Tahiti 1834-1984 - Chap. XIII

 

TROISIÈME PARTIE

PUISSANCE DE L'EUCHARISTIE AU CŒUR DE L'OCÉANIE

 

 [pp.229-406]

 


 

Chapitre 13

Évangélisation et éducation

[pp.283-310]

 

Avec l'enseignement et l'éducation c'est un sujet fort sensible et très complexe que nous abordons maintenant[1]. Selon l'ordre du Christ lui-même : « Allez, enseignez toutes les nations » (Mt 28,19-20), la proclamation de la Bonne Nouvelle du Salut est enseignement de la Parole de Dieu et éducation de la foi par la force de l'Esprit. Dès les origines de l'Église, nous voyons les premières communautés chrétiennes « fidèles à l'enseignement des Apôtres » (Ac 2,42). C'est une tâche primordiale pour toute l'Église et pour les parents ; il y va de la fidélité à leur identité et à leur mission. Depuis les temps les plus anciens, cette activité d'évangélisation par l'annonce de la Parole de Dieu et l'approfondissement de la foi est appelée la catéchèse. Elle est commune à tous les membres de l'Église ; mais elle s'exerce de manière différenciée selon les responsabilités et les charismes de chacun. La catéchèse dans la mission de Polynésie servira de conclusion à ce chapitre sur l'éducation de la foi.



[1] Cent ans au service de la Jeunesse tahitienne : 1860-1960, École des Frères, Papeete, 1960.
- C.E. RULON : Un siècle de travail missionnaire à Tahiti. manuscrit, Papeete 1959.
- E. ROUGNANT : Centenaire des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny à Tahiti. 1844-1944, Papeete 1943.
- E.E.P.F. : Centenaire des Écoles Protestantes à Tahiti. 1866-1966, Papeete 1966.
- F. MERCERON : Documentation pour le centenaire des écoles laïques, Papeete 1982.
- Archives F.O.M. Océanie, cartons 26, 27, 43, 44, 98, 106, 117, 132 consacrés aux Écoles.
- Archives SS.CC. : 47,2 ; 57,2 ; 58, 1-2-3 ; 59,1 (dossiers : JAUSSEN, VERDIER, MAZÉ, MARTIN).
- Enseignement Catholique Papeete : dossier « Loi Debré en Polynésie », 1961-1982.

 

 

Quelques repères historiques

Dès les premiers siècles et lorsque les circonstances le permettent, les communautés chrétiennes se dotent d'écoles pour former les enfants et approfondir l'intelligence de la foi. « Que la foi pense » disait Saint Augustin. Après la chute de l'Empire romain d'Occident et jusqu'à la Révolution française, dans la Gaule puis en France, par les abbayes, les écoles cléricales ou des congrégations spécialisées, l'Église a assuré, dans l'optique globale d'une société chrétienne, l'éducation de la foi unie à la formation de l'homme.

La Révolution, inaugurée en 1789 et dans l'héritage de la « philosophie des lumières » qui remet en cause la société, les pouvoirs et les croyances, détruit cette vision sociale unifiée par la foi en Jésus-Christ. La liberté individuelle et la citoyenneté dans l'État deviennent la base des « Droits de l'homme et du citoyen » (26 août 1789). Tous les corps intermédiaires, professionnels ou religieux, sont supprimés par les lois. Une première séparation de l'Église et de l'État est votée en 1795. Le Concordat de 1801 y met fin jusqu'à la Séparation actuelle instituée en 1905. La Constitution civile du Clergé « fonctionnarise » les prêtres en 1790. Les Congrégations religieuses sont supprimées en février 1790. La loi Le Chapelier interdit toutes les associations en 1791. Les lycées d'Etat sont créés le 1er mai 1802 ; en 1806, Napoléon fonde l'Université qui reçoit le monopole de l'enseignement le 17 septembre 1806. Ainsi il n'existe plus que le « public » d'État et le « privé » individuel. La liberté de l'enseignement ne sera reconnue par la loi Falloux qu'en 1850 ; celle de l'Enseignement supérieur suivra en 1875.

La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par la confiance illimitée dans la Raison « positive », le progrès scientifique et la Nature généreuse. L'instruction devient en France un idéal collectif. L'État se veut de plus en plus enseignant. Pour cela les lois organisent peu à peu l'enseignement primaire en service public unique et laïque : gratuité (16 juin 1881), obligation scolaire de 7 à 13 ans et laïcité (28 mars 1882), laïcisation des locaux interdits aux cultes (30 octobre 1886). L'essentiel est l'œuvre de Jules Ferry qui fut aussi Ministre des Colonies[2]. Le durcissement des querelles de l'époque, spécialement l'affaire Dreyfus, aboutit aux « lois laïques » : obligation de l'autorisation légale des Congrégations (1er juillet 1901), interdiction d'enseigner aux Congrégations (7 juillet 1904), suppression des Congrégations qui sont bannies et Séparation de l'Église et de l'État (9 décembre 1905). La question scolaire et les luttes antireligieuses cristallisent les oppositions politiques en France entre la « droite et la gauche » autour de 1914 ; de nos jours, les séquelles en sont encore vivaces.

