Tahiti 1834-1984 - Chap. XIV

 

TROISIÈME PARTIE

PUISSANCE D EL'EUCHARISTIE AU CŒUR DE L'OCÉANIE

 

 [pp.229-406]

 


 

Chapitre 15

Bâtisseurs d'Église

[pp.327-342]

 

Depuis l'action des premiers missionnaires à Mangareva à partir du 7 août 1834 jusqu'à la toute récente ouverture du « Centre pour le développement » à Rikitea le 31 août 1982, évangélisation et développement sont étroitement liés aussi bien dans la pratique que dans les objectifs de la Mission catholique en Océanie. En retraçant l'histoire ou en parlant de l'éducation nous avons déjà rencontré plusieurs aspects de ce qu'on nommait, au siècle dernier, une « œuvre de civilisation ». Essentiellement par des témoignages, selon notre projet, découvrons les principaux secteurs de ce qui est devenu la question majeure de notre fin du XXè siècle ; « le développement est le nouveau nom de la paix », a écrit Paul VI dans sa célèbre et toujours actuelle encyclique sur le développement des peuples[1].



[1] PAUL VI : encyclique Populorum progressio (26-3-1967).

Vision globale de l'homme restauré en Jésus Christ

À leur manière et dans le langage du XIXe siècle, les missionnaires des Sacrés-Cœurs conçoivent leur mission évangélisatrice comme devant promouvoir « tout homme et tout l'homme ».

Le P. Albert Montiton écrit à son frère Artème en 1852 : « Nous sommes appelés à l'œuvre sublime de la propagation de la foi orthodoxe, c'est-à-dire de la vraie civilisation, la seule qui, éclairant et moralisant simultanément les peuplades encore sauvages de l'Océanie, pourra les rendre véritablement sociables et heureuses »[2]. Nous ne reviendrons pas dans ce chapitre sur ce qui a été dit précédemment concernant l'action fondamentale d'alphabétisation par les « petites écoles de village » que le P. Montiton et ses confrères des Tuamotu ont développées dans tous les atolls avec l'aide de moniteurs et de katekita formés par leurs soins.

Le P. Cyprien Liausu, qui était médecin, s'exprime ainsi en 1842. « La population (des Gambier) continue d'augmenter rapidement ; cette année 52 naissances pour 22 décès... Vous savez que notre but, en venant parmi ces peuples, n'a pas été seulement d'en faire des chrétiens, mais encore des hommes, en leur apprenant les arts de première nécessité. Il fallait d'abord songer à les nourrir, à les vêtir et à les loger; c'est aussi de ce côté que s'est portée d'abord notre attention. Dieu a béni nos efforts et nous n'en sommes plus maintenant à de simples essais.

Nous avons huit métiers de tissanderie, seulement à la grande île (Mangareva), lesquels ont confectionné cette année 2 300 brasses de toile à coton[3]. Tout le fil a été filé en deux mois et demi et tissé en sept mois. Le tissage en croisé a été distribué aux fileuses les plus habiles et la simple toile à celles qui le sont moins.

Les bâtisses nouvelles sont à Taravai : une église de 75 pieds de long ; une maison pour le roi de 42 pieds de long, une autre pour nous de 30 pieds. Tous nos insulaires sont résolus à se construire des maisons en pierre ; ils trouvent que les maisons en bois pourrissent trop vite et obligent à abattre trop souvent les arbres.

Ils ont défriché tous les endroits marécageux pour y planter du taro ; ils ont arraché les forêts de roseaux qui couvraient les montagnes pour y planter des patates douces... Après le terrible ouragan de 1841, ils avaient semé des courges qui donnent encore du fruit et leur ont sauvé la vie. La crainte de la famine, jointe à nos exhortations, leur ont donné un tel goût pour l'agriculture, qu'ils ont mis en culture jusqu'aux plus mauvaises terres occupées par les fougères. Les arbres à pain, si cruellement endommagés par l'ouragan, repoussent avec vigueur et donneront des fruits dans six mois.

Nous avions ici cinq matelots déserteurs qui n'avaient abandonné leurs navires que pour être libres et indépendants de toute autorité... Ils ne pouvaient rien faire dans ce pays parce que le peuple est trop religieux. Ils voyaient avec beaucoup de peine que le Roi achetât pour son compte les perles que pêchent les naturels ; ils ne manquaient pas de faire part de leur chagrin aux capitaines marchands qui venaient nous visiter. Dans ces occurences, le mensonge et la calomnie ne leur coûtaient pas beaucoup. C'étaient, disaient-ils, les missionnaires qui conseillaient au Roi d'acheter les perles afin de frustrer les marchands du profit qu'ils auraient pu en tirer, etc. Deux d'entre eux, révoltés contre leur capitaine... vont partir pour Valparaiso. Un troisième, qui a commis plusieurs vols, va partir aussi. Il ne nous en restera plus que deux qui sont mariés ici. J'ai été blâmé par un navire de guerre pour n'avoir pas fait arrêter un autre qui avait manqué grossièrement au Roi ; l'individu n'est plus là ; il s'est enfui à Tahiti ».[4]

Tout y est dans cette lettre du supérieur de la mission de Mangareva au Supérieur Général des Pères des Sacrés-Cœurs. C'est la phase initiale que décrit admirablement le commandant Aube dans son compte rendu de voyage en 1869 en Océanie : « Toutes les missions océaniennes offrent en spectacle des sociétés arrivées en quelques années à la civilisation du Moyen Age, mais s'arrêtent incapables de nouveaux progrès »[5]. La vigueur et la réussite de la phase initiale de cette évangélisation-développement frappe les navigateurs de ces années 1840-1850 ; ils font part de leur étonnement émerveillé dans leurs comptes rendus. Le Commandant Laplace, en 1839, dit au P. Amat qu'il n'y a « rien de plus surprenant que les Gambier ; les missionnaires y font des miracles ». Le capitaine Pénaud décrit sa visite du 12 février 1844 : « Les habitants des Gambier, signalés par le capitaine Beecher, il y a seulement 18 ans, comme les plus inhospitaliers et les voleurs les plus audacieux de la Polynésie, forment maintenant une des populations les plus bienveillantes... Les changements extraordinaires effectués en si peu de temps sont l'œuvre de quelques missionnaires français. » Le capitaine Brandela en 1850 parle du merveilleux développement obtenu par « la voix de ces apôtres civilisateurs, vraiment devenus les pères de cette nouvelle famille chrétienne », selon les mots de l'abbé de Laval, aumônier de la « Capricieuse »[6].

