Jaussen - Bourdiol 2008

Monseigneur Jaussen, premier Évêque de Tahiti

par Louis BOURDIOL

 

Tiré du Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier – T. 39 – 11 février 2008 – pp.55-62

L’histoire de ce grand prélat missionnaire, j’allais presque dire les aventures, m’a paru digne d’intérêt car elle constitue un exemple assez typique de ce que pouvait être l’histoire d’un de ces esprits aventureux du XIXème siècle, idéalistes en général, capables, poussés par leur passion, de tout abandonner pour s’installer dans des lieux difficiles et souvent même dangereux. Bien sûr leurs intentions n’étaient pas toujours totalement désintéressées et le plus souvent pleines d’illusions.

Ces personnages, missionnaires, explorateurs ou aventuriers a l’état pur ont souvent beaucoup apporté dans les domaines scientifiques, géographiques ou autre pour la connaissance du monde. Je disais dangereux car il ne faut pas oublier que les conditions sanitaires de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie étaient généralement, au XIXème siècle, proprement épouvantables : fièvre jaune, typhoïde, paludisme, carences de toutes sortes, sans vaccinations ni, bien sûr, sans le moindre traitement anti-infectieux. J’ai ajouté à mon propos un bref résumé de l’histoire d’un de ses cousins, père dominicain, au destin tout aussi remarquable.

Cette histoire commence dans une région particulièrement austère de l’Ardèche, située au nord de Largentière, au sud de la route nationale 120, célèbre par la présence, non loin de Coucouron, de l’auberge de Peyrebelle. Le futur prélat est né en effet à Rocles, canton de Valgorge ; tout le canton est dominé par le « Tanargue », massif culminant à près de 1500 mètres. L’origine du nom « Tanargue » remonte à l’époque celtique : Tanaris dieu celte du ciel et du tonnerre se manifestait violemment sur « Arga », la montagne ; le Tanargue désigne ainsi la montagne du tonnerre. Cette région fait partie du Haut Vivarais, elle est arrosée par la Beaume rivière de 40 km de long, qui finit sa course à Ruoms et se jette dans l’Ardèche ; ses habitants la nomme : « La Chavade ».

Si actuellement la principale ressource de cette région est le tourisme il est évident qu’il n’en était pas de même au XIXème siècle. Dans une biographie consacrée a Mgr Jaussen, il est écrit : « Florentin-Etienne Jaussen naquit le 12 avril 1815 au Perrier, paroisse de Rocles dans ce coin de l’Ardèche, terre généreuse et féconde ». Il paraît évident que l’auteur de cette phrase ne s’était jamais rendu sur ce plateau calcaire particulièrement aride. L’agriculture y était très pauvre. Une plaisanterie a cours en Ardèche : les corbeaux qui volent au dessus de ce plateau volent sur le dos pour ne pas voir la pauvreté de la région… Il est dit de son père qu’il était un « paysan aisé », cela relève d’un grand optimisme, nous sommes là dans le domaine de l’hagiographie. La famille du jeune Étienne (en effet il est toujours appelé par son second prénom comme cela était alors la coutume) est une famille particulièrement attachée au catholicisme : elle avait même couru de grands dangers sous la Terreur en donnant abri à des prêtres menacés de l’échafaud. Le nombre de prêtres et de religieuses y est particulièrement impressionnant : son père avait deux frères religieux, le père Joachim né en 1795, le Père Bernard né en 1797, Étienne Jaussen a un frère religieux le Père Frumence né en1809, un cousin le Père Prat né en 1849, à cela s’ajoutent deux sœurs, sœur Félicité née en 1812, sœur Sophie née en 1819 et une cousine Sœur Marie. Plus tard on note le père Valérien né en 1860. Tous ces personnages sont nés à Rocles ou dans les environs immédiats. Tous font partie d’une congrégation religieuse créée en 1800 à Poitiers par un tourangeau l’abbé Coudrin : la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Le père Prat fut même pendant des années supérieur général de la congrégation. Le siège de cette congrégation fut transféré à Paris rue de Picpus en 1805, il est question à partir de ce moment de la « Congrégation des Sacrés cœurs de Jésus et de Marie de Picpus »les membres sont qualifiés alors de « Picpuciens ». Il s’agit d’une congrégation dont le but est de propager la dévotion aux sacrés cœurs de Jésus et de Marie par l’éducation religieuse et surtout par l’apostolat missionnaire.