L'enseignement technique est organisé par la loi d'Astier (25 juillet 1919) ; l'obligation scolaire est portée à 14 ans en 1936, puis à 16 ans en 1959 (application en 1967). La commission « Langevin-Wallon » (8 novembre 1944) garde l'école unique pour les structures, mais prône une pédagogie nouvelle centrée sur l'enfant. L'instabilité politique et ministérielle additionnée à l'immobilisme figé et crispé de la gigantesque Éducation Nationale, font de ce célèbre rapport une « utopie ». Durant cet après-guerre et progressivement, par les lois Barangé sur les bourses (1951). Debré sur les contrats (31 décembre 1959) et Guermeur (1977), une « association contractuelle » et une meilleure connaissance s'établissent entre les enseignements privé et public en France. Si les querelles s'apaisent, les sensibilités et les préjugés restent vifs. La laïcité, idéal tolérant aux croyances dans une société pluraliste, est parfois encore vécue par certains comme laïcisme militant et sectaire. Les débats nationaux de 1982 montrent que les profonds clivages du passé imprègnent toujours les mentalités.

Nous avons déjà signalé que, bien que « l'anticléricalisme ne soit pas article d'exportation Outre-Mer », cet ensemble législatif métropolitain non seulement fut appliqué mais anticipé en Polynésie. Raymond Poincaré, en 1922, reconnaît la parfaite illégalité de cette extension des « lois laïques » ; mais le mal était fait et il était impossible de revenir en arrière. Dans ces années 1900, des administrateurs disaient clairement aux Vicaires Apostoliques de Tahiti et des Marquises que « c'était une bonne note pour eux que de lutter contre les curés, qu'il n'y avait aucune justice pour l'Église ».

À cet anticléricalisme, plus ou moins présent et explicite depuis le gouverneur Page en 1851, et très variable selon la personnalité des divers administrateurs et leur niveau de responsabilité il faut ajouter la lutte active menée par les pasteurs protestants français à partir de 1863. De leur point de vue très compréhensible de réveil protestant, l'influence des écoles catholiques était excessive à Tahiti-Moorea ; le fait que les écoles publiques de Papeete sont tenues par les sœurs de Cluny et les frères de Ploërmel leur est insupportable. La forte personnalité de Charles Viénot domine cette période. Dès 1866 il entre en « relations sympathiques avec les francs-maçons » et travaille activement à la laïcisation des écoles. Il lance une École Normale en 1874 dans ce but. Nommé en 1876 au Comité de l'Instruction Publique, puis membre du Conseil Colonial, son influence devient déterminante. La dépêche ministérielle de l'amiral Jauréguiberry du 14 mai 1879 propose « des modifications à apporter dans l'instruction publique à Tahiti ». Avec l'aide du gouverneur Chessé et « l'appui des protestants influents dans la Marine », il obtient du Ministre de la Marine en 1881, l'amiral Cloué, « l'application de la laïcisation et la promesse que les instituteurs laïques soient des protestants »[3]. De fait, et cela suscitera les réactions du Conseil Général, la sécularisation se traduit par une « protestantisation » de l'enseignement public à cette époque.

Ainsi l'histoire de l'enseignement public à Tahiti-Moorea - auxquelles il se réduit assez longtemps - est fort complexe. Il est fondé par les décrets du 7 novembre 1857 qui confie l'éducation des filles aux sœurs de Cluny et du 2 décembre 1860 pour les garçons confiés aux frères de Ploërmel ; ils le gèrent jusqu'à la laïcisation de 1882 à Papeete et de 1887 à Mataiea. Puis l'enseignement laïque est plus ou moins sous influence protestante jusqu'autour de 1900. Il n'acquiert sa pleine dimension qu'après 1963 avec l'implantation du C.E.P. et le développement généralisé des infrastructures que cela induit. Selon les directives ministérielles et l'ordonnance de la Richerie du 30 octobre 1862, « l'enseignement de la langue française est obligatoire dans les Écoles ». L'école publique est l'école française depuis sa fondation en 1860 ; l'usage du « reo maohi » était proscrit, sous peine de sanctions, même des cours de récréation jusque dans les années 1970. Le 26 novembre 1971, les organisations des enseignants publics l'affirment clairement : « Nous luttons pour la culture française et l'expansion du français ».

Dans ces brefs rappels historiques, il convient de signaler aussi l'existence des écoles privées créées par les Mormons, les Sanitos et les Adventistes, sans oublier les écoles chinoises autorisées le 15 décembre 1922 et fermées en 1964. La variété des écoles privées confessionnelles pose, lors de la discussion de l'extension de la loi Debré au Territoire en 1972, de délicates questions à l'État et par rapport au Statut du Territoire. Chaque confession religieuse craint un peu l'empiètement des autres et le poids de l'enseignement catholique ; l'État veut rester le maître d'un jeu extrêmement complexe. En 1960, sur 1 693 élèves en Secondaire, 1 104 étaient dans le « privé » (904 dans le catholique) et 586 dans le « public ».

