Tahiti 1834-1984 - Préface

Préface [pp.9-13]

Les limites assignées à ce livre - 1834-1984 - procèdent d'un choix délibéré, mais imposé par une évidence fondamentale.

Tout catholique de Polynésie admet aujourd'hui que l'Esprit Saint a conduit les premiers missionnaires de la Société missionnaire de Londres à Tahiti le 5 mars 1797. Leurs efforts ont été finalement couronnés de succès par la conversion à l'Évangile. En 1976, lorsque le P. Patrick O'Reilly prévoyait l'agencement des salles de « Tenete » dans la 3e partie du Musée de Tahiti et des Iles, et inaugurées le 30 mai 1977, il me soumettait l'idée d'évoquer le commencement de l'époque chrétienne par une croix rappelant celle que Bœnechea avait plantée en 1774 à Tautira pour le compte d'une mission espagnole et franciscaine venant du Pérou. Là-dessus mon parti était déjà pris. Inutile pour un chrétien de prendre comme point de départ un événement qui n'a pas de suite et qui n'a pas eu d'influence sur la population elle-même. Cette expédition était sans doute méritoire, des hommes ont sans doute prié, offert la messe, mais finalement elle est restée totalement extérieure à la vie du pays. Un portrait de Bœnechea a trouvé cependant une place très honorable parmi les navigateurs qui ont hâté ou complété la découverte de la Polynésie.

La date du 150e anniversaire d'une vie chrétienne en Église à Mangareva n'est pas la seule raison de ce livre. En 1970, et 1973, aux deux Synodes diocésains, l'absence d'un ouvrage de référence pour des travaux pastoraux s'était fait sentir. Obligé d'assurer l'enseignement de quelques cours d'histoire aux élèves katekita et aux élèves diacres, les sources me sont apparues bien dispersées. Enfin de 1969 à 1979, en dix ans, le P. Cools, archiviste de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, avait mis en ordre les archives de l'Archidiocèse de Papeete et des diocèses des Marquises et des Cook. Ce fut l'occasion pour lui d'écrire plusieurs monographies très précieuses pour notre mission. Tout cela ne faisait qu'accroître la nécessité de publier un livre, qui ne soit pas purement historique. L'Église n'a pas à se raconter. Elle doit plutôt le craindre, tant elle est toujours inférieure à sa tâche. D'où l'idée d'un livre qui nous tourne plus vers l'avenir que vers le passé, d'un livre où l'évocation du passé n'a d'intérêt que pour les instruments qu'il nous offre d'une revision apostolique profonde... car telle est l'aspiration de l'ouvrage. Le Pape Paul VI, dans « Evangelii Nuntiandi », nous a rappelé que « l'Église n'existe que pour prêcher l'Évangile». Tout chrétien se sent animé de deux forces qui sont les composantes de l'Évangile : l'une nous pousse à vivre intensément les paroles de vie, à les intérioriser, l'autre à les vivre en société et les faire partager aux autres.

Depuis 1970 cet ouvrage était resté à l'état de projet, un peu comme un rêve, tour à tour, enchanteur pour les jours heureux et calmes, ou vraiment redoutable pour les soirs d'insomnie ! Il y a toujours le risque d'être maladroit dans la réalisation. Et comme il est difficile d'exhumer le passé en restant vrai sans heurter !

Le P. Paul Hodée, du diocèse d'Angers, depuis cinq ans au service du diocèse, et depuis dix ans dans le Pacifique, avait déjà l'expérience nécessaire pour la conception d'un ouvrage pastoral ; mais encore fallait-il que toutes les archives soient inventoriées... Qui le ferait ? J'exprime ici au P. Paul Hodée ma profonde reconnaissance pour avoir accepté un pareil travail et d'écrire ce livre. Merci aussi à Mgr Jean Orchampt, évêque d'Angers, d'avoir bien voulu que le Père prolonge son contrat pour mener à bien une telle œuvre qui dura trois ans : un an consacré uniquement à la découverte des documents et à leur classement en Europe, et le reste à la présentation de ce qui a marqué le plus notre passé pour enfin parvenir à « l'Évangile aujourd'hui », Certainement l'ouvrage porte la marque d'un travail intense, de la méthode et de la rigueur de son auteur qui a cependant eu l'humble prudence de soumettre son livre à la lecture de personnes avisées et passionnées de Tahiti. L'auteur a investi aussi dans cet ouvrage sa connaissance du Territoire et de ses habitants, sa flamme évangélique à laquelle le samedi et le dimanche beaucoup sont allés se réchauffer en écoutant ses homélies à la cathédrale ou à Maria no te Hau.