Plus tard, au cours toujours du XIXème siècle, et au sein de cette famille, on note un frère dominicain le frère Antonin Jaussen, un des premiers élèves du père Lagrange de l’école biblique de Jérusalem et une fille de la charité, sœur Marthe. Ce frère dominicain est né lui aussi en Ardèche, à Sanilhac dans les environs de Rocles en 1871 ; du fait des lois contre les congrégations il fut obligé d’aller faire son séminaire en Hollande et il fut envoyé à l’âge de 19 ans à Jérusalem, il fit donc partie des premiers élèves du père Lagrange. Après des études très solides il devient régent des études et enseigne la géographie de la terre sainte et la langue araméenne. À 37 ans il organise une croisière sur la mer morte et dès ce moment se fonde le binôme Savignac-Jaussen tous deux passionnés de culture arabe. Ce tandem fût à l’origine d’un grand nombre de publications sur le Moyen Orient et la culture arabe.

Mais, c’est surtout le rîle du Père Jaussen pendant la guerre de 1914-1918 qui a retenu mon attention. Les documents concernant ce religieux comportent 600 000 signes et sont éparpillés, soit au quai d’Orsay soit au archives de l’armée au château de Vincennes. La France avait, avant même la guerre, la priorité des opérations navales en Méditerranée. La Marine française fut donc chargé du blocus maritime de la Turquie. Le Père Jaussen fut affecté au service de renseignement de Port Said de 1915 à 1917 puis à Jérusalem de 1918 à 1919. Il ressort des archives concernant le Père Jaussen que celui-ci rencontra beaucoup de difficultés, dues, à l’animosité des syriens, des anglais et surtout, semble-t-il, « au caractère volontaire joint à un abord quelque peu brutal » (termes même d’un rapport au ministère de la marine) ; il n’empêche que les rapports du Père Jaussen furent très importants et particulièrement documentés. Il préconisa, un des premiers, plusieurs mois avant Lawrence, une action de guérilla contre le chemin de fer du Hedjaz, action dont il établit un plan précis ; il analyse plus tard avec un remarquable coup d’oeil l’action du Capitaine Lawrence. « Le rôle de Jaussen durant la première guerre mondiale ne se comprend que dans le contexte général de volonté de servir son pays durant la grande épreuve... Ses conceptions d’une grande Syrie sous influence française sont dans la norme de son temps et de son milieu… Il reste que l’historien doit se féliciter de la richesse documentaire réunie par ce religieux. Son coup d’œil politique est remarquable et un certain nombre de ses notes et rapports apportent des renseignements que l’on ne retrouve nulle part ailleurs sur l’histoire de la Palestine et de la Transjordanie durant cette période troublée » (Henri Laurens : Jaussen et les services de renseignement francais 1915-1919). Après la guerre le Père Jaussen reprend ses cours à Jérusalem et quelques années après, en 1928, il quitte Jérusalem pour Le Caire où il devient « Père de ministère » c’est-à-dire beaucoup plus tourné vers l’apostolat et l’œcuménisme. Il se retire en France, dans un couvent du Gard, il fait d’ailleurs quelques visites au couvent de Saint Mathieu de Tréviers, il meurt en 1962 à 91 ans.

Étienne Jaussen fit ses premières études à Mende sous la direction de son oncle le père Bernard, puis, séduit par l’enseignement il va achever ses études à Montpellier où il est reçu bachelier ès lettres, titre assez rare à cette époque.

Très vite il est admis au grand séminaire de Périgueux mais il n’y reste que peu de temps et entre en 1843 chez les Picpuciens dont le noviciat est alors à Vaugirard. Il est profès le 7 mars 1845. Le 20 juillet 1845 il embarque à Bordeaux pour Valparaiso rejoindre la résidence des Picpuciens. Il débarque au Chili le 10 décembre suivant après près de cinq mois de navigation. Le voyage se faisait alors en doublant le Cap Horn, à la voile, il a donc dès ce moment le titre de « cap hornier ». Je n’ai trouvé malheureusement aucune relation de ce voyage dont les dangers n’ont pas l’air d’avoir impressionné le jeune ardéchois. J’ai eu l’occasion, au cours d’une croisière sur le Belem, de visionner un film des années 1920 retraçant le passage du Cap Horn par un quatre mâts dont je me demande comment il est arrivé à Valparaiso. Il est nommé professeur au collège des Sacrés Cœurs de la capitale du Chili en 1846 puis maître des novices dès 1847 et en 1848, après à peine trois ans de profession religieuse, il est élevé à la dignité d’évêque, sacré à Santiago évêque d’Axiéri, il est nommé premier vicaire apostolique de Tahiti. Il a à peine 33 ans. Il embarque avec deux pères de son ordre et fait voile vers Tahiti, île où il restera quarante deux ans. On est tout à fait admiratif de la rapidité de la prise de ces décisions. En fait la situation à Tahiti explique en partie cette précipitation.