Enfin il faut rappeler que ce sont les missionnaires anglais de la L.M.S. qui sont les fondateurs des écoles à Tahiti[4]. Davies compose un alphabet tahitien et un vocabulaire tahitien-anglais en 1805 ; il ouvre une école en 1810. Une école biblique est ouverte à Papetoai en 1812. L'imprimerie apportée par Ellis en 1817 et l'impression de 3 000 exemplaires de l'Évangile de Luc en 1818, donnent une impulsion décisive au désir de savoir et de pouvoir lire la Bible à l'exemple de Pomaré II. La connaissance du monde par l'histoire et « l'utilité de l'alphabétisation pour les transactions commerciales » ne sont pas négligées. Mais, comme il est naturel pour tout missionnaire, le but premier est d'évangéliser; de 1810 à 1840, sur 82 ouvrages utilisés, 68 traitent de sujets religieux. En 1824, « l'Académie des Mers du Sud », titre solennel pour l'école primaire destinée aux enfants des pasteurs et des notables, est fondée à Moorea et confiée au pasteur Orsmond et à sa femme. En 1831, la L.M.S. signale 37 écoles dans les. 19 stations missionnaires, présentes surtout dans les îles de la Société ; il y en a aussi à Anaa et Rimatara. De 1809 à 1835, Henry Nott traduit la Bible et fixe la langue tahitienne. La « guerre de Tahiti », le départ des missionnaires anglais en 1844 - à l'exception d'Orsmond et de deux autres pasteurs - entraînent une période de difficultés jusqu'à l'ouverture de l'école protestante de Papeete par Charles Viénot le 17 septembre 1866.

Ces trop rapides repères historiques, indispensables pour situer le contexte des écoles catholiques, de 1834 à nos jours, permettent de saisir la complexité passionnelle et administrative de cet aspect de l'évangélisation en Océanie. Dans une population de quelques dizaines de milliers d'habitants, les événements ont superposé en Polynésie une des plus graves crises de la société française à une histoire locale fort embrouillée sur les plans politique et religieux à travers une dispersion géographique impossible à maîtriser avant les moyens modernes. Le XIXe siècle est une époque de mutation brutale. Les Nations se bâtissent en États ; le monde rural enfante l'industrie ; la Science devient « positive » ; la société se sécularise ; l'Europe colonise le Monde à coups de guerres et de révolutions. « Dieu est mort » et l'homme se fait dieu.



 

[2] F. PISANI-FERRY : Monsieur l'Instituteur, Paris 1981. J.C. Lattès, 302 pages. Remarquable ouvrage pour le centenaire de l'école laïque, écrit par la petite-niéce de J. Ferry.
[3] Ch. VIÉNOT à S.M.E.P. (4-9-1866 ; 4-7-1876 ; 5-2-1877 ; 13-11-1880 ; 23-12-1880 ; 13-2-1881). - Amiral CLOUÉ à S.M.E.P. (8-4-1881), D.E.F.A.P., Océanie.
[4] Émile MALÉ : L'enseignement protestant en Polynésie française. Strasbourg 1973, 115 pages. - E.E.P.F. : « Centenaire des Écoles Protestantes à Tahiti », 1866... 1966.

 

Écoles de la Mission catholique : les Pères des Sacrés Cœurs

Il peut paraître étonnant de ne pas commencer par les écoles célèbres des frères de Ploërmel et des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Ce serait oublier les racines missionnaires des écoles catholiques et l'importance particulière que le P. Coudrin et ses missionnaires attachent aux écoles. Songeons à la mission du Chili et au collège de Valparaiso.

Arrivés le 7 août 1834, dès novembre suivant, le P. Caret commence l'école à Akamaru. Avec l'arrivée de Mgr Rouchouze et des renforts qui l'accompagnent, spécialement de M. Urbain, l'enseignement prend toute sa dimension. Dès 1840, le collège de Anaotiki à Aukena fonctionne avec l'espoir d'y former des « instituteurs, des catéchistes, le sacerdoce étant plus problématique », selon l'avis de M. Henry. En arrivant aux Tuamotu en 1849, les PP. Fouqué et Laval ouvrent des écoles à Faaite, Fakarava et surtout à Anaa. Cette même année, Mgr Tepano Jaussen lui-même ouvre une école à Haapape « comme aprivoisement ». Les pères attachent une grande importance à cet « apostolat par l'école du village », selon le mot du P. Montiton. « Évangélisation et civilisation » c'est tout un pour eux. Il s'agit d'une alphabétisation globale unissant les langages de base : parler, lire, écrire, compter, avec une ouverture au monde par l'histoire et la géographie et une initiation aux travaux manuels et agricoles, L'enseignement est bilingue : tahitien et français. C'est la conception actuelle du « développement ». À titre indicatif, voici le « règlement des écoles des missionnaires catholiques » envoyé par Mgr Tepano Jaussen au gouverneur de la Richerie le 22 novembre 1860[5].

«   1. Jours et heures de classe. - Tous les jours, moins le samedi, de 8 h à 10 h du matin.

     2. Enseignement. - 1re heure : lecture ; 2 questions de catéchisme chaque jour.

     Lundi, mercredi, vendredi : 1/2 heure d'écriture et 1/2 heure de langue française. Mardi et jeudi : 1/2 heure de calcul et 1/2 heure de géographie.

     3. Livres. - L'Évangile en tahitien,

     - L'alphabet en français,

     - Histoires de Joseph et Tobie en français et tahitien,

     - Dictionnaire français-tahitien, tahitien-français.