Pour les missionnaires comme pour les voyageurs qui les visitent dans leurs îles océaniennes, « évangélisation et civilisation » vont de pair dans un développement global de l'homme restauré par la foi en Jésus-Christ. Ce que les visiteurs de passage ne voient pas, c'est la vie concrète et la psychologie du missionnaire isolé, en particulier sur les atolls, pour obtenir un résultat aussi étonnant. Un des témoignages les plus émouvants dans sa crudité et son français malhabile est celui du P. Germain Fiérens, flamand, grand apôtre défricheur des Tuamotu. Voici sa description du débroussage évangélisateur et civilisateur de l'atoll de Napuka en 1878[7]. Les habitants actuels mesureront le chemin parcouru en un siècle.

« Quoi vous dire de ce peuple (de Napuka) ? Avec toute la bonne volonté, je ne pourrais vous en dire que du mal. C'est la population la plus abrutie que j'ai trouvée dans toutes ces îles (Tuamotu). Ça n'a pas deux idées, hormis manger et boire. Tout est sauvage ici. Ça ne sait absolument rien faire... La plupart n'avait pas même la moindre hutte pour s'abriter contre la pluie, vivant au jour le jour sans rien semer ni planter...

Quelle patience et quel courage il faut avoir pour instruire ces abrutis ; ça ne comprend rien... Il y a de quoi se mettre dans des colères bleues, car, hélas !, on reste homme. Que de fois, dans les commencements, je me suis oublié ; c'est à ma honte que je le confesse. Comme le Bon Dieu sait tirer le bien du mal, ça nous a servi, car ce peuple est autant poltron qu'il est fainéant...

Jamais ils ne travaillaient ni ne plantaient quoi que ce soit ; car à quoi bon !

Car à moins d'être fort et bien soutenu, on viendrait le leur prendre. La plupart n'ont pas même des lignes de pêche, ni de petits filets de pêche, ni natte, ni pirogue, ni rien. Seuls quelques tyrans du pays ont de ces objets, pour la plupart volés. Quand un individu venait à mourir, on lui prenait tout... Je peux dire que près de la moitié de la population n'avait plus de terre et vivait un peu par ici et par là, comme elle pouvait - qu'on dise encore que le sauvage vit heureux ! Ils ne l'ont donc pas examiné... Qui a voulu et qui voudrait encore ramener l'homme-nature !

Reste à vous dire ce que nous avons fait. Nous avons commencé par faire une petite case pour nous loger ; puis une petite chapelle qui sert d'école. Nous avons fait cuire deux grands fours à chaux, assez je pense, pour bâtir l'église. Il y a aussi plus qu'il ne faut de pierres ramassées pour finir l'église ; puis un cimetière pour loger les morts. De plus, nous avons fait percer trois routes le long desquelles nous avons fait construire des petites cases, de sorte que ça a l'air d'un petit village maintenant. Je ne veux point vous parler de la peine que nous avons eu pour obtenir tout cela ; vous pouvez vous en faire une idée.

Reste maintenant à s'occuper spécialement de leur instruction et à enjoliver les villages... J'ai pensé que si vous pouviez acheter des habits, les fonds de magasin, ça pourrait être un stimulant à venir s'instruire ; ceux qui se laisseraient bien instruire, on leur donnerait un habit et on les admettrait à la communion. Ça répugne d'admettre à la Sainte Table des gens à peu près nus. »

En traitant sans nuances « d'abrutis » les Napuka, qui incontestablement forment une nation à nulle autre pareille, le P. Fiérens ne se doutait certainement pas que le village de « Pukamaruia » serait le premier village entièrement équipé à l'énergie solaire en 1982 ! et tout marche bien aux dires des contrôleurs du C.E.A. L'évolution heureuse de Pukamaruia démontre bien que la « patience » requise du missionnaire n'est pas que civilité d'un moment, mais doit embrasser des décades et des décades... Dieu est exigeant, lui qui en tout homme a mis son Image.

Mgr Verdier, dans une longue lettre de 1885 au Supérieur Général des missionnaires des Sacrés-Cœurs, récapitule cette conception missionnaire globale telle qu'il l'a découverte dans sa première tournée pastorale aux Tuamotu[8].

« Vu les distances si considérables, vu la grande difficulté des communications... dans les îles les plus reculées... seul, une fois par an, le missionnaire y fait une apparition au prix de grandes dépenses et fatigues, pour baptiser, instruire, confesser... marier, distribuer des habits aux plus nécessiteux, faire les réparations urgentes aux églises, écoles, presbytères, importer les arbres fruitiers et les bestiaux utiles afin de faire parvenir ces pauvres insulaires à avoir leur suffisant pour leur nourriture et leur entretien.

Ce petit bien-être matériel que cherche à généraliser la Mission a une importance religieuse plus grande qu'on ne pense. Que de fois les missionnaires ont constaté avec douleur la vérité de ce dicton populaire «ventre affamé n'a pas d'oreilles »... Ces pauvres gens restaient dans un état de nudité aussi horrible à voir qu'inévitable. Le missionnaire apportait-il un nombre considérable de cocos qu'il faisait planter sous ses yeux, la faim et l'imprévoyance poussaient ces malheureux à les déterrer la nuit pour les manger. Voilà pourquoi il est encore des îles plongées dans la misère ; ce n'est qu'à force de revenir à la charge qu'on pourra les en tirer.