Ce livre ne remplacera pas hélas celui que Mgr Mazé désirait tant. Il se proposait de l'écrire lui-même à partir de ses propres souvenirs. Il avait connu la première génération des chrétiens de Takoto par exemple.

En lisant d'un trait le manuscrit, j'ai pensé à tous les lecteurs qui comme moi seraient vivement déroutés par l'atmosphère tout à fait irréelle qui se dégage des querelles incessantes qui opposèrent les protagonistes du Vicariat apostolique à ceux de l'administration ou de la Mission protestante, des procès d'intention perpétuels qui ont miné le courage des uns, dévoré les heures de travail des autres, procuré un alibi commode pour retarder les solutions. Nous tenons beaucoup au dialogue à notre époque et nous constatons que pratiquement Tahiti a vécu sans dialogue vrai, pendant des décades et des décades entre ses plus hauts responsables. Plus que certains événements, certaines paroles, certains comportements, c'est cela qui est finalement scandaleux, et qui pose une des plus fortes interrogations de ce livre.

Beaucoup d'acteurs n'ont pas été à la hauteur de la situation et au niveau de leurs charges. Mais comment les distinguer de ceux qui au contraire se sont montrés des hommes de valeur ? « Nos œuvres nous suivent… » Ceux qui ont vraiment laissé un héritage spirituel, contribué à la prospérité du pays, à son avancement culturel, bien que mêlés, malgré eux à toute une série de conflits, apparaissent alors comme des hommes exceptionnels.

Tout n'est pas à prendre au tragique non plus ! La Polynésie au temps des Commissaires impériaux, et bien après encore sous la 3e République, apparaît comme « Charlot » avec ses souliers à la pointure trop longue, et ses vêtements amples. Les vêtements ne sont pas à la mesure de l'homme ; ça fait pitié, mais ça fait rire aussi ! Pendant longtemps il en a été de même ici. La Polynésie n'était qu'une poussière d'îlots avec un vide humain du à une chute démographique sans pareille... Et on l'a habillée de vêtements inutiles, trop amples dûs à un appareil politique, institutionnel, administratif, et même parfois religieux qui n'allait pas pour sa taille !

Une troisième remarque c'est que le Vicariat apostolique, et malgré des crises extrêmement profondes, n'a jamais entamé un processus de contestation qui aille jusqu'à l'élimination ou de la Mission ou de l'autorité en place. On verra ainsi les trois premiers Vicaires apostoliques à un moment donné de leur épiscopat proposer au Saint-Siège que les missionnaires soient remplacés par des prêtres séculiers ou une autre congrégation. Ils cédaient leur place non pour interrompre la Mission, mais pour qu'elle puisse mieux repartir. Ils ne sont révoltés ni contre l'autorité de l'Église qui les avait envoyés, et cela va de soi, ni contre l'autorité politique. Ils ont vécu les conseils de saint Pierre : « Soyez soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur... » (1 P 2,13-17). Certains penseront : « Mais le Vicariat apostolique avait-il les moyens de faire autrement ? »

N'oublions pas malgré les conflits qui éclataient à Mangareva ou à Papeete, qu'il y a eu aussi une croissance très pacifique de la vie chrétienne en Église, moins perceptible à travers les écrits qui restent, mais non moins réelle. Chaque amuiraa s’est finalement élevée dans la Foi, la prière, l’entraide… et peu à peu s’est développé ce sens de l’Église si fort aux Tuamotu. Après les deux cyclones sucessifs, en janvier de « Nano », en février de « Orama », qui ont éprouvé si fortement les atolls, la Foi, l'attachement à l'Église, à l'amuiraa, aux plantations commencées dans l'Est joueront certainement un grand rôle pour le maintien des populations éprouvées sur leurs îles. La vie chrétienne en Église n'est-elle pas une raison de vivre d'abord ? Si un chrétien sait pourquoi il vit, il saura faire demain les choix à la lumière de la Parole de Dieu. Dans les paroisses renouvelées ou toute nouvelles de la ville ou des districts, la vie chrétienne en amuiraa porte aussi une espérance qui permet aux uns et aux autres selon leur âge, leur condition, leur culture, de faire face à tous les défis de l'urbanisation de Tahiti et de la Polynésie.