     4. Fournitures. - Données par le Gouvernement de la manière qu'il lui plaira.

     5. Admission. - Nous tenons les écoles libres spécialement pour les catholiques, sans exclure les protestants, pourvu qu'ils veuillent suivre tous les exercices. Il n'y a pas d'internes jusqu'à nouvel ordre… Les mutois devront veiller à ce que les élèves soient exacts à l'école. »

Dans la lettre explicative, l'évêque ajoute :

« J'ai l'honneur de vous envoyer le programme de nos écoles libres. Après y avoir mûrement réfléchi, il m'a paru sage de ne pas trop l'étendre ; le peu de temps consacré à l'enseignement ne le permet pas. Nous ne pouvons pas consciencieusement employer l'argent de la mission à imprimer ou acheter les livres destinés à l'enseignement de la langue française. C'est en vain que jusqu'ici nous avons demandé ces livres. Néanmoins, l'expérience nous a convaincu que, sans ce secours, il est comme impossible d'arriver au but. »

Avec des nuances, selon les possibilités des missionnaires (certains faisaient 3 heures de classe par jour), les nécessités de l'apostolat dans les îles (ils étaient aidés par des auxiliaires locaux), ce programme est la base des écoles de la mission. Personne ne doute que c'est un moyen d'apostolat important[6]. Le gouverneur constate que « Mgr Jaussen considère les écoles de la mission catholique à Tahiti comme étant dans ses attributions spéciales et, en dehors de l'autorité dûe au gouverneur, comme écoles religieuses devant jouir du même privilège que les écoles religieuses protestantes »[7].

La situation des écoles missionnaires des pères des Sacrés-Cœurs est très variable selon les archipels, le statut politique de ceux-ci, les Résidents et les possibilités de les remplacer par des instituteurs à plein temps. Toutes proportions gardées, les pères jouent, dans les archipels et les districts le rôle des vicaires-instituteurs des diocèses ruraux de la France de l'Ouest ; mission obscure et polyvalente d'immersion dans une petite population pour le développement total de la jeunesse. Ces petites écoles dispersées dans les îles sont aussi utiles à la population qu'aux missionnaires. Elles les insèrent vraiment dans la population dont ils partagent la vie quotidienne, les soucis et les joies ; elles sont source de confiance réciproque. Le but des missionnaires, outre l'éducation et l'évangélisation, est de former des hommes et des femmes capables de vivre sur leurs îles et aptes à les développer. Ils ne disposent pratiquement d'aucun moyen et ils n'ont que des subventions bien faibles, quand elles existent. En 1879, l'allocation annuelle d'un prêtre-instituteur est de 420 F et celle des auxiliaires est de 360 F ; cette somme sert de solde pour le maître et d'attribution pour les fournitures. À la même époque un instituteur officiel reçoit comme traitement personnella somme de 2 000 F par an. Aux Tuamotu de l'Est en 1928, le P. Paul Mazé signale qu'il doit encore faire la classe en « écrivant sur le sable ou sur les feuilles d'arbres. Bien entendu, il n'y a d'école que lorsqu'il est là; même s'il peut trouver une auxiliaire qu'il doit payer »[8].

Aux Tuamotu, en dehors des deux années d'hostilité du gouverneur Page et de la répression de Parchappe à Anaa en 1853-1854, les pères des Sacrés-Cœurs assurent cette éducation de base des Paumotu jusque dans les années 1960. Le P. Clair Fouqué soumet les programmes dès février 1851[9]. Le P. Nicolas Blanc, nommé inspecteur des écoles cette année-là, est suspendu suite au drame d'Anaa de novembre 1852. Le P. Montiton est chargé de l'Inspection des écoles aux Tuamotu en juillet 1854. Le gouverneur du Bouzet fait l'éloge du travail des missionnaires dans ces îles difficiles[10]. Même au plus fort des querelles avec la mission catholique et de la laïcisation, les missionnaires des Sacrés-Cœurs peuvent continuer leur œuvre d'éducation liée à l'évangélisation. En 1886, le Secrétaire d'Etat aux Colonies écrit : « L'instruction laïque à Tahiti n'ayant pas encore pu prendre dans cette colonie toute l'extension désirable, les missionnaires des Sacrés-Cœurs rendent de réels services pour la diffusion du français. Dans ces conditions, je verrais avec plaisir qu'il vous fût possible de satisfaire la demande de subvention adressée à l'Alliance française par Mgr Verdier, évêque de Mégare »[11]. Ce n'est que très progressivement que le Territoire de la Polynésie peut implanter des écoles permanentes dans toutes les îles Tuamotu. Le P. Victor Vallons est le dernier missionnaire-instituteur dans les Tuamotu de l'Est. À Tubuai, dans les Australes, le P. Nicolas assure le service de l'école primaire jusqu'en 1967. Sans complexes ni crispation, les pères ont assuré aux Tuamotu, durant 120 ans, l'alphabétisation de base par leurs petites classes itinérantes, très proches, avant la lettre, des méthodes d'éducation globale de Paulo Freire au Brésil. Dès que l'administration a pu implanter des écoles primaires, volontiers les pères des Sacrés-Cœurs ont cédé leurs bien modestes classes. Ils le font d'autant mieux et en entretenant de bonnes relations avec les instituteurs publics, qu'ils sont de plus en plus conscients que « ministère et écoles sont peu compatibles », comme le P. Siméon Delmas le constate pour lui aux Marquises.[12]

Nous avons déjà signalé que cette harmonie globale entre la Mission catholique et l'Administration, fut moins bonne aux Marquises, aux Gambier et à Tahiti. De 1852 où, selon la loi du 22 mars et après le départ des missionnaires anglais, les ministres des cultes élus dans les districts sont aussi instituteurs des écoles publiques, à la laïcisation de 1882, les missionnaires des Sacrés-Cœurs enseignent avec l'appui du Gouvernement. En 1905, surtout aux Gambier et aux Marquises, la laïcisation sera appliquée rigoureusement. En 1922, le Gouverneur demande à Mgr Le Cadre de reprendre les écoles des Marquises fermées en 1905. En 1929, le P. Paul Mazé est nommé Inspecteur des écoles pour les Tuamotu de l'Est. En 1932, le P. Félix Alazard tient toujours son école à Moorea. Histoire complexe et assez méconnue que celle de ces « petites écoles de villages » tenues par les pères des Sacrés-Cœurs ; avec les écoles des missionnaires de la L.M,S. et dans le même esprit de respect des langues locales - même si les prêtres faisaient en plus l'initiation au français - elles ont assuré l'alphabétisation fondamentale de la population des divers archipels. Bien en avance sur la France,« les lois tahitiennes rendent l'instruction primaire obligatoire et gratuite depuis le 25 septembre 1860 »[13].