« Là où, plus dociles à la voix du prêtre, les insulaires ont planté beaucoup de cocotiers, ils se trouvent aujourd'hui jouir d'une médiocre aisance, ont le visage épanoui, possèdent des vêtements, montrent pour l'instruction religieuse une assiduité, une attention, un attrait qu'on ne remarquait pas du tout chez eux avant d'être délivrés de la misère où ils vivaient. De plus, débarrassés du souci de la nourriture devenue abondante, ils se prêtent plus volontiers à aider le missionnaire pour les travaux de construction ou de réparation des bâtiments...

Le catholicisme a adouci les mœurs sauvages. Il a contribué dans une large part à la formation de gros villages, ce qui rend plus facile l'instruction et l'administration... La Mission a importé et fait planter beaucoup de cocotiers dont les fruits abondants procurent, au bout de cinq à dix ans, ce dont les insulaires ont besoin pour leur nourriture, leur entretien, leurs habitations...

Persuadés que l'instruction, dirigée par la religion... serait d'une grande utilité pour ces pauvres gens, les missionnaires ont établi, à côté de la maison de prière, une école tenue par un indigène instruit par le Père... Ces écoles sont dans beaucoup d'îles à la charge de la Mission exclusivement ; c'est elle qui a fourni le local, formé l'instituteur entretenu par elle et attiré à l'école les enfants du pays... Dans la bonne tenue de ces écoles est l'espoir d'un avenir... plus prospère et plus heureux pour ces îles reculées... Ils seront à même de traiter avec les étrangers sans se laisser aussi facilement que par le passé ou tromper dans les transactions ou séduire dans les relations. Ils deviendront peu à peu civilisés sans cesser d'être bons chrétiens. »



[2] A. MONTITON à Artème MONTITON (15-7-1852), à sa famille (27-12-1857), Ar. SS.CC. 73,3 - Voir H. LAVAL : Mémoires. introduction, pp. XXXVII s..
[3] 1 brasse = 5 pieds = 1,60 m de tissu.
[4] C. LIAUSU à Mgr BONAMIE (16-6-1842) Mangareva, Ar. SS.CC., L.A.M.O. II.
[5] Cdt AUBE : Océanie en 1869 in Revue Maritime. février 1873, p.327.
[6] Cdt LAPLACE au P. AMAT (14-12-1839), Valparaiso - Cdt PENAUT : Revue Coloniale. septembre 1845 - Cdt BRANDELA (19-7-1850), « Société de l'Océanie » - Abbé de LAVAL, aumônier de la Marine : relation de voyage sur la « Capricieuse » en 1850, Ar SS.CC. 64,2.
[7] G. FIERENS à Mgr T. JAUSSEN (21-6-1878), Napuka, Ar SS.CC. 73, 1.
[8] Mgr VERDIER (14-8-1885), Hao (Tuamotu), Ar. SS.CC. 58,2.

Le travail réalité fondamentale du développement

Le travail manuel a, pour les missionnaires des Sacrés-Cœurs, une valeur humaine, économique, sociale et morale tout à fait irremplaçable. Si les premiers missionnaires anglais étaient plutôt des artisans et des commerçants habitués aux affaires, selon le génie britannique du XIXe siècle en particulier, les missionnaires français étaient d'origine rurale et habitués aux travaux des champs. De plus, le modèle religieux de la Congrégation des Sacrés-Cœurs est constitué par l'abbaye bénédictine ou cistercienne qui vit de son travail manuel, habituellement agricole. Les frères convers, spécialement préparés pour ces activités, sont vite reconnus comme indispensables à l'activité missionnaire, en complément des pères qui ne dédaignent pas, évêques en tête, de se livrer aux activités de plantation et d'élevage. Cet engagement des missionnaires des Sacrés-Cœurs dans les divers métiers manuels qu'ils apprennent très vite aux polynésiens, leur vaudra les plus vives louanges pour leur action de civilisation par le travail et certaines critiques acerbes, inspirées par la jalousie devant leurs réalisations, spécialement aux Gambier et aux Marquises ; faire du développement agricole est assimilé au commerce par certains administrateurs.

Mgr Rouchouze écrit à son frère Anastase en 1836 : « Ces pauvres peuples avaient négligé la culture de leurs terres et étaient tombés dans une sorte d'inertie dont la religion seule pouvait les tirer; aujourd'hui, ils se font peu à peu au travail »[9]. Pour les pères, comme pour les sœurs de Cluny qui ne séparent pas instruction et travaux manuels, l'école ne se conçoit pas sans une initiation aux divers métiers fondamentaux. Voici ce qu'en écrit le P. Nicolas Blanc : « Tout en exerçant les élèves à la science et à la piété, nous avons fait aussi tout notre possible pour leur faire aimer le travail du corps. Tous les jours ils ont quelques heures pour se livrer à l'agriculture à laquelle ils prennent quelquefois assez de goût. J'ai toujours cru que ce serait un grand avantage pour eux si l'on pouvait parvenir à leur faire aimer le travail par goût et c'est à quoi je me suis appliqué pendant les deux ans et demi que j'ai passé parmi eux (aux Gambier) »[10]. Nombreuses sont les lettres des missionnaires qui expriment cette nécessité fondamentale de développer l'amour et les techniques du travail, surtout agricole pour avoir l'autonomie alimentaire et pouvoir amorcer des échanges, et artisanal pour vêtir, construire, se déplacer. En plus de l'autonomie d'un peuple libéré de la faim et des soucis quotidiens selon le « lève-toi et marche » de l'Évangile, l'aspect éducatif et moralisateur du travail pour lutter contre l'assistance et la paresse est fortement souligné.

Mgr Tepano Jaussen est très conscient de cet aspect d'une évangélisation rendant les polynésiens responsables de leur avenir par la formation professionnelle. Pour cela, il fonde en 1869 l'œuvre des « apprentis de Saint-Joseph » dans la vallée de la Mission à Papeete.