Quelle est cette situation ? Dès 1777, les premiers missionnaires protestants débarquèrent dans ces îles, on pense qu’avant eux des missionnaires catholiques avaient séjourné dans l’archipel en provenance du Pérou, mais ils n’ont pas laissé de souvenir. À la fin 1836 deux pères des Sacrés Cœurs, après avoir évangélisé les îles Gambier furent envoyés à Tahiti par l’évêque de Nilopolis, vicaire apostolique de l’Océanie orientale. Si l’île est gouvernée par la reine Pomaré, elle est en fait dominée par un missionnaire protestant à la fois consul et négociant, le célèbre Pritchard ; celui ci voyant d’un mauvais œil débarquer des « papistes » (l’œcuménisme n’était pas encore à la mode…) va tout faire pour leur rendre la vie impossible et il y parvient remarquablement tantôt en mettant le pouvoir de la reine en avant, tantôt en l’ignorant selon les circonstances. Deux missionnaires, par exemple, furent mis dans une goélette et expulsés de l’île. En fait la reine, soutenait, semble-t-il, les missionnaires protestants. En 1842 le protectorat français est établi dans l’île ; les missionnaires catholiques ont alors quelques démêlés avec le gouvernement de Louis-Philippe ; un décret de Guizot leur interdit même de prêcher la religion catholique. Il semblait désormais qu’il n’y avait rien à faire dans ces parages. Mais la révolution de 1848 changea radicalement la situation ; d’où certainement la précipitation dont je parlais plus haut dans la nomination d’évêque du père Jaussen ; celui-ci ordonne alors deux prêtres et ils débarquent tous les trois la même année à Tahiti. La situation n’était pas facile, les idées préconçues des indigènes, par exemple, encouragées par les britanniques de l’île, inscrites dans un livre populaire dépeignaient le pape et les « papistes » ni plus ni moins que comme des anthropophage : on peut même voir une caricature montrant le pape dans une grotte, coiffé de sa tiare, en train de se délecter de chair humaine, que lui amène un chevalier couvert d’une superbe cuirasse !!! Je soupçonne que les catholiques de l’époque, dans ces contrées, n’étaient guère plus tendres avec les protestants, tant la tension était vive.

Notre prélat ardéchois ne saurait se décourager : il joue beaucoup sur le prestige de sa bague d’évêque par exemple, en s’appuyant en particulier sur les enfants, aux quels il s’efforce d’apprendre le français avec, là, la bénédiction des autorités de l’île. Mais pour que tous ces contacts soient réalisables, il était nécessaire qu’il parla la langue locale, ce qu’il fit très rapidement. On sent chez lui un souci constant d’assimiler le maori, la langue parlée à Tahiti mais aussi d’étudier les croyances des habitants de l’île ; ces croyances sont d’ailleurs complexes, elles comportent un polythéisme assez primitif mais accompagné d’une croyance en une immortalité relative, de l’âme, qui au sortir du corps allait aveuglément toucher, au hasard, l’une des deux pierres situées sur le promontoire de Taataa, et continuait à vivre ou était anéantie selon qu’elle s’était heurtée à la pierre de vie ou à la pierre de mort. Dans le cas de survie l’âme pouvait être récompensée, dans le cas contraire elle était absorbée dans le grand Tout. L’âme du Prince devenait une divinité.