Le Secrétaire Général souligne au Conseil d'Administration, en 1863, avec l'arrivée des frères, « les grands développements de l'instruction publique, confiée aux congrégations catholiques depuis 1857 »[14]. De plus, la liberté d'enseignement existe depuis l'arrêté du Gouverneur en date du 30 août 1860. Charles Viénot reconnaît que « les Tahitiens préfèrent les missionnaires des Sacrés-Cœurs et les frères pour tenir les écoles » que leurs propres compatriotes, même l'abbé Tiripone dont l'essai de classe à Hitiaa ne fut pas concluant[15].

Une lettre du gouverneur du Bouzet au Ministre de la Marine en 1855, permet de saisir les difficultés et les aspects contradictoires de cet enseignement par les missionnaires à cette époque[16].

« Ici les parents ne contrarient jamais leurs enfants ; il y a défaut absolu d'autorité et aucune contrainte. Les PP. Nicolas et Collette sont instituteurs à Papara et Papeari. Leurs écoles qui ne datent que de quelques mois sont suivies par tous les enfants ; une trentaine se sont faits catholiques. J'ai donné tous les encouragements à ces écoles, surtout à l'étude du français. Les missionnaires ont pris le parti de l'enseigner et les enfants s'y prêtent avec ardeur. S'il n'y avait autant de mobilité dans le caractère tahitien !... (Aux Paumotu, les élèves n'ont pas les mêmes causes de dissipation qu'à Tahiti et ils ont plus d'aptitudes). Je me suis efforcé de faire sentir aux parents et aux enfants que l'étude de cette langue pouvait seule les faire sortir de leur infériorité. J'ai tout lieu de penser que, dans les autres districts, les parents frappés par l'infériorité des instituteurs indigènes, demanderont des missionnaires comme instituteurs.

Les sujets manqueront à Mgr d'Axiéri (T. Jaussen)... Je favoriserai cette transformation des écoles, tout en recommandant aux nouveaux instituteurs d'éviter de compromettre le succès de leur œuvre en montrant trop ouvertement leurs vues de propagande catholique. Elles sont, comme le Ministre doit bien le penser, le seul mobile qui pousse nos missionnaires à briguer la place d'instituteurs. S'ils savent attendre patiemment la transformation naturelle qui se fera dans les esprits des tahitiens - dont les préjugés contre les prêtres catholiques se dissipent peu à peu - l'avenir leur est assuré ; mais une conduite imprudente la compromettrait tout à fait...

Les parents montrent, en général, assez d'indifférence au changement de religion. Quant aux adultes, la propagande catholique n'a guère de chance ; ils ont des préjugés invétérés contre le catholicisme dont les devoirs rigoureux et la pratique plus difficile pour eux que leur culte, les effraie. L'habitude leur a rendu facile la pratique extérieure de leur religion. Quant à la morale, on sait combien à Tahiti elle a peu d'emprise sur les âmes... Les jugements pour adultères sont très fréquents. À Tahiti, le frein de l'opinion publique est presque nul. Par contre, les délits comme les vols et les assassinats sont bien plus rares parmi les indiens que chez les peuples les plus civilisés. »

Ces quelques pages n'ont pu que situer et suggérer un aspect fort peu connu de l'éducation de base dans les archipels polynésiens depuis les origines de la mission à Mangareva en 1834 jusque dans les années 1960 : l'alphabétisation des populations et le développement des îles par les missionnaires des Sacrés-Cœurs. Les pères, comme les premiers missionnaires protestants anglais, sont à associer dans la même reconnaissance pour avoir sauvé, codifié et structuré les diverses variétés du « reo maohi » en permettant aux populations des îles éloignées de Tahiti et des atolls ingrats des Tuamotu d'y vivre, de les développer et d'entrer dans le monde moderne.



 