« En 1869, tout le monde reconnaissait à Tahiti que les premiers métiers manquaient, que pour les nécessités du pays on était tributaire de l'étranger, surtout de San-Francisco et de Valparaiso et que la colonie devait payer à des prix fabuleux les objets fabriqués en Amérique. Ne pourrait-on former des jeunes ouvriers ? Mgr Jaussen se résolut d'établir l'œuvre des apprentis de Saint-Joseph. Il décida que les ateliers de la Mission seraient ouverts à ceux des jeunes gens qui se présenteraient désireux d'apprendre un métier. Au bout de l'année, pour exciter l'émulation, aurait lieu une solennelle et publique distribution des prix. Cette œuvre avait un autre but plus élevé : moraliser la jeunesse par le travail. L'évêque chargea le P. Collette, curé de Papeete, d'inaugurer cette œuvre nouvelle qui ne vécut que des quêtes de son fondateur. Le premier concours eut lieu le 30 juillet 1869 avec douze sujets »[11].

Mgr Dordillon, soutenu par le Gouverneur de la Roncière, demande en 1864 « des frères ouvriers, menuisiers, maçons, charpentiers, forgerons... Nous avons une presse lithographique et personne pour la faire fonctionner »[12] .

Ce souci d'une formation « technique » avant la lettre rejoint le désir exprimé par divers gouverneurs qui « veulent que les écoles préparent moins de fonctionnaires et plus de professionnels ; les écoles sont inadaptées aux polynésiens », En 1935, le Fr. Romain-Pierre écrit au Supérieur Général des frères de Ploërmel, à la suite de ces remarques du gouverneur : « Si notre recrutement était plus abondant, je vous demanderais de nous envoyer de bons professionnels ; mais je n'y compte pas... Ce sont des idées très saines, répond le T.C.F. ; jusqu'à quel point sont-elles réalisables dans un pays où le cocotier est la principale ressource ? Il ne nous appartient pas de le décider »[13].

Ces efforts de formation professionnelle et de valorisation de l'intelligence des mains étaient sans doute trop en avance sur leur temps. Malgré l'exemple des soixante mangaréviens construisant la future cathédrale de Papeete en 1857 avec les félicitations du gouverneur du Bouzet, les « ateliers de Saint-Joseph » ne sont pas soutenus ; ils ferment après quelques années, les frères des Sacrés-Cœurs peu nombreux et trop âgés ne pouvant plus s'occuper de la formation des apprentis.



 

[9] Mgr ROUCHOUZE à son frère Anastase (20-4-1836), Gambier, Ar. SS.CC., L.A.M.O. II.
[10] N. BLANC au T.R.P. (22-6-1852), Ar. SS.CC. 60,2.
[11] V. PRAT : Vie de Mgr Tepano Jaussen, T. III, pp.74-75 - Idée reprise actuellement par M. BOUVIER et son Centre artisanal.
[12] Mgr DORDILLON au T.R.P. (2-10-1864), Ar. SS.CC. 47, 1.
[13] De la RICHERIE au directeur des Colonies (2-1-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5. - (De la RONCIERE en 1866, Gouverneur en 1935, PETIT-BON en 1951.) - Fr. ROMAIN-PIERRE au Frère ARCHANGE (5-10-1935 et réponse 29-10-1935), Ar. F.I.C. Tahiti.

Agriculture, plantations et pêche

Nourrir les populations et permettre aux polynésiens de vivre sur les îles est dès le début le souci des missionnaires. « Il ne faut pas croire que toutes les îles sont arides. La plupart pourront nourrir leurs habitants; mais il faut du temps et le moyen de les cultiver, ce qui ne peut se faire que peu à peu. En attendant, il faut fournir aux premiers besoins », écrit Mgr Rouchouze en 1835[14]. Le P. Laval signale que le développement agricole de Mangareva est l'œuvre du P. Cyprien Liausu ; nous avons lu ses essais de diverses cultures vivrières. En formant à la « civilisation », les pères veulent assurer rapidement l'indépendance économique des populations.

Aux Gambier comme aux Marquises, la culture du coton qui vient naturellement, est développée pour vêtir la population et la mettre moins en dépendance des marchands. Mgr Dordillon souligne « l'importance du coton et d'un troupeau » aux Marquises pour la Mission et la population. Jusqu'en 1880, il a le soutien des gouverneurs qui favorisent l'action agricole de la mission[15]. Le difficile contexte des années 1880 où l'administration voit la Mission des Marquises comme « allemande et commerçante » amène un changement radical d'attitude. « Si nous abandonnons la culture du coton je ne pourrais plus rien procurer aux Kanaks... Nous ne pouvons nous dépouiller ainsi, ayant la perspective que les socialistes et les francs-maçons pourraient bien nous priver des aumônes de la Propagation de la Foi et nous exposer ainsi à mourir de faim ou à abandonner la mission » (Fournon, 14 février 1880). Il en sera de même à Tahiti en 1884 lorsque Mgr Jaussen voudra mettre en valeur le domaine agricole de la Papenoo pour en faire une station d'élevage ; il s'en débarrassera quelques années plus tard, le développement agricole de Tahiti n'étant guère à l'ordre du jour et certains se moquant d'un « évêque marchand de vaches »[16].

Cependant, si « le rêve de Mgr Tepano de faire de Tahiti une colonie d'élevage et d'exportation de bestiaux échoua, son œuvre admirable pour l'agriculture lui a survécu. Il possédait à un rare degré l'esprit de persévérance »[17]. Nous avons signalé dans l'introduction l'hommage unanime des diverses autorités sur ce sujet, lors de ses obsèques en 1891. Avec Harrison Smith et Cuzent, Mgr Jaussen est un des fondateurs de l'agriculture en Polynésie. Les chargements de cocos et de barriques de terre sur le « Vatikana » ou d'autres goélettes à destination des Tuamotu sont restés célèbres. Les plantations dans la vallée de la mission : cocotiers, canne à sucre, légumes, fruitiers... sont bien connues. Écoutons-le raconter à sa sœur religieuse ses essais[18].

« Le parterre de l'évêché est rond ; j'en soigne la partie gauche... Mon parterre est fleuri et bien fleuri toute l'année. Ce parterre est pour nous une jouissance : Jasmin blanc et jaune, Plombago, Russelia, Héliotrope du Pérou, Bougainvillea, Rosiers de Bourbon, Yucca gloriosa, Bignonia de toutes espèces, pervenches...

