle-ci pour vous y installer, car elle tient le milieu entre deux extrêmes : la fausse civilisation et la barbarie. Dans les Touamotou de l'ouest c’est à peu près comme à Tahiti, la vie y est beaucoup trop commercialisée et sécularisée. Et dans celles de l'est, les habitants, trop peu dégrossis, sont encore primitifs et superstitieux.

Nulle part la situation ne me semble pire qu'à l'île d'où je viens. La superstition des habitants va jusqu'à leur faire croire que les malades sont possédés par de mauvais esprits. Si l’un d'entre eux tombe gravement malade, ils l'abandonnent au lieu d'essayer de le guérir. À mon arrivée, j'avais compté les habitants, comme je le fais d'habitude avant de commencer mon travail, et j'avais constaté un manquant. Tous faisaient semblant de ne rien savoir et déclaraient qu'ils ignoraient complètement ce qu'était devenu cet homme. Quelques-uns de ses parents finirent pourtant par m’avouer qu’on l'avait laissé seul sur une île du lagon parce qu'il était possédé par « de mauvais esprits ». Je leur demandai comment ils avaient pu agir de la sorte, si vraiment personne n'avait éprouvé de remords et n'était retourné le chercher pour essayer de le ramener au village. Non, personne n'avait éprouvé de remords, mais deux de ses cousins, étant allés par hasard sur le lagon, avaient vu qu'il vivait encore, et du coup étaient revenus en toute hâte au village. Ce n'est qu’en menaçant le chef d'une punition que je suis arrivé à me faire accompagner en pirogue de l'autre côté du lagon. L'homme avait une fièvre cérébrale et je réussis à lui sauver la vie.

Pendant mon séjour dans cette île, il arriva un autre incident qui montre encore plus fortement la superstition de ses habitants. Une nuit, je fus réveillé par des cris et un grand tumulte dans le village. Je m'élançai dehors et aperçus un groupe de gens sur la plage. En m'approchant, je vis un jeune homme aux vêtements trempés, qui tenait un paquet dans ses bras. Ce paquet était son fils, âgé de quelques mois. L'enfant était pâle et immobile. J'écoutai le cœur. Il avait cessé de battre. Tout en versant des torrents de larmes, le père me raconta une mystérieuse histoire. Au milieu de la nuit, il avait entendu crier le petit garçon. S'étant levés pour aller voir ce qui se passait, sa femme et lui avaient constaté, à leur étonnement, que la caisse de bois où couchait l'enfant était vide. Ils n'étaient pas encore revenus de cette pénible surprise lorsqu'ils entendirent des pleurs quelque part en dehors de la maison. Ils étaient sortis vivement et avaient vu alors qu'un mauvais esprit se disposait à emporter l'enfant. Ils l'avaient suivi, mais cet être malfaisant, glissant doucement sur l'eau, avait disparu dans l’obscurité. Le père avait immédiatement sauté dans sa pirogue pour le poursuivre. Au milieu du lagon, il avait entendu un clapotis en s'approchant de l'endroit d'où venait le bruit, il y avait trouvé son fils. Mais celui-ci était déjà mort.

L'homme avait évidemment assassiné son enfant, car il n'avait aucune raison d'aller pagayer avec lui sur le lagon en pleine nuit. Il savait très bien que son acte était passible d'un châtiment, aussi avait-il inventé cette histoire fantastique. Le plus extraordinaire n'est cependant pas l'histoire même, mais le fait qu'il avait cru pouvoir s'en servir pour cacher le crime. Chose significative, les insulaires acceptèrent son récit, sincèrement convaincus qu'un mauvais esprit avait été de la partie.

La seule façon d'aider les indigènes des Touamotou à vaincre leur superstition et leurs préjugés est d'essayer de les éclairer peu à peu, mais c'est une tâche difficile et ingrate. Et comme c'est surtout nous, les missionnaires, qui l'avons assumée, c'est nous, les missionnaires, qui sommes le plus exposés à leur animosité. Si incroyable que cela paraisse peut-être, des indigènes de mon district ont encore tué l'un des nôtres en 1940, ce qui prouve que leur soi-disant civilisation est assez superficielle, bien que ces îles soient sous la domination française depuis plus de soixante-dix ans.

Au bout de deux mois à peine, le père Benoît fut forcé de quitter Raroïa et de se rendre en toute hâte dans l'île suivante. Nous prîmes tous congé de lui avec un véritable regret et les larmes que versèrent nos amis lors de son départ semblaient pour une fois extraordinairement sincères. Au moment de nous séparer, il me serra encore la main en disant :

-  Je suis ravi de constater que votre barbe atteint maintenant une longueur presque catholique. Les petits boucs des missionnaires américains me mettent toujours de mauvaise humeur. Si je n'avais pas à me préoccuper de la concurrence de toutes ces sectes, je serais parfaitement heureux.

En voyant pour la première fois à l'œuvre, quelque temps après, les missionnaires en question, nous avons mieux compris la crainte qu'ils inspiraient au père Benoît. Un matin de bonne heure, un mois après son départ, de bruyants signaux de sirène se firent entendre du côté de la mer. Nous étant précipités vers le côté ouest de l'île, nous aperçûmes, à notre grande surprise, un yacht d'une blancheur éblouissante, qui se balançait à la crête des vagues, devant le récif. Il était évident qu'on demandait un pilote, car tout le monde à bord gesticulait et montrait la passe. Tahouti et Tavita plongèrent tels qu'ils étaient et nagèrent jusqu'au yacht qui, aussitôt, remit son moteur en marche. Aucun habitant de l'île n'avait auparavant vu ce yacht, et tous émettaient des hypothèses différentes sur la personne qui venait à Raroïa dans un si beau bateau. Kouranouï parut soudain avoir trouvé la réponse exacte.

-  Ce doit être Doug, ce doit être Doug, cria-t-il, fou de joie, et les autres se rangèrent immédiatement à son avis.

Nous comprîmes peu à peu que Doug devait être Douglas Fairbanks, qui avait visité Raroïa aux environs de 1930. Il avait chassé les requins avec des grenades à main, organisé des concours de tir, des feux d'artifice, des tours d'équilibre sur le trapèze et la barre fixe, aussi sa popularité parmi les Raroïens n'avait-elle rien d'étonnant. En souvenir de sa visite, on trouve encore par-ci par-là une photographie jaunie signée par lui.

Plus le bateau de plaisance approchait, plus il devenait certain que les visiteurs pouvaient être n'importe qui sauf Douglas Fairbanks. Au sommet d'un mât, un haut-parleur lançait en effet un psaume allègre et, sur une grande affiche à l'avant, nous pouvions lire : Le Christ est avec nous …

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