[5] Mgr JAUSSEN à de la RICHERIE (22-11-1860), F.O.M. Océanie, C 26, H 5.
[6] B. SCHOUTEN au T.R.P. (23-1-1859), Ar. SS.CC. 62,4 - A. MONTITON au T.R.P. (1-7-1854), au curé de Sourdeval (15-1-1856), Ar. SS.CC. 73,3.
[7] Gouverneur au Ministre (15-12-1858), F.O.M. Océanie C 98, H 14.
[8] P. MAZE au T.R.P. (31-10-1928) ; au Père lldefonse (5-10-1929 ; 19-5-1931), Ar. SS.CC. 59, 1.
[9] C. FOUQUE à Mgr JAUSSEN (13-2-1851 ; 24-3-1851), Ar. SS.CC. 73,6.
[10] Gouverneur du BOUZET au Ministre (10-10-1855 ; 10-3-1857), EO.M. Océanie C 13, A 71.
[11] Secrétaire d'État au directeur de l'Alliance française (février 1886), F.O.M. Océanie C 98, H 29.
[12] S. DELMAS au T.R.P. (22-12-1899), Ar SS.CC. 46,2. - de la RlCHERIE au Ministre (4-10-1864) : Les devoirs de la mission s'accordent peu avec ceux de l'instruction. F.O.M. Océanie, C 27, H 20.
[13] de la RlCHERIE au Ministre (4-10-1864), F.O.M. Océanie, C 27, H 20.
[14] Secrétaire Général au Conseil d'Administration (8-10-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5.
[15] Ch. VIÈNOT à S.M.E.P. (avril 1877), Océanie, D.E.F.A.P. - Du BoUZET au Ministre (30-9-1855): Les indigènes ont peu d'aptitudes pour les fonctions d'instituteurs. F.O.M. Océanie C 13, A 71.
[16] Du BOUZET au Ministre (9-9-1855), F.O.M. Océanie, C 13, A 71 (voir aussi : 10-10-1855).

 

Les Sœurs de Saint Joseph de Cluny

Parties de la Maison-Mère de Paris en août 1843, les sœurs Régis Fléchel, Bruno de Moulas, Ignace Chambeau et Joséphine Moureau s'embarquent à Brest sur la « Charte », commandée par Charles Pénaud. Après plus de six mois de traversée, elles arrivent aux Marquises, leur destination initiale. La situation y est si périlleuse que la « Charte » se dirige vers Tahiti en s'arrêtant une semaine à Mangareva. La reine les héberge. Durant ce bref séjour aux Gambier, elles apprennent aux sœurs de Rouru les éléments de la couture ; elles confectionnent une robe pour la reine. Telle est la première action éducative des sœurs de Cluny en Polynésie dans la disponibilité concrète pour « faire la volonté de Dieu ».

Arrivées le 16 mars 1844 à Papeete, leur tâche immédiate est le soin des nombreux blessés de la « guerre de Tahiti ». Dès 1845, les sœurs accueillent quelques filles pour les instruire. Leurs six compagnes, arrivées par la « Sirène » au début de 1847, permettent l'ouverture d'une école. Mais, dans ces premières années, selon le mot de Mgr Jaussen : « Ce ne sont pas les maîtres qui ont manqué aux écoles, mais les écoliers qui ont manqué aux maîtres. » La confiance arrive progressivement grâce à la bienveillance de la reine Pomaré IV qui confie aux sœurs de Cluny l'éducation des filles de la famille royale. Aussi, par le décret du 7 novembre 1857, l'école des sœurs devient école publique des filles de Papeete ; elle est animée par huit religieuses. Le gouverneur en approuve le règlement le 30 avril 1859, l'école comporte un modeste internat. Son successeur de la Richerie loue « les succès remarquables obtenus » par l'école des sœurs en 1863. Dans son rapport de juin 1863, sœur Camille, la supérieure, souligne « l'application des filles tahitiennes aux ouvrages manuels, leur aptitude toute particulière pour les ouvrages d'aiguille... elles feront de bonnes mères de famille »[17]. Ce type d'enseignement complet, intellectuel et manuel, très proche des actuelles « écoles ménagères », est encouragé par les gouverneurs de ce temps ; il est fort apprécié par les familles tahitiennes. Cela, avec le dévouement et la disponibilité bien connues des sœurs de Cluny sous les diverses latitudes, explique leur rayonnement dans les divers archipels.

Leurs épreuves sont celles de tous les éducateurs de cette époque en Polynésie : absence de familles chrétiennes ayant le sens de leur responsabilité éducative, difficultés d'une évangélisation en même temps civilisation, tensions vives entre catholiques et protestants, ambiguïté entre les exigences de l'administration demandant l'enseignement en français dans les écoles publiques et l'évangélisation qui se fait dans les langues polynésiennes. Évidemment, leur plus grande épreuve sera celle de la laïcisation dans les années 1900, les chassant des écoles publiques comme de l'hôpital de Papeete. Leur adaptabilité religieuse et leur polyvalence missionnaire font qu'elles restent sur place soit dans les écoles libres lorsque les diplômes le permettent soit dans les multiples services des paroisses.

Dans l'île de Tahiti, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny - après l'école de Papeete ouverte en 1847 et officialisée en 1857 - sont chargées, en 1867, de l'école publique des filles de Papeuriri (Mataiea). Elles y ont 40 à 50 élèves. Après la laïcisation de l'école des frères, le gouverneur leur confie en plus l'école des garçons de Mataiea en 1894. Elles sont chassées à leur tour en 1902 ; leur projet de fonder une école libre à Mataiea ne peut se réaliser. Le 6 août 1898, les sœurs ouvrent une école à Faaa avec une soixaritaine d'élèves. Jusqu'en 1927, une sœur vient chaque jour de Papeete pour assurer l'unique classe.

Aux Gambier, après leur bref passage initial en 1844, les sœurs de Cluny sont demandées pour remplacer la « Communauté des Sacrés-Cœurs » des sœurs indigènes qui ne se recrutent plus. Le 15 octobre 1892, les sœurs Rosule, Désirée et Marie-Gaspard arrivent à Mangareva. En plus de la trentaine d'élèves internes, elles s'occupent de la vie paroissiale et des malades. Bien que cette école soit appréciée par la population et reconnue « très bonne » par l'administrateur des Gambier, la laïcisation la ferme en 1905[18]. Les sœurs essaient de rester au service des Mangaréviens en continuant les services paroissiaux et par la création d'un ouvroir, Elles doivent partir en 1909.