Le fétichisme tahitien était un composé de matérialisme, de fanatisme, de croyance en une vie future et de panthéisme. Les dieux descendent d’un ancêtre commun Taaroa qui de son mariage avec Hina la terre avait eu un fils, Oro, souverain du monde. Il existe de nombreux autres dieux, Raa, le soleil par exemple et une quantité considérable de dieux secondaires, pratiquement un pour chaque île. Il existe encore dans certaines îles des sacrifices humains rituels, suivis de pratiques anthropophagiques, comme dans toute l’Océanie à cette époque. Certains animaux tels que le requin ou le coucou ont également des droits à la divinité.

L’activité de Mgr Tepano Jaussen est intense (Tepano est la traduction d’Étienne en maori, à partir de cette époque, on ne le nomme qu’avec ce prénom) : construction de la cathédrale de Papeete, catéchèse des enfants, recherches sur les origines de la race maori, sur les idiomes tahitiens, encouragement de l’agriculture et essais d’élevage de bétail plus ou moins réussis. La construction d’une église était d’abord indispensable, en effet de 1848 à 1855 l’évêque célébrait la messe surtout à bord des navires, il avait été nommé aumônier de la division navale du Pacifique en 1851. Avec beaucoup de problèmes et de difficultés la construction de la cathédrale est réalisée ; il faut par exemple faire venir de Sydnée, en Australie, les pierres, les briques, le fer etc… Les difficultés matérielles ne sont pas les seules, il se mêle aussi des difficultés politiques soit avec les indigènes soit avec les pouvoirs publics. Tout finit bien et la cathédrale est enfin inaugurée.

Je ne m’étendrai pas sur le rôle de l’évêque dans la création d’une agriculture dans ces îles dont les habitants étaient encore au stade de la cueillette et avait beaucoup de mal à assimiler le nouveau système ; il en fut de même pour l’élevage. Les efforts tenaces du prélat finirent néanmoins par porter leurs fruits. Gageons que ses origines paysannes ne sont pas pour rien dans sa réussite spectaculaire.

J’ai déjà parlé de l’intérêt que portait l’évêque à la civilisation et au langage des peuples du pacifique, cet intérêt ne se départit jamais et là aussi les résultats de ses recherches furent spectaculaire et font encore autorité. Les premiers missionnaires étaient arrivés sur les lieux en 1777. Quand Mgr Jaussen arriva il s’aperçut immédiatement de la dégénérescence du langage primitif des indigènes, et, comme cette question de langage était intimement liée à celle des origines de la race maori, qu’il importait par conséquent, au point de vue historique, de fixer les bases de ce langage avant qu’il n’ait absolument disparu, il entreprit ce travail, quelques puissent en être les invraisemblables difficultés. Il écrit à son supérieur en novembre1849 : « L’idiome de Tahiti et du reste de l’archipel est déjà corrompu par les néologismes. Les Pomotous ont un autre idiome, mais chaque jour le Tahitien gagne chez eux. L’archipel de Cook a aussi son dialecte, Mangareva conserve purement le sien. Faut il conserver ces divers dialectes avec d’énormes dépenses d’impression, ou laisser le Tahitien les remplacer et favoriser ses progrès ? » curieuse conception, il ne s’agit pas de conserver des cultures mais de les rendre plus efficaces en unifiant les dialectes. Le lieutenant de vaisseau de Bovis écrivait dans la Revue coloniale en 1855 : « Tout s’altère, tout s’efface dans ces archipels, la population, la langue, les souvenirs et les coutumes, et il n’y a aucune espérance qu’on puisse tirer quelques lumières de la génération actuelle ».C’est pourtant ce que songeait à faire Mgr Jaussen , à force de patience, de pénibles recherches, d’acuité dans l’esprit d’investigation, il arriva à recueillir un grand nombre de mots primitifs, à démêler les règles d’une syntaxe ordinaire, et bientôt il dotait ces régions d’une grammaire et d’un dictionnaire qui font encore aujourd’hui autorité. Plus tard il écrivit un catéchisme tahitien et une traduction des principaux passages de l’Ancien Testament.

Ces recherches ne se cantonnèrent pas à Tahiti, en effet l’île de Pâques faisait partie de la juridiction religieuse de l’évêque, bien que très éloignée. Les missionnaires de cette île, juridiquement chilienne, étaient donc sous les ordres de l’évêque de Tahiti. Mgr Jaussen ne s’y rendit d’ailleurs jamais.