Notre vallée nous donne des fruits : raisins, ananas, avocats, sapotilles, mangues, corosols, cherimolia, pommes-cannelles, framboises, oranges, vi, goyaves, bananes, cocotiers... »

Selon le mot du P. Béchu : « L'évêché, séjour verdoyant et fleuri, est une ferme modèle comme savent les créer les évêques missionnaires »[19].

Le P. Victor Vallons et ses centaines de milliers de cocotiers plantés aux Tuamotu de l'Est entre 1950 et 1980 a bien continué une ligne de développement agricole, voulue par Mgr Rouchouze dès son arrivée dans le Pacifique en 1835 et auquel Mgr Jaussen a donné toute son ampleur. Le P. Hervé Audran (1906-1918), au Tuamotu du Centre (Puka-Puka, Napuka... ) a fait planter les belles cocoteraies alignées que l'on y voit encore. En 1885, M. Bonnet, Président de la Chambre d'agriculture de Tahiti, félicite la Mission catholique pour cette action et lui offre une machine à égrener le maïs.

Dans le domaine des produits de la mer l'action est modeste bien qu'à la source de la grave querelle des Gambier. En effet, M. Urbain estime de son devoir de « dire aux gens le vrai prix de la nacre, ce qui mécontente les marins », écrit le P. Nicolas Blanc en 1851. Nous comprenons mieux à notre époque ce qu'avait alors d'insolite, dans le contexte libéral de « l'enrichissez-vous » de Guizot, cette éducation économique des producteurs locaux de perles et de nacre aux transactions commerciales et à la vérité des prix[20]. M. Ballande de Bordeaux en 1877 donne des conseils à Mgr Jaussen pour le développement de l'ostréiculture ; ces suggestions n'auront aucune suite, même si l'évêque s'inquiète auprès de l'administration de la clarification des droits de pêche des populations locales dans les lagons par rapport aux pêcheurs de l'extérieur.



 

[14] Mgr ROUCHOUZE au P. COUDRIN (2-4-1835), Valparaiso, Ar. SS.CC. L.A.M.O. I.
[15] Mgr DORDILLON au T.R.P. (1-7-1865 ; 20-9-1876), Taiohae, Ar. SS.CC. 49,1. - D. FOURNON à Mgr DORDILLON (14-2-1880), La Dominique, Ar. SS.CC. 49,4.
[16] J. TEXIER au Père G. MAAG (28-5-1885, 13-9-1886), Papeete, Ar. SS.CC. 60, 1.
[17] V. PRAT : Vie de Tepano Jaussen, T. IV, pp. 39-45.
[18] Mgr JAUSSEN à sa sœur (1-2-1877), Ar. SS.CC. 58,1.
[19] M. BECHU au T.R.P. (30-12-1890), Ar. SS.CC. 61,2.
[20] H. LAVAL : Mémoires, p.174 sur les pratiques des trafiquants multipliant les prix 70 fois !

Tissanderies et artisanat

Mgr Etienne Rouchouze écrit au « Bon Père » Coudrin en 1837 : « J'oubliais de vous parler du dénuement de nos peuples ; nous sommes à la veille de les voir nus comme ils étaient dans le paganisme. Les vêtements que nous avons reçus de France ou de Valparaiso ne sont pas suffisants pour couvrir tout le monde... Le coton vient bien ici. Il nous faudrait un homme pour le mettre en œuvre, c'est-à-dire le carder, le filer, l'ourdir et le tisser. Quelle obligation ne vous auraient pas ces peuples si, à tout ce que vous faites pour eux, vous ajoutiez le bienfait d'envoyer un homme habile pour filer le coton et fabriquer la toile. Outre l'avantage de vêtir nos chrétiens, nous aurions aussi celui d'occuper une partie de la population »[21]. Cet « homme habile à filer le coton » c'est le P. Potentien Guilmard qui arrive aux Gambier le 13 septembre 1837. Malgré « sa tête faible » - il tombera fou durant sept ans - il réussit à construire des métiers à tisser avec les frères Fabien et Gilbert et à initier des mangaréviens à « faire une excellente étoffe ». La reine de Mangareva tisse la première brasse en septembre 1838. Il y a l'année suivante douze tissanderies dans les diverses îles. Pour aider à la qualité des tissages, des concours sont organisés ; le premier se déroule le 16 février 1839. Celui du 1er mai suivant permet à M. Urbain de perfectionner les métiers[22]. Nous avons lu l'importance de ces filatures décrites en 1842 par le P. Liausu. C'était pour les navigateurs de l'époque qui se souvenaient du caractère particulièrement sauvage de la population de cet archipel, un spectacle étonnant que de voir tous ces travaux. Dumont-d'Urville, de passage le 12 août 1838, pour aider la Mission « a l'idée de laisser bien des instruments en fer qu'il avait à bord, pour le passage des glaces, et qui ne lui avaient été d'aucune utilité ».

Les outils en fer constituent ce qu'il y avait alors de plus précieux dans ces îles dépourvues de tout métal. C'est avec ces matériels que les frères Fabien Costes et Gilbert Soulié mettent au point les techniques d'extraction et de taille des pierres extraites de la barrière de corail. Sous leur direction, les Mangaréviens deviennent experts dans l'art de travailler la pierre ; la cathédrale Saint-Michel de Rikitea et les nombreuses constructions des Gambier en sont la preuve. Mgr Jaussen fait appel à eux pour lancer la construction de la cathédrale de Papeete ; le gouverneur de la Roncière les appelle pour construire le phare de la pointe Vénus. Nous avons vu que la qualité de leur travail dans la construction émerveille les tahitiens en 1857 et leur vaut les félicitations du gouverneur du Bouzet.