Aux Iles-sous-le-Vent dans l'île de Raiatea, Mgr Hermel, le 15 août, bénit l'école que les sœurs de Cluny ouvrent le 1er septembre 1925. Dès octobre suivant, cette école est fréquentée par 80 élèves.

Comme pour toute la mission catholique, l'histoire scolaire des sœurs de Cluny aux îles Marquises est complexe et douloureuse. Initialement, les sœurs sont demandées en 1843 par le Ministère de la Marine pour le service de la nouvelle colonie française du Pacifique (9 mai 1842). L'état de guerre entre les vallées fait que le commandant Pénaud les dirige sur Tahiti. En juin 1847, les sœurs Sophronie et Marcelline ouvrent une école de filles à Vaitahu. Mais, la guerre entre les îles de Tahuata et de Hiva-Oa les obligent à quitter en septembre 1847.

A la demande de Mgr Dordillon, le gouverneur demande aux sœurs de Cluny d'ouvrir une école dans l'île de Nuku-Hiva. Le 4 mars 1864, sœurs Mélanie, Lazarine, Félicité et Anne-Marie débarquent à Taiohae. Leur école-internat compte plus de 80 élèves. A Noël 1884, les sœurs Saint-Prix, Aldegonde, Françoise de Jésus et Appoline-Marie arrivent à Atuona pour lancer l'école-internat des filles, demandée par Mgr Dordillon. Elles y ont rapidement plus de 110 élèves des îles de Tahuata et Hiva-Oa. Selon les hauts et les bas de cette époque troublée aux Marquises et malgré les efforts de Paul Gauguin qui empêche les parents d'envoyer leurs filles à l'école d'Atuona où il réside, les écoles des sœurs sont appréciées pour l'efficace protection et la formation familiale des filles. « La lutte contre la Mission aux Marquises et le développement de la laïcisation » menés par le gouverneur Cor, entraînent la fermeture de ces écoles-internats en 1905[19]. En cela, il est d'un avis opposé au gouverneur Petit qui avait écrit au Ministre des Colonies en 1903 : « Supposer que l'Administration locale ait voulu sacrifier une population encore primitive au seul principe de la laïcité, plutôt que d'utiliser les écoles tenues par les frères de Ploërmel ou par les religieuses de Saint-Joseph de Cluny, je puis affirmer que cette pensée n'a jamais été la nôtre. Elle irait à l'encontre des idées gouvernementales les plus simples et ne pourrait s'expliquer que de la part d'ignorants peu conscients de nos véritables intérêts dans ces régions si lointaines... »[20]. Comment ne pas comprendre les gémissements des Vicaires Apostoliques des Marquises devant les « variations de l'Administration » dans ces îles ?[21]

Les sœurs de Cluny ne quittent Taiohae qu'en 1927. Suite à la demande du Gouverneur qui propose à Mgr Le Cadre en 1922 la réouverture des écoles de la Mission, les sœurs envoient une religieuse diplômée et reprennent l'école-internat d'Atuona le 24 mai 1924[22]. Elles y sont toujours en 1983.

La question des internats, liés aux écoles, suscite des débats passionnés. La dispersion des îles les rendent nécessaires. Le climat de violence et de débauche, surtout aux Marquises, les exigent pour protéger les filles, souvent déflorées dès l'âge de 10 ans. Pour cela, le Ministre de la Marine demande au gouverneur de « soutenir les sœurs » en 1854. Le règlement du pensionnat de Papeete est approuvé en 1859. Après avoir pacifié les Marquises, en 1880, l'Amiral Bergasse Dupetit-Thouars demande au Ministre de « développer les internats et de faire appel aux sœurs ». En 1903, devant les « excès des colons et la débauche généralisée », le gouverneur Petit est du même avis. Mais, devant la suppression de l'obligation scolaire et l'impossibilité de nourrir les enfants, Mgr Martin doit fermer les internats en 1895. Nous avons vu qu'en 1904, au nom de la « liberté individuelle » le gouverneur Cor « interdit les internats et ferme brutalement les écoles ». Il faut remarquer que, depuis cette époque qui nous semble lointaine mais dont les conséquences sont toujours actuelles, l'enseignement public s'est vu contraint, pour assurer le service de l'obligation scolaire, d'ouvrir un certain nombre d'internats.

Enfin le 15 juillet 1895, trois religieuses de Saint-Joseph de Cluny arrivent de Papeete pour fonder la première école catholique à Rarotonga aux îles Cook. Cette ouverture fait suite à la visite de prospection du P. Georges Eich en 1894, Il constate l'excellente réputation des écoles catholiques de Tahiti aux Cook. Le Gouverneur anglais et la Reine désirent ce service pour leur population. Aussi, le P. Bernardin Castanié « débute la mission » par cette école confiée aux sœurs de Cluny avec lesquelles il travaillera tout au long de son ministère[23].

Ces quelques pages laissent deviner la grande disponibilité missionnaire des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, les difficultés traversées dans le service de l'éducation chrétienne et de la formation des mères de familles en Polynésie. Personne ne sera étonné de découvrir ainsi les racines profondes de la confiance, du respect et de l'affection dont elles bénéficient de la part de la population et des diverses autorités dans les îles polynésiennes.