Je rappellerai rapidement l’histoire de cette île au destin tragique, un des lieux les plus isolés du monde, à 3 800 km à l’ouest du Chili et à 2 500 km à l’est du « caillou » de Pitcaim grand de 5 km2, les indigènes l’appellent Rapa Nui. Pierre Loti décrit ainsi son arrivée dans l’île : « Lentement, elle s’approche et se précise l’île étrange ; sous le ciel assombri de nuages, elle nous montre des cratères rougeâtres et des rochers mornes. Un grand vent souffle et la mer se couvre d’écume blanche-Rapa-nui est le nom donné par les indigènes à l’île de Pâques, et, rien que dans les consonances de ce mot, il y a , me semble-t-il, de la tristesse, de la sauvagerie et de la nuit… Nuit des temps, nuit des origines ou nuit du ciel, on ne sait trop de quelle obscurité il s’agit ; mais il est certain que ces nuages noirs, dont le ciel s’enténèbre pour nous apparaître, répondent bien à l’attente de mon imagination ».

Les dernières connaissances sur ce lieu m’ont été fournies par une conférence de Michel Orliac intitulée « l’île de Pâques revisitée » prononcée en 2005 et par un article de Wikipédia, l’encyclopédie libre. Vue sa situation elle ne pouvait être peuplée que par des Polynésiens, maîtres du pacifique depuis les premiers siècles de notre ère ; venus du nord ouest, on pensait qu’ils s’étaient établi à Rapa Nui entre l’an 800 et l’an 1000, poussés par des migrations de population, les dernières mesures de radiocarbone pratiquées en 2006 proposent une implantation plus récente, vers 1200 après J.C. Il est évident que ces polynésiens étaient des extraordinaires navigateurs pour réussir un exploit pareil mais aussi des constructeurs de bateaux particulièrement habiles (il s’agit des fameux catamarans) ; ils ne se contentèrent pas de visiter l’île mais ils la peuplèrent en y installant leurs familles. Grâce aux végétaux maintenus en vie au cours d’un voyage de plusieurs dizaines de jours, ces horticulteurs développèrent une société aux réalisations remarquables et formidablement ostentatoires. Au cours des siècles sur des dizaines de plates-formes, mobilisant des milliers de mètres cubes de terre et de pierre, ils juchèrent des centaines de géants de pierre, les moai.

L’organisation politico-religieuse était tout à fait particulière, elle est de mieux en mieux connue et explique dans une certaine mesure l’existence de ces fameux moai : Michel Orliac (chercheur au CNRS) « le pouvoir de décision est entre les mains de l’ariki mau, aristocrate d’ascendance divine qui pouvait convoquer toutes les ressources visibles et invisibles de la terre et du ciel et unir toutes les forces de la société. Il était conseillé par les ivi atua, prêtres, médecins et jeteurs de sort, l’ariki mau patronnait l’œuvre des prêtres spécialistes, les maoris et les tahonga, experts en construction navales et terrestres, astronomes, météorologues, horticulteurs, sculpteurs, graveurs, chantres et dépositaires de l’écriture rongo rongo. Le peuple rapanui vécut ainsi pendant six ou sept siècles ; une frénésie compétitive mégalomaniaque entre les prêtres “féodaux” conduisit à accomplir les produits que nous connaissons. Notons que les moai tournent toujours le dos à la mer, plusieurs explications ont été fournies assez peu convaincantes d’ailleurs. Compte tenu de l’importance des prélèvements, les palmiers disparurent dès le XVème siècle, puis entre 1650 et 1722 ce fut le cas de la quasi-totalité de la flore ligneuse. Des recherches très récentes ont montré que cette disparition n’était pas due aux hommes seuls arrivés sur l’île, mais aussi à la prolifération des rongeurs apportés dans leurs bagages. Faute de bois, les Rapanui ne purent plus entretenir leur flotte ; ils furent prisonniers du rocher de plus en plus austère. Il ne leur était plus possible de transporter de lourdes charges, la sculpture monumentale fut abandonnée. La disparition du couvert végétal varié qui abritait les jardins provoqua probablement des famines et des difficultés sociales ; les statues s’écroulaient les unes après les autres, victimes de colères météorologiques ou telluriques et surtout faute d’entretien des supports ; mais surtout les monuments où gisaient les moai étaient réaménagés avec des pierres plus petites qu’auparavant. Par ailleurs à l’aide de ces pierres, les Rapanuis continuaient à édifier des plates-formes gigantesques, désormais sans moai pour accueillir et honorer leurs morts ».

