1878 - Semaine religieuse de Rouen

MISSIONNAIRE ET MARTYR.

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Les Pères de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, dans le dernier numéro de leurs Annales, consacrent une notice biographique au F. Fabien Costes, qui a vécu de longues années et est mort pieusement, le 6 mai 1878, dans la mission des îles Gambier.

F. Fabien a collaboré à la conversion des anthropophages qui peuplaient ces îles, et leur a enseigné plusieurs des arts de la civilisation ; il a de plus, pour sa part et à son insu, jeté les premières semences de la vie chrétienne dans l’âme d’un jeune marin français, devenu plus tard religieux de la Compagnie de Jésus et martyr sous la Commune. C’est le P. Alexis Clerc.

L’humble Frère et le Martyr sont de cette race que l’on n’a pu, jusqu’à présent, détruire parmi nous, et qui, nous l’espérons, survivra aux efforts de l’impiété. Puisque ces deux âmes se sont rencontrées un jour, réunissons ici leurs noms et leur souvenir.

Joseph Costes exerçait l’état de menuisier dans la ville de Millau, l’une des sous-préfectures du département de l’Aveyron. Il songeait à partir pour faire son tour de France, lorsque, vers 1830, il est appelé à Mende, dans la maison de l’Adoration. Des travaux considérables de menuiserie y réclamaient un ouvrier laborieux et habile. Costes possédait à merveille ces deux qualités ; il était de plus très-bon chrétien. Le vénérable religieux qui gouvernait la maison de l’Adoration à Mende, le R. P. François Régis, avait cette intuition des âmes que Dieu a souvent donnée à ses serviteurs.

Il ne tarda pas à comprendre que Joseph Costes était plus qu’un ouvrier vulgaire. « Mon ami, lui dit-il, je crois que vous êtes fait pour notre Congrégation.Oh ! non, monsieur, répondit le jeune homme, je viens seulement pour gagner un peu d’argent.Vous pourrez gagner votre argent, répliqua le Père ; mais cela ne vous empêchera pas un jour d’être des nôtres. »

De fait, Dieu parla à son âme ; et lorsqu’on le pressa de toucher le salaire de son travail, il répondit que, loin de rien recevoir, il demandait humblement qu’on voulût bien lui permettre de s’offrir lui-même.

On éprouva sa vocation. Le temps venu, il put faire ses résolutions, et prit le nom de F. Fabien. De Mende, où il était resté jusqu’alors, il partit pour la maison-mère, rue de Picpus, à Paris, et fut admis à la profession religieuse le 11 avril 1833.

Au sortir de ce grand acte, par lequel il s’était engagé à Dieu et dévoué au culte des Sacrés Cœurs, F. Fabien fut désigné pour la mission des îles Gambier. Il y accompagna Mgr Étienne Rouchouze, évêque de Nilopolis et vicaire apostolique de l’Océanie Orientale, qui venait de recevoir à Rome la consécration épiscopale. Deux prêtres et deux autres frères de Picpus partaient en même temps, ainsi qu’un très-pieux séculier, M. de la Tour de Clamouze, ancien instituteur à Mende. M. de la Tour était digne, par sa vertu et ses connaissances variées, d’être associé aux religieux dont il allait devenir le dévoué et très-utile auxiliaire.

Cette troupe apostolique avait été précédée par deux Pères appartenant, eux aussi, à la Congrégation des Sacrés-Cœurs, MM. Caret et Honoré Laval. En quelle situation morale et matérielle avaient-ils trouvé les naturels des îles Gambier ? Ces pauvres idolâtres allaient nus, avaient l’habitude des vices les plus honteux, se livraient aux actes les plus atroces de l’anthropophagie. Une corvette anglaise, deux ans avant l’arrivée des Pères, relâcha aux îles Gambier pour y faire de l’eau ; le lieutenant et un matelot furent pris, tués et mangés. MM. Caret et Laval durent, à leur entrée sur cette terre de la cruauté et du vice, sauvegarder moins encore leur vie que leur vertu. Réjouis par la venue du F. Fabien et de M. de la Tour, ils se mirent avec une ardeur croissante à prêcher la bonne nouvelle, à arracher les âmes au démon, et, par la grâce du Baptême et l’Eucharistie, ils constituèrent sur ces bords, jusque-là inhospitaliers, une chrétienté où fleurirent, avec l’instruction, la piété, la mansuétude, l’intégrité des mœurs. Pendant ce temps, F. Fabien et M. de la Tour bâtissaient des églises et apprenaient aux naturels à cultiver la terre. C’était une transformation qui devait bientôt exciter l’étonnement des officiers et des matelots de la corvette française la Triomphante.

Ceux-ci abordèrent aux îles Gambier dans le courant de l’année 1842.

Parmi eux était un jeune aspirant de 1re classe. Il était né à Paris le 12 décembre 1819, avait fait ses études dans l’Université, et couronné ses travaux scolaires en subissant avec succès les examens de l’École polytechnique. Il se nommait Alexis Clerc.

Son éducation religieuse avait été complètement négligée par ses maîtres aussi bien que par son père, engagé dans les idées libérales de 1789. Sans ressentir aucune aversion contre l’Église et ses dogmes, Alexis Clerc vivait en dehors des principes et des sentiments chrétiens. Dans un grand péril qui avait mis sa vie en danger, il n’avait pas même eu la pensée de Dieu.