Non moins surprenant est le travail de « Ponts et Chaussées » entrepris à Mangareva par les premiers missionnaires ; leurs confrères des Tuamotu continueront dans la même ligne. À l'arrivée des missionnaires, il n'y avait aucun moyen de communication terrestre dans ces îles. En 1838, Dumont d'Urville décrit en ces termes la route construite à Mangareva : « C'était une belle route large, unie, qui traversait la vallée entière dans l'étendue de plus d'un mille, en longeant le bord de mer. Ses deux côtés sont couverts de jolies plantations de taros, de cocotiers et de bananiers bien entretenues et l'on a ménagé les arbres... qui en font une promenade délicieuse. Tout cet espace était jadis inculte et impénétrable ; à l'instigation des missionnaires qui joignent l'exemple au précepte, les naturels ont poussé cette besogne avec une telle vigueur, qu'ils ont accompli ces beaux travaux en moins de deux ans. » Lors des travaux d'installation du C.E.P., des visiteurs constatent, 130 ans plus tard, qu'il y a « avantage à reprendre le tracé de la route des missionnaires... Les missionnaires avaient conçu un remarquable réseau de circulation. Les îles sont sillonnées et ceinturées de larges sentiers, surélevés souvent pour mieux permettre l'écoulement des eaux de pluie ; ils sont construits un peu à la manière des voies romaines au moyen de pierres plates, soigneusement posées bord à bord, avec de solides bas-côté, des rigoles pour les eaux de ruissellement. Entretenus et débroussaillés, ils servent encore »[23].

La fabrication de la chaux à partir de la cuisson du corail n'avait plus de secret dans les diverses îles après le passage des missionnaires. La chaux obtenue est d'une remarquable qualité et d'une blancheur éclatante. En 1851, le P. Nicolas Blanc signale « qu'il faut se mettre à faire des tuiles » pour construire l'école d'Aukena[24]. Les diverses techniques artisanales nécessitées par la construction de bâtiments, parfois très importants, sont ainsi progressivement maîtrisées, adaptées et enseignées par les frères des Sacrés-Cœurs.

Pour les aider et éviter des dépenses inutiles, Mgr Etienne Rouchouze, en 1838, demande au P. Léonce Sales, « un Vignat complet avec dessins, plans... pour avoir des idées. Il serait heureux de recevoir les "Arts et Métiers" en 32 ou 33 volumes in-folio. Cet ouvrage est bien volumineux ; mais quelqu'un de nous pense qu'il serait très utile, étant, comme nous sommes, obligés de faire et d'enseigner tous les métiers sans les avoir appris »[25]. S'il n'est pas certain que cette volumineuse encyclopédie des « Arts et Métiers » soit bien arrivée à Mangareva, l'inventaire fait par le P. O'Reilly dans la bibliothèque de Rikitea a montré l'existence de divers ouvrages d'architecture : le « Traité élémentaire de la coupe des pierres » de M. Simonin, publié à Paris en 1792 ; les « Exercices de dessin linéaire » de R. Bouillon, publié à Paris en 1837 ; un « cours élémentaire théorique et pratique de construction » de J.P. Douliot et « charpente en bois », publié à Paris en 1828 ; les « Règles des cinq ordres d'architecture » de Vignole, éditées par M. Delagardelle en 1829[26]. Outre la formation initiale des frères convers, préparés pour cet aspect professionnel de la Mission, l'existence de ces ouvrages et d'autres, les conseils demandés aux experts de passage, expliquent l'importance et la qualité particulière des divers artisanats dans des îles aussi reculées que les Gambier ou les Tuamotu.

Pour assurer le développement économique des Gambier et son indépendance commerciale, le P. Laval fit entreprendre la construction d'une petite goélette par les mangaréviens. Le « Maria i te ao pu » (N.D. de Paix), mise en chantier dans la seconde moitié de 1860, est lancée en février 1862 par le Frère Gilbert Soulié. Malheureusement les qualités d'armateurs et de commerçants des mangaréviens pas plus que des missionnaires n'égalaient pas leurs compétences de constructeurs navals ; le bâtiment, avant de couler en 1869, ne rendit pas les services attendus[27]. Mgr Dordillon aux Marquises dans les années 1860 lance «l'Etoile de la mer», suivie d'autres bateaux. Le P. Paul Mazé relance en 1926 avec son côtre, le « Saint-Pierre », l'art naval dans la mission catholique au service des Tuamotu. Le « Maris Stella » et le « Saint-François-Xavier » du P. Amédée Nouailles, les côtres du P. Orens Briand et d'autres missionnaires des Tuamotu continuent dans le même sens.

Ce rapide tour d'horizon nous montre que pour les pères des Sacrés-Cœurs, « évangélisation et civilisation » constituent une unité indissociable dans un développement global des populations océaniennes. Les premiers missionnaires le font selon le modèle d'un village rural de leur époque ; autour de la racine agricole et des activités de pêche devant assurer la subsistance et l'indépendance économique, ils développent ce qui est nécessaire à l'habitat. « Nourrir, vêtir, loger, circuler, enseigner c'est aussi évangéliser », écrivait Mgr Verdier en 1885 au terme de sa première visite pastorale aux Tuamotu[28]. Dans la première phase, Mangareva en est l'illustration frappante, longuement décrite par le commandant Aube en 1873 et que l'abbé Peyrat dépeint comme « un pieux monastère où l'on travaille »[29]. La part essentielle de tous ces travaux d'artisanat varié revient aux frères convers de la Congrégation des Sacrés-Cœurs dont c'était le rôle primordial. Pour cela, tant des pères que de l'extérieur de la mission catholique, ces frères-artisans ont toujours fait l'objet d'une louange unanime. Il faut aussi souligner que, dans la mesure où le ministère pastoral les laisse libres, les prêtres et les évêques ne sont pas les derniers à mettre la main à la pâte.