Un article de l’encyclopédie « Wikipédia », très récent, émet des hypothèses un peu différentes : « sur les 900 statues présentes sur l’île, à peu près la moitié gisent inachevées dans la carrière principale. L’arrêt précipité évident de leur production laisse supposer qu’un évènement exceptionnel a mis fin aux us et coutumes de l’île. Les dernières recherches archéologiques, notamment l’analyse des pollens contenus dans les sédiments ou les restes de repas, prouvent que l’action unique de l’homme n’a pas suffit à la déforestation complète de l’île. Il est maintenant admis que plusieurs espèces d’arbre ont totalement disparu ou du moins que leur nombre a considérablement chuté au cours d’une période très courte située au XVIIème siècle. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’une longue période de sècheresse s’est abattue sur l’île contribuant à assécher les ressources de l’île. Pour pallier cette sècheresse les habitants de l’île ont fait appel aux dieux pour que la pluie revienne, ce qui peut expliquer la frénésie de construction des moais à cette époque là, de plus en plus nombreux et de plus en plus colossaux (le plus grand qui n’est jamais été érigé fait 22 mètres de haut et pèse 160 tonnes). Se rendant compte que les érections de statues étaient vaines, les habitants se sont révoltés contre les dieux et ont abattu eux même leurs idoles dans un déchaînement collectif brutal plongeant l’île dans le chaos ».

Cette période fut dramatique pour l’île : le cannibalisme se répandit ; ce n’était pas un cannibalisme rituel, comme cela était généralement le cas dans le pacifique, mais un cannibalisme de survie. Au sujet du cannibalisme, un dialogue assez curieux est rapporté par des missionnaires : - Ah ! me disait un jour une vieille mormone convertie au catholicisme, si tu avais mangé de la chair humaine, tu ne voudrais pas manger autre chose ! – mais tu n’en manges plus, toi ! – non, parce que Tepano l’a défendu, mais… et ce mais était plein de réticences perfides, ajoute le commentateur.

Il parait vraisemblable qu’un certain nombre très réduit de personnages (ou même un seul) prirent les affaires en mains et instaurèrent de nouvelles traditions, en particulier mirent fin à la religion des moais, et instaurèrent le culte de l’homme oiseau, en rapa nui, tangata manu. Une course se tenait chaque année, où un représentant de chaque clan, choisi par les chefs, devait plonger dans la mer et nager jusqu’à Motui Nui, un îlot très proche, afin de rechercher le premier œuf de la saison des sternes manutara. Le premier nageur de retour avec un œuf contrôlait la distribution des ressources de l’île pour son clan pour une année. Cette tradition s’est maintenue jusqu’au XIXème siècle. On ne peut qu’être plein d’admiration pour les hommes qui réalisèrent une telle révolution et aboutirent à un système qui permettait aux clans de survivre entre eux sans se déchirer comme cela était le cas depuis des siècles.

Le 5 avril 1722, un évènement considérable se produisit : la découverte de l’île par le navigateur néerlandais Jacob Roggeven ; le 5 avril était, cette année là, le jour de Pâques et ce navigateur donna le nom de « Pâques » à l’île. L’île passa de la domination néerlandaise à la domination espagnole en 1770, puis enfin elle devint possession chilienne en 1888, l’influence chilienne y était cependant très forte depuis plusieurs années. Dès le début du XVIIIème siècle, les envahisseurs européens et américains exploitèrent les ressources de l’île sans ménagement, et surtout s’emparèrent des hommes valides pour en faire des esclaves, ce qui aboutit à un dépeuplement presque total, il ne resta plus que quelques centaines d’individus faméliques et la culture si originale de l’île disparut presque complètement.