Telles étaient ses dispositions, lorsque son vaisseau toucha aux îles Gambier. Il en connaissait les habitants comme étant les plus sauvages et les plus sanguinaires de l’Océanie. Quelle ne fut pas sa surprise en trouvant un peuple doux, chaste, appliqué aux arts utiles !

Une belle église bâtie avec d’énormes blocs de corail que les indigènes allaient arracher aux entrailles de la mer, à cinq lieues des côtes, s’élevait à Mangaréva, la plus grande des quatre îles qui forment l’archipel de Gambier. Les architectes et les constructeurs de cet édifice étaient de pauvres religieux, aidés de leurs néophytes. C’était, pour une large part, l’œuvre du F. Fabien.

Fût-on fils de son siècle, si l’on n’a pas le parti pris de dédaigner tout ce que la religion fait et inspire, on se sent pris de respect à la vue d’un spectacle comme celui que contemplait l’équipage de la Triomphante.

Alexis Clerc ne put voir l’œuvre des missionnaires sans en ressentir une impression secrète. Il en fit part à son père dans une lettre dont voici quelques fragments :

« De Valparaiso, nous sommes allés aux îles Gambier... Deux missionnaires français s’y établirent, il y a huit ans (vers 1834), avec deux ouvriers. Ils apprirent la langue. Par les bons conseils qu’ils leur donnèrent et par leur conduite ils s’acquirent l’estime et l’affection des sauvages ; alors ils essayèrent de les convertir et de les civiliser. Il est impossible de concevoir par quels prodiges de dévouement et à quel point ils ont atteint ce but. Les naturels maintenant sont tous chrétiens ; ils sont honnêtes, bons, laborieux et très-religieux.

Le grand prêtre, qui avait égorgé les Anglais, fut un des premiers convertis... Le roi fut plus difficile, mais il y vint, puis tout le peuple.

Maintenant les enfants vont à l’école : il y en a deux , une pour les filles, l’autre pour les garçons. Ils y apprennent à lire, à écrire, à compter ; on leur enseigne la religion, surtout les bons principes. Les garçons y ajoutent le latin.

Le coton vient en abondance dans ces îles. On leur a appris à le filer, à le tisser, à en faire des habits : tous les habitants sont vêtus…

Nous passâmes trois jours dans cet heureux pays, entre autres un dimanche qui était une grande fête. Tout l’état-major, officiers, élèves et la compagnie de débarquement en armes, assista à la messe. L’église était pleine d’un peuple immense qui chantait, dans la langue du pays, une prière que les missionnaires leur ont composée. Cette harmonie simple, pleine de contrastes, me produisit une impression, comme je n’en ai pas ressenti…

Après la messe, les missionnaires nous firent déjeuner chez eux avec le roi et le grand-prêtre. Un repas frugal nous fut offert, mais d’un si bon cœur !... Quel beau dévouement, mais quelle récompense dans un pareil résultat ! Je croyais rêver, et voir la réalité d’un chapitre des Natchez. »

Il y vit mieux qu’une brillante peinture sortie de l’imagination de Chateaubriand. Ce grand spectacle resta dans son âme, et plus tard il rapportera à cette date le travail longtemps secret de sa conversion.

Son retour à Dieu aboutit quatre ans plus tard, sur la côte africaine du Gabon.

D’indifférent en matière religieuse devenu croyant ; de croyant, chrétien fervent et zélé ; de chrétien, prêtre et membre de la Compagnie de Jésus, Alexis Clerc, en 1870, se trouvait à l’école préparatoire de Sainte-Geneviève à Paris, où précédemment il avait initié nos futurs officiers de marine à la science que l’École polytechnique lui avait apprise. Ce fut là que les fils égarés d’une génération qui a redit à satiété : « Nous sommes la science », sont venus prendre, dans la personne d’Alexis Clerc, le marin serviteur de la patrie, le savant formé dans la première de nos écoles, l’homme du devoir et du sacrifice. Cet homme, il est vrai, portait la livrée de Jésus-Christ : il était religieux et prêtre. À ces titres, il fut saisi, jeté dans les cachots, demeure ordinaire du crime ; le 24 mai 1871, la Commune en fit un martyr.

Pendant ce temps, les Pères et les Frères des Sacrés-Cœurs vivaient toujours, parmi les anciens anthropophages de l’archipel de Gambier, comme au sein d’une famille paisible et unie.

C’est dans ce centre où l’Évangile a fait fleurir la vertu et qui donne des leçons d’humanité et de mansuétude à nos vieilles civilisations, retombées dans la barbarie parce qu’elles ont chassé Dieu, que l’humble menuisier de Millau, F. Fabien, devenu l’un des artisans de la grande œuvre accomplie aux îles Gambier, a vu s’écouler tranquillement les dernières années de sa vie d’apôtre.

« Sa piété simple et franche, racontent les Annales des Sacrés-Cœurs, allait droit au bon Dieu. Aussi faisait-il l’édification de tous les insulaires. L’un d’eux disait un jour que le F. Fabien était une des colonnes de la chrétienté à Mangaréva ; qu’il suffisait de le voir soit à l’église, soit au dehors, pour être fortifié dans la pratique de la religion. »

Il est mort dans la paix, s’en allant avec confiance vers le Dieu qui réserve des couronnes aux plus humbles de ses serviteurs, comme il décerne des palmes à ses martyrs.

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