 

[20] H. LAVAL : Mémoires, p.174 sur les pratiques des trafiquants multipliant les prix 70 fois !
[21] Mgr ROUCHOUZE au B.P. COUDRIN, 1837, Ar. SS.CC., L.A.M.O. I, n°87 bis.
[22] H. LAVAL : Mémoires, pp.175 et 184-185.
[23] DUMONT-d'URVILLE : Histoire du voyage, T. III, p.136 et C.E.P. : « Missions des îles » n°142, janvier 1966, p.16, cités dans Introduction des Mémoires, P. LAVAL, p. CX.
[24] N. BLANC à Mgr JAUSSEN (27-5-1851), Mangareva, Ar. SS.CC. 60, 2.
[25] Mgr ROUCHOUZE à L. SALES (26-8-1838), Ar. SS.CC., L.A.M.O. II, n°141.
[26] H. LAVAL : Mémoires, Introduction, pp. CXXIX et CXXX.
[27] H. LAVAL : Mémoires, pp.349 et 372.
[28] Mgr VERDIER au T.R.P. (14-8-1885), Hao, Ar. SS.CC. 58,2.
[29] Abbé PEYRAT au P. LAVAL (24-6-1860), Nouméa, « La Thisbé », Ar. SS.CC. 66, 4.

Santé et médecine

Les questions de santé ont pris en Océanie, avec le brassage des populations, très particulièrement durant tout le XIXè siècle et jusque vers 1930, une importance primordiale. Nous avons étudié au chapitre IV le caractère dramatique de la dépopulation qui a fait disparaître près de 90% des habitants des îles ; Tahiti et les Marquises furent les plus touchées, suivies par les Gambier et les Tuamotu. Cette situation médicale fut très longtemps un grave sujet de préoccupation pour les missionnaires, surtout lorsqu'ils se trouvaient seuls dans les îles reculées ou des vallées inaccessibles. La généralisation des dispensaires, des services médicaux, des évacuations sanitaires que nous connaissons sont récentes et le fruit de la médecine publique militaire si appréciée dans les îles éloignées.

Deux aspects de l'engagement de la mission catholique au service de la santé des populations ont été très appréciés: l'activité des sœurs de Saint-Joseph de Cluny dans les hôpitaux et les dispensaires, service commencé dès en arrivant en 1844 dans la « guerre de Tahiti ». Elles seront chassées de l'hôpital de Papeete en juin 1904. Le dévouement du P. Paul Mazé, « aumônier des lépreux » à Reao et dans les Tuamotu de l'Est dans les années 1930 et pour lequel il recevra la Légion d'Honneur en 1936 et le prix de l'Académie des Sciences Morales et Politiques[30]. Le P. Paul, comme on dit affectueusement en Polynésie, rejoint ainsi le célèbre P. Damien De Veuster, son confrère des Sacrés-Cœurs, « l'apôtre des lépreux » de Molokai à Hawaii décédé le 15 avril 1889 héroïquement à leur service[31]. Les archives de l'Institut de Recherches Médicales Louis-Malardé à Papeete apportent des témoignages intéressants sur les services rendus par les missionnaires à la santé publique. Ces documents et ces gestes publics, accueillis par Mgr Mazé « comme un hommage rendu à la Mission catholique », effacent le mauvais souvenir laissé par les attaques véhémentes de certains administrateurs, politiciens et romanciers « accusant les Pères des Sacrés-Cœurs d'avoir dépeuplé » les archipels et éteint la race maohi. On ne peut que regretter d'entendre encore parfois colporter de si pénibles calomnies, malgré ce qu'écrivent Mœrenhout en 1837, Cuzent en 1860, Le Borgne en 1871, René Virieu et De Deccker en 1981.[32]

Dès le début de la Mission en 1834, deux attitudes se manifestent chez les missionnaires des Sacrés-Cœurs sur le comportement à avoir durant les soins à donner aux malades. La première, appuyée par le P. Coudrin et qui anime les premiers missionnaires, s'enracine dans l'exemple de Jésus à l'égard des malades ; comme « signe de la foi » le Christ accueille les malades et opère des guérisons variées. Le P. Cyprien Liausu, arrivé à Mangareva en mai 1835 avec Mgr Rouchouze, n'hésite pas à exercer ses compétences médicales. Dans ses îles peu accessibles des Tuamotu, le P. Germain Fiérens, en 1862, demande à Mgr Tepano Jaussen, alors en France, « d'apporter des remèdes » pour soigner les Paumotu bien abandonnés. Le P. Paul Mazé écrit au Père Ildefonse Alazard (10 septembre 1931) : « J'aurai tous les médicaments que (le médecin-chef) peut me donner. Je lui ai demandé de m'apprendre à faire les piqûres ; il m'a promis de me montrer lors d'une visite à Orofara (la léproserie). Si les cours de Lille (faculté catholique de Médecine) avaient existé lors de mon voyage en France, j'aurais tout fait pour en profiter. J'ai bien commandé le “Bréviaire médical” ; mais rien n'arrive. Nous les plus éloignés nous sommes les oubliés. Que les jeunes profitent de ces cours de Lille. »

Cela pose parfois des cas bien difficiles comme le signale le P. Janeau en 1910 aux Gambier[33]. « Je me présente chez une femme complètement à l'abandon (et chassée par tous). Je lui offris mes soins en présence d'un témoin. Mais il fallait, pour réussir, tout voir et toucher à tout ; je me mis à l'œuvre. Après ce pansement général, elle se mit à pleurer... Aujourd'hui cette femme se porte bien ; les gens sont embarrassés parce qu'il est reconnu que je l'ai guérie... Dans un pays sans médecin... je soigne moi-même désormais. Seulement, je vous demande :

1) Puis-je continuer à soigner même les maladies secrètes pour hommes et femmes ? Pour ces dernières, je demande l'autorisation du mari ou des parents et je ne les soigne qu'en présence d'une personne de confiance.