Revenons à Mgr Jaussen : « Les Pascuans nouvellement convertis remettent en 1868, par l’intermédiaire d’un missionnaire, le père Zumbohm, en signe de respect, à Mgr Jaussen une cordelette tressée avec leurs cheveux, entourant un vieux morceau de bois. Tepano Jaussen, après avoir examiné le présent soulève la cordelette et s’aperçoit que la planchette est couverte de hiéroglyphes » (texte de Catherine et Michel Orliac), l’évêque, passionné par l’étude des civilisations océaniennes est enthousiaste, il exhorte le père Roussel, qui se trouve sur place, à rassembler toutes les tablettes qu’il pourra et à lancer un appel aux indigènes pour les traduire. D’après Jacques B. M. Guy, « des centaines de tablettes qui ont du exister, il n’en reste presque plus. Les uns disent qu’elles ont été brûlées à l’instigation des missionnaires, les autres qu’elles ont été cachées pour les sauver. Qui croire ? » Dans une lettre de décembre 1864, au supérieur de la congrégation des Sacrés Cœurs, le frère Eyraud écrivait avoir vu dans chaque maison des tablettes de bois couvertes de signes gravés par les indigènes dont ils faisaient peu de cas. Tepano Jaussen déniche bientôt à Tahiti un manœuvre originaire de l’île de Pâques, Meteoro, qui dit savoir lire les hiéroglyphes et par qui il se fait dicter quatre tablettes, Mgr Jaussen décrit comment Meteoro tourne et retourne chaque tablette pour en trouver le début et en psalmodie le texte. Le sens de l’écriture est unique au monde. On lit de gauche à droite mais en partant du coin inférieur gauche de la tablette ; arrivé au bout de la ligne, on fait pivoter la tablette de 180 degrés et l’on continue, toujours de gauche à droite ; en effet, l’orientation des signes change d’une ligne à l’autre. Imaginez un livre dont les lignes impaires soient imprimées normalement mais dont les lignes paires aillent non seulement de droite à gauche mais encore aient les lettres imprimées sens dessus dessous. En fait l’expérience « meteoro » s’avère désastreuse, tout se passe comme si le pascuan avait une vague connaissance des signes sans en connaître le sens profond, l’évêque publie une liste de ces signes sans en donner la signification ; il faut avouer que l’on n’est guère plus avancé actuellement.

De toute facon, il s’agit d’une écriture archaïque dont la grande majorité des hiéroglyphes sont anthropomorphiques : des petits hommes assis, debout, de face ou de profil, tenant un bâton ou un bouclier etc. ; des signes zoomorphiques, surtout des oiseaux, moins souvent des poissons. Le plus fréquent ressemble à l’hirondelle de mer, qui faisait l’objet d’un culte car elle était associée au dieu suprême Make Make.

Bien évidemment, certains auteurs ont prétendu que les signes de l’île de Pâques ressemblaient trait pour trait aux signes de civilisations disparues des Indes aux Andes, ce qui a entraîné nombre d’élucubrations plus fantaisistes les unes que les autres. En fait « l’écriture » rongo rongo est unique au monde et nous n’avons aucun équivalent en Océanie. Le professeur Lenora Bettochi au cours d’une conférence en 2004 émet de nouvelles hypothèses : les chants ure vae iko relevés par Thompson en 1886 sont des chants inventifs ou habituels à la tradition orale que les pascuans clament en regardant les photos des tablettes. Ils sont très beaux. Parfois l’ancien essaie de dire ce que signifiaient ces tablettes pour ses ancêtres, parfois il décrit une série de pictogrammes, leur forme physique, parfois il chante des rongo anciens, des chants de la pluie.

Il est admis que les Rongo Rongo ne représentent pas des lettres telles que celles de nos alphabets où un symbole représente une unité de son. Certains pensent aussi que cette écriture est dérivée de l’alphabet latin apporté par l’expédition espagnole de 1770. Tant que nous n’aurons pas de pierre de Rosette, il semble donc que le décryptage sera impossible. Peut être les travaux de Laurena Bettocchi apporteront quelques lumières à ce problème ; grâce à ces travaux la connaissance des Rongo rongo paraît se débloquer lentement. Quoi qu’il en soit, encore actuellement, les travaux de Mgr Jaussen restent très valables, autant pour l’écriture de l’île de Pâques que pour les travaux sur la langue maori.

Conclusion

Grâce à cette étude de la vie et de l’œuvre de ces deux très fortes personnalités du XIXème et du début du XXème siècle, j’espère vous avoir fait voyager agréablement dans des lieux un peu mythiques… Ils y ont joué l’un et l’autre un rôle remarquable, avec comme traits communs : leur entêtement, leur énorme capacité de travail bien dignes de leur origine montagnarde et leur vive intelligence accompagnée d’une grande faculté d’adaptation et d’une perpétuelle curiosité.

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