Jaussen - Annales SS.CC. 1900

Mgr JAUSSEN (TÉPANO)

Évêque d’Axieri, premier Vicaire apostolique de Tahiti,

de la Congrégation des SS. Cœurs (Picpus) 

 

Mgr jaussen 1

L'article ci-dessous est tiré des Annales des Sacrés-Cœurs – avril 1900 – pp.142-147.

Pendant les sept à huit mois de son séjour à Rome à l'occasion du concile, Louis Veuillot eut la joie de voir et de contempler à loisir quelques-uns de ces vicaires apostoliques qu'il surnomma des « fondateurs de peuples » et auxquels un évêque de France disait avec un accent d'inexprimable vénération : « Ce ne sont pas vos anneaux que je voudrais baiser, ce seraient vos chaussures, si vous portiez des chaussures, pieds-nus de mon Dieu ! »

Le 4 janvier 1870, le grand publiciste chrétien voulut faire fête à ces humbles apôtres dont « la cordialité, la sérénité, la douceur, la tendresse attirent comme l'odeur du froment. » Afin, sans doute, de les voir de plus près, il les invita à diner. Ils étaient au nombre de six. À cette réunion toute intime, l'Océanie avait député deux évêques, et ces deux évêques étaient de notre congrégation : c'étaient Mgr Maigret, Vicaire apostolique des Sandwich, et Mgr Dordillon, Vicaire apostolique des îles Marquises.

Telle fut l'impression produite par ces hommes de Dieu que six jours après, le 10 janvier, l'éminent écrivain, dans un premier article adressé à l’Univers,s'écriait en parlant d'eux : « Nous les voyons, ces héros, ces saints, ces porte-christ… De près comme de loin, ils soutiennent les regards du monde, ceux qui se sont éloignés des regards du monde pour vivre et mourir sous le regard de Dieu… Ils sont la poésie, l'enthousiasme et l'honneur de nos jours abaissés... Dieu avance chez les nations à naître sur les traces de leurs pieds saignants » - « Ils sont partis, reprend-il, deux mois plus tard, plusieurs sans savoir où ils allaient, pieds nus et les mains vides. Ils reviennent pieds nus, mais chacun dans ses mains rapporte un peuple et fait asseoir avec lui dans le concile cet accroissement de la famille du Christ… »

Mgr Tépano Jaussen. - dont les Comtemporains viennent de publier une intéressante biographie, due à la plume d'un ancien habitant de Papeete1, - n'eut pas la consolation, comme ses deux vénérés confrères des Sandwich et des Marquises, de faire asseoir dans la grande assemblée œcuménique du Vatican son cher peuple de Tahiti. Retenu dans ses iles lointaines, il dut offrir à Dieu le sacrifice d'un des plus vifs désirs de son cœur. Mais autant, sinon plus que ses deux confrères, il méritait les éloges burinés pour toujours par l'illustre chrétien. Comme eux, il a composé une grammaire et un dictionnaire pour le peuple qu'il a évangélisé ; comme eux, il a combattu l'anthropophagie, le paganisme, la superstition ; comme eux, il a conquis un peuple à la vraie foi, il a fait aimer la France, et il est mort entouré de la vénération de tous, des indigènes et des étrangers : c'est ce que l'auteur de sa biographie a clairement démontré, dans ses seize pages du n°387 des Contemporains, que nous avons lues avec la plus grande satisfaction, et que nous recommandons volontiers à nos lecteurs.

Né à Rocles (Ardèche), le 12 avril 1815, Mgr Jaussen, que les Tahitiens devaient appeler Tépano, à cause de son nom d'Étienne, entra dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs au mois d'octobre 1813. Profès le 7mars 1815, il est aussitôt envoyé à Valparaiso, où trois ans après, il est sacré évêque titulaire d'Axiéri et créé Vicaire apostolique de Tahiti. Il arriva il Tahiti en 1849. La situation y était difficile. Les protestants, peu scrupuleux dans leurs prêches, avaient représenté les missionnaires catholiques comme des anthropophages ; un livre tout récemment édité à Londres et offert aux indigènes comme livre de piété faisait mainte allusion à la férocité du Papisme ; et pour qu'on ne se méprit pas sur le sens de ces allusions, par trop évidentes d'ailleurs, les bons prédicants n'avaient pas eu honte de faire insérer dans l'opuscule la gravure du Pape surpris lui-même en flagrant délit de cannibalisme.