L'art de conduire le peuple de Dieu comme le Grand Berger le ferait aujourd'hui, c'est la pastorale. Ce livre, surtout dans la 4e partie, aborde tous les domaines où cet art doit procurer à l'Église les moyens d'accomplir sa mission. Un art qui ne concerne pas l'inspiration d'un seul, comme un peintre devant sa toile, mais un art qui concerne tous les chrétiens. La pastorale, c'est un peu un tapa qui requiert l'activité, l'habileté de tout un village ; un tapa aussi car les beaux et grands tapa sont des œuvres de circonstance qui répondent aux besoins spécifiques d'un peuple en tète à une date donnée.

À ce titre « Tahiti 1834-1984 - Vie chrétienne en Église » est un tapa... Il répond à un certain nombre de nécessités d'aujourd'hui. Certains chapitres trouveront certainement matière à d'autres publications, car ils ouvrent de nouvelles voies et il faudra bien aller jusqu'au bout de la réflexion qui s'amorce. L'œcuménisme en est à ses débuts, c'est dans les années à venir qu'on en verra les prolongements voulus et inspirés par Dieu ; le « culturel » passionne aujourd'hui les artistes, les pédagogues, les linguistes, les hommes politiques. Dans tout ce bouillonnement des courants vont se dessiner et les chrétiens conscients de l'enjeu, éclairés par la Parole de Dieu, l'enseignement de l'Église, ne se laisseront pas emporter par n'importe quel d'entre eux.

Ce livre n'est pas un catéchisme. Il pose beaucoup de questions, il donne quelques réponses qui sont déjà plus ou moins formulées dans les faits, les aspirations des croyants. C'est plutôt un carrefour où peuvent se rencontrer des hommes en dialogue.

C'est un livre écrit en français dont il sera tiré quelques éléments pour une traduction en tahitien. De toute façon il pourra être utilisé à temps et à contretemps en Polynésie même. Malheureusement il ne connaîtra pas d'emblée à travers le monde la diffusion du livre du P. Ralph Wiltgen, s.v.d., « The Founding of the Roman Catholic Church in Oceania 1825-1850 » écrit lui dans la langue du Pacifique ! Mais il le complétera, non seulement pour la période au-delà de 1850, mais parce que les études et les observations de son émule le P. Paul Hodée portent surtout sur la croissance et à partir des Iles elles-mêmes.

Enfin, que l'ouvrage, malgré les difficultés de langue, permette à notre Église locale d'être plus elle-même au sein de la Conférence épiscopale du Pacifique, d'y être mieux comprise. Quel que soit l'avenir du regroupement des différentes Conférences du Pacifique, que l'originalité de notre Église en Polynésie soit préservée. Du reste sa particularité s'est développée en même temps qu'un profond et indéfectible attachement à la Congrégation pour l'Évangélisation des Peuples. Malgré l'éloignement géographique, elle a été pendant presque cent cinquante ans notre lien direct et institutionnel avec le Saint-Siège et l'Église universelle. La collégialité permet à tous les Évêques d'ouvrir maintenant par d'autres voies leurs diocèses à l'Église universelle. C'est encore un domaine que le livre amorce tout juste et qui connaîtra sans doute des prolongements.

Le Pape Jean-Paul II rencontré peu après son élection le 13 novembre 1978 m'interrogeant sur le développement de l'œcuménisme me dit : « Vous devez apporter une plus grande conviction encore à travailler pour l'unité des chrétiens. » Effectivement, c'est l'œcuménisme qui peut par le dialogue qu'il propage, la prière, l'estime mutuelle, être le moteur d'une joie de vivre ensemble en Polynésie et prendre à tout instant dans tous les secteurs de la vie sociale, avec tous, le relais de nombreuses années de mésestime et de crainte.

Un livre ne suffit pas pour une révision apostolique, il peut nous mettre cependant sur le chemin de la découverte des ressources spirituelles d'un peuple à l'heure même où il est touché par le renouveau dans l'Esprit.

† Mgr Michel COPPENRATH,

Archevêque de Papeete

Papeete, le 25 février 1983

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