Jaussen - Monchoisy - 1888

La nouvelle Cythère

par Monchoisy

 

1888 - pp. 57-60

Je reviens de Papenoo, l'un des districts les  plus intéressants de l’Ile. J'y ai vu Monseigneur Tepano Jaussen, évêque d'Axieri, ancien vicaire apostolique de Tahiti. Tepano, dans le pays on dit Tepano tout court, célèbre la messe dans une très modeste église, une case ordinaire, en bois. Il se console de n'avoir pas réussi à extirper l'hérésie en élevant des bœufs, en récoltant des noix de coco et en s'adonnant à d'importants travaux historiques et archéologiques. Il croit avoir trouvé la solution du grand problème de l’origine des Maoris, la race à laquelle appartiennent les Tahitiens et tous les Polynésiens en général.

Tepano est très fier de sa découverte. Il m'a montré des cahiers couverts de notes et, non sans quelque réticence, m'a donné à entendre que c'est dans l'une des Célèbes qu'il faut chercher les traces du premier groupe indien d'où sont nés les Polynésiens. C'est de là qu'ils auraient essaimé dans le Pacifique, abordant successivement à toutes les îles éparses de l'Océanie. Je ne suis pas grand clerc en ces matières. Tout en écoutant Tepano, je le regardais attentivement et je finissais par trouver à ce moine paysan, à ce bénédictin agriculteur, une physionomie à part, avec sa grande barbe grise, sa soutane tout usée et ses obstinations de vieillard et d'érudit qui se convainc lui-même en essayant de convaincre les autres.

En ce moment, Tepano déchiffre un document précieux, des tablettes gravées, des tablettes de bois de rose trouvées dans l'Ile de Pâques. Or, ce qui manque le plus pour étudier l'histoire des Maoris, ce sont les documents écrits. On ne peut évidemment donner le nom d'écriture aux signes assez rares gravés sur les idoles ou sur quelques pierres. Il en est autrement des tablettes de Tepano ; ce sont proprement non des pages mais des lignes d'écriture, et les signes sont bien des caractères qui se répètent et dont le sens lui est connu. Ces caractères ont quelque chose d'hiéroglyphique, mais il s'en faut qu'ils aient la pureté, la beauté des caractères égyptiens. Il est difficile d'en donner une idée sans le secours de la gravure. Malgré leur naïveté grossière, ces caractères n'en constituent pas moins une écriture idéographique imitant, selon la définition de Champollion, plus ou moins exactement les objets existants dans la nature. Voici un poisson à n'en pas douter, deux poissons, trois poissons, une scolopendre, une ligne, un hameçon et un poisson au bout, une volaille ou un oiseau quelconque ; et peut-être doit-on voir dans un dernier dessin un bonhomme, un peu déjeté, il est vrai, et où il faut de la bonne volonté pour reconnaître les belles proportions du roi de la création.

Le vénérable évêque d'Axiéri a des rivaux et des émules en grand nombre ; il en a dans la magistrature, dans l'armée, dans la flotte, dans la gendarmerie, dans l'administration. On a beaucoup écrit sur le passé de la Nouvelle Cythère quoiqu'on n'en sût rien ou peu de chose, mais le moyen de résister à la tentation de dépeindre cette terre tant vantée et de raconter son histoire, les coutumes et les traditions de ses habitants ! C'est à qui rassemblera le plus de documents, compulsera le plus d'ouvrages, se livrera aux enquêtes les plus minutieuses, aux observations, les plus patientes. De tous ces chercheurs le plus intéressant est à coup sûr Tepano qui correspond en latin, comme les moines du moyen âge, avec les vicaires apostoliques des Iles plus ou moins lointaines ; leur fait part de ses découvertes, leur soumet ses hypothèses et leur demande des avis. Patience, quelque temps encore et nous saurons ce que signifient les caractères des tablettes de l'île de Pâques où, dès à présent, le vieil évêque devine des épitaphes, et dont il a fait l' objet d'un mémoire adressé à l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres.

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