 Pape caverne32

On devine ce qu'il fallut de patience, d'abnégation, de prudence, de douceur pour gagner petit à petit des esprits si prévenus. Le prélat se fit maitre d'école. Tout en donnant des leçons d'arithmétique et de français, il parla de notre sainte religion ; les préjugés tombèrent peu à peu, si bien qu'un beau jour, il entreprit la construction d'une cathédrale, dont les magnifiques proportions devaient éclipser tout le luxe des temples protestants et provoquer l'admiration d'un peuple qui a plus besoin que tout autre d'être instruit par les yeux. Hélas ! cette cathédrale fut une des plus dures épreuves du vénéré prélat. Il la vit commencer, et puis, quand les travaux se trouvèrent parvenus à moitié de l'édifice, par ordre de l'administration, tout fut renversé : c'était trop grand, disait-on ;  et au lieu de la belle cathédrale rêvée par l'évêque, le gouverneur fit élever une simple église, plus qu'insuffisante aujourd'hui malgré des agrandissements successifs.

Ces peines de cœur n'empêchèrent pas le zélé prélat de travailler par tous les moyens possibles à l'évangélisation de son vaste vicariat et à la civilisation du peuple qui lui était confié. Les Gambier, les Tuamotu, l'Ile-de-Pâques reçurent sa visite et celle de ses missionnaires. La foi y fit de rapides progrès ; pour lui, ému de compassion à la vue de la misère des îles basses, il se fit agriculteur et colon, afin de leur fournir un peu de nourriture et des vêtements : leur ilots madréporiques furent, par ses soins, recouverts d'une mince couche de terre végétale apportée de Tahiti ; il y fit planter des cocos, et le cocotier orna bientôt ces terres arides où une modeste aisance ne tarda pas à succéder il une extrême misère. D'après les dernières statistiques, il a été exporté pour 855 590 fr. de coprahs et 30 142 fr. de noix do coco en coques des établissements français de l'Océanie, c'est-à-dire en majeure partie des Tuamotu, des îles stériles conquises à l'agriculture par l'initiative et le dévouement de l'immortel Tépano.

Si à ces travaux de l'apôtre, de l'éducateur, de l'agriculteur et du colon, nous joignons ceux du savant, de l'ethnographe et du linguiste, car Mgr d'Axiéri mérite tous ces titres ; nous voyons combien sa mémoire était digne d'être sauvée de l'oubli.

C'est pourquoi tous nos amis remercieront avec nous l'écrivain si sympathique, dont le nom bien français se cache modestement sous la traduction tahitienne de Tépito, d'avoir fait mettre en si bonne place, dans la galerie des Contemporains, le portrait de ce grand ouvrier de la première heure, de cet indéfectible ami des maoris, de ce père des Tahitiens dont le nom sera toujours béni sur ces plages lointaines : car nul n'aima ces peuples comme Mgr Tépano. Mais nous n'avons pas pris à tâche de résumer l'article de l'ancien résident de Papeete ; nous n'avons voulu que l'indiqué et le recommander à nos lecteurs, et nous souhaitons que ce premier travail, ne soit que le prélude d'une biographie plus considérable, nous voulons dire d'une vie bien complète du premier Vicaire apostolique de Tahiti.

F. Ildefonse Alazard,

Pr. des SS. CC.


 1 Mgr Jaussen, par Tépito, n°387 des Contemporains. – Bonne Presse, 8, rue François 1er, Paris.

2 Celle gravure est extraite (p.85) d'un livre imprimé à Londres en 1847 par les soins de The religious tract society et sous le titre : Te Tere pererina, traduction tahitienne du Pelgrim’s Progress de Bunyau. Ce dernier est une sorte de livre de piété que les protestants opposent à l’Imitation de J. C. et dans lequel ils n’ont pas rougi de représenter un pape dans une caverne dévorant des cadavres que lui apporte un chevalier chrétien.

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