2) Jusqu'à quel point suis-je de nos jours tenu à l'observation de la défense de l'Église interdisant toutes opérations chirurgicales aux prêtres ? Suis-je obligé de m'abstenir des opérations les plus vulgaires ? Il est entendu que mes soins sont absolument gratuits et en dehors de l'administration des sacrements. »

Le très austère Mgr Verdier, après observation approfondie de l'exercice de la médecine élémentaire par les pères dans les îles isolées, écrit au Supérieur Général :[34] « J'ai étudié par moi-même l'exercice de la médecine dans les districts où j'ai séjourné. Je n'ai découvert aucun abus. Je n'y ai vu qu'un acte de charité sans danger réel pour les missionnaires et d'une grande utilité pour la cause catholique. Aux Paumotu... cela fait autant que les prédications. J'ai consulté Mgr Jaussen et le P. Martin. Aussi, j'ai dit aux pères : je n'ordonne ni ne conseille à personne de faire de la médecine ; mais je ne m'y oppose pas non plus à trois conditions : se contenter de remèdes homéopathiques et s'abstenir de manipulations personnelles ; ne pas visiter seul les personnes malades ; se montrer, dans les interrogations sur la maladie, plutôt trop réservé que pas assez, selon les conseils aux confesseurs. »

Une autre tendance était beaucoup plus restrictive à l'égard des soins médicaux. Elle s'enracine dans l'extrême prudence du P. André Caro. Celui-ci écrit dans sa 22e « recommandation » donnée aux PP. Caret et Laval à Valparaiso en juillet 1834 : « Visitez tous les jours les néophytes. Informez-vous s'il y a des malades ; donnez-leur quelques remèdes qui ne puissent pas nuire et un peu de sucre. » Le porte-parole de cette opposition à l'exercice de soins médicaux par les missionnaires, est le P. Gilles Collette. Il s'oppose avec force à Mgr Tepano Jaussen sur ce sujet. Comme Provincial, il écrit dans ce sens au Supérieur Général pour que celui-ci interdise l'exercice de la médecine par les missionnaires dans le vicariat de Tahiti[35]. Il faut constater que cette opposition radicale, si elle a impressionné le T.R.P. Bousquet (1870-1911) et l'a amené à une position fort restrictive particulièrement à l'égard de la demande du P. Janeau citée ci-dessus, n'a pas été suivie dans la Mission. On comprend mieux la position évangélique et prudente de Mgr Verdier sur ce sujet toujours délicat des maladies et de la santé par rapport à l'évangélisation.

L'attention aux malades, l'accueil de ceux qui souffrent, la guérison des maladies sont toujours, à la suite du Christ, un « signe de foi » vécue comme espérance, une évidente « annonce de la bonne nouvelle aux pauvres »[36]. La Gloire de Dieu c'est toujours que l'homme soit vivant ; la bonne santé du corps n'est pas indifférente au Royaume de Dieu.

En Polynésie, en dehors de quelques difficultés liées aux querelles idéologiques ou administratives, il faut souligner la bonne harmonie générale entre le corps médical et les missionnaires tout au long de ces 150 années de la mission catholique. Bien évidemment, les développements rapides et l'excellence des services de la Santé Publique depuis les années 1970, ont fort heureusement fait cesser ce modeste rôle de suppléance assurée par les missionnaires dans les archipels éloignés.

Sans doute, à côté des immenses questions du développement humain en cette fin du XXè siècle et par rapport au milliard d'hommes qui a faim, les actions des missionnaires catholiques, pères, frères et sœurs, dispersés dans les petites îles polynésiennes, sont bien modestes. Cela ressemble beaucoup à « l'obole de la veuve » et au « verre d'eau » partagé. Minuscules îles au regard des vastes continents ; faibles populations en marge des foules innombrables ; terres lointaines situées en dehors des grandes routes du monde ; petite poignée de missionnaires à côté des grands rassemblements chrétiens. Tout ceci est bien vrai. Mais l'Océanie pulvérisée dans le « Grand Océan » est aussi fille de la création. N'ayant que peu de ressources naturelles, sa principale richesse est l'homme. Au fond, dans les interrogations angoissées de notre monde en crise de valeurs et du sens des choses, la Polynésie, par sa volonté de vivre autrement, semble relativiser l'orgueil des réussites purement matérielles et propose l'homme vivant comme centre et mesure du développement.



 

[30] P. MAZE au P. Ildefonse ALAZARD (5-10-1929 ; 9-1-1930 ; 31-7-1931 ; 16-11-1932 ; 30-8-1933 ; 10-1-1934 ; 4-11-1935 ; 22-2-1936 ; 9-6-1936 ; 2-12-1936 ; 18-6-1937 ; 20-7-1937 ; 3-1-1938 ; 23-1-1938 ; 9-7-1938); Ar. SS.CC. 59, 1.
[31] Le P. DAMIEN a été fait « héros national » aux États-Unis. Le P. A. MONTITON, avant de revenir aux Tuamotu en 1885, passa plusieurs années avec lui à Molokai.
[32] Voir les références détaillées au chapitre IV et dans la Bibliographie.
[33] F. JANEAU au T.R.P. (23-8-1910), Gambier, Ar. SS.CC. 70,2.
[34] Mgr VERDIER au T.R.P. (15-7-1884), Papeete, Ar. SS.CC. 58,2.
[35] G. COLLETTE au T.R.P. (8-9-1881 ; 12-3-1882).
[36] Le 4, 16-19 ; 7,22-23 ; Mt 25,35-46.

Commentaires

  • Lemire Céline

    1 Lemire Céline Le 12/09/2015

    33 - F. JANEAU au T.R.P. (23-8-1910), Gambier, Ar. SS.CC. 70,2.
    En savoir plus sur http://www.cathedraledepapeete.com/pages/histoire-de-la-paroisse/histoire-generale/tahiti-1834-1984-r-p-paul-hodee/tahiti-1834-1984-chap-xiv.html#imYOvYgavBPvOFgK.99

    Bonjour,
    Je suis à la recherche d'un de mes ancêtres, F. Janeau qui est parti pour les îles Gambier vers au début du 20e siècle. J'aurai aimé savoir à quoi correspondrait la référence ci-dessus afin d'en apprendre plus sur lui. Je n'ai actuellement qu'une photo de lui en habit de prêtre blanc, sans plus de détails. Si je vous l'envoie, sauriez-vous me donner des précisions sur son habit, sa fonction et pour quel ordre il officiait ?
    Cordialement,

    Céline Lemire

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