[17] Gouverneur aux Sœurs de Cluny (30-4-1859) ; de la RICHERIE au Directeur des Colonies (2-1-1863) ; Sœur CAMILLE au Gouverneur (30-6-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5.
[18] Administrateur des Gambier au Gouverneur (8-6-1904), Rikitea - Gouverneur COR au Ministre (9-5-1904), F.O.M. Océanie C 98, H 39.
[19] Gouverneur COR au Ministre (18-2-1905), F.O.M. Océanie C 103, A 165.
[20] Gouverneur PETIT au Ministre (11-5-1903), F.O.M. Océanie C 131, A 161.
[21] Mgr DORDILLON au T.R.P. (26-5-1881 ; 6-10-1882 ; 26-1-1884 ; 6-9-1884), Ar. SS.CC. 47,1 - Mgr MARTIN au T.R.P. (27-11-1894 ; 13-5-1895 ; 5-10-1898 ; 17-10-1902 ; 28-9-1904), Ar. SS.CC. 47,2.
[22] Mgr LE CADRE au T.R.P. : lettres de 1922-1923-1924, Ar. SS.CC. 47,3.
[23] G. EICH au T.R.P. (1-3-1894 ; 14-7-1895 ; 15-10-1897), Ar. SS.CC. 60,2 - B. CASTANIE au T.R.P (5-11-1894 ; 6-11-1895 ; 31-1-1895 ; 26-1-1896 ; 1-3-1907 ; 1-3-1920 ; 13-5-1922 ;1-4-1924 ; 23-8-1924), Ar. SS.CC. 78,1.

 

Les Frères de Ploërmel

 

Le 18 octobre 1860, les frères Alpert Ropert, Arsène Guillet, Hilaire Toublanc et Eubert Robic débarquent à Papeete au terme d'un long voyage de 13 mois. Pendant cinq mois à Valparaiso, ils travaillent avec les pères des Sacrés-Cœurs ; ils font une escale de huit jours à Nuku-Hiva où ils sont reçus par Mgr Dordillon. Dès le 2 décembre 1860, le Commissaire Impérial Gaultier de la Richerie les « autorise à ouvrir immédiatement un externat de jeunes garçons ». Cette date marque l'origine de l'école publique des garçons à Tahiti dans des conditions par ailleurs très difficiles ; le gouverneur de la Richerie, malgré ce qu'avait prévu son prédécesseur Saisset et ce qu'offrait Mgr Jaussen, attribue aux frères « une vieille case dans une aile de la caserne » au cœur du quartier le plus mal famé de la ville.

Cet envoi des Frères de l'Instruction Chrétienne à Tahiti est un des tout derniers actes de leur fondateur, alors âgé de 79 ans, l'abbé Jean-Marie de la Mennais. Il avait déjà envoyé ses frères aux Antilles, en Guyane, au Sénégal ; c'est d'ailleurs du Sénégal que venait le frère Ropert, le directeur et fondateur de l'œuvre des frères en Polynésie où il restera sept ans. Pour saisir le sens de cette arrivée et comprendre les difficultés de tous ordres qui surviennent dès le début, à commencer par le logement infect et les tracasseries administratives, il convient de situer cette demande ; elle a ses racines sept ans plus tôt.

Pour asseoir son autorité, « annuler les anglais » et lutter contre les pères des Sacrés-Cœurs par des « prêtres gouvernementaux », le gouverneur Page écrit au Ministre de la Marine en 1853 : « Je prie qu'on m'envoie de France des instituteurs ayant dans leur programme le français ; la majorité des districts me le demandent... Il faut des instituteurs qui reçoivent et respectent les ordres du Gouvernement... des Frères de la Doctrine chrétienne (sic) seraient un noyau suffisant »[24]. En plus des autres excès - affaire d'Anaa de 1852 - le Ministre, tout en retenant l'idée, n'apprécie guère les motivations avancées. Il écrit au gouverneur du Bouzet qui succède à Page : « Monsieur Page, à tort, a voulu soustraire l'enseignement à la Mission catholique. Le projet de faire venir deux Frères de l'Instruction Chrétienne demande un très sérieux examen... Le Vicaire Apostolique y est favorable »[25]. Ce n'est que quatre ans plus tard, le 25 octobre 1858 que le gouverneur Saisset « de concert avec Mgr d'Axiéri (T. Jaussen) demande au Prince chargé du Ministère des Colonies, quatre Frères de l'École chrétienne (sic) pour l'instruction primaire à Papeete »[26]. Le 5 mai 1859, le Ministre transmet la demande à l'abbé Jean-Marie de la Mennais qui accepte aussitôt.

Malgré les « instructions » laissées par Saisset sur cette arrivée des frères, son successeur Gaultier de la Richerie profite de leur long voyage de treize mois pour entraver l'œuvre des frères et la faire échouer[27]. Ils logent « au milieu d'une centaine de soldats et d'un plus grand nombre de femmes » pour les décourager et empêcher les européens d'y envoyer leurs enfants. Les élèves doivent passer devant le centre des pasteurs protestants qui ont menacé d'excommunier les parents qui enverraient leurs enfants chez les Frères. De plus on est en plein conflit entre l'évêque et le Gouverneur qui, aux dires du Ministre, « est hostile au catholicisme... et a les vues de protestantiser le pays »[28]. Ce conflit amène Mgr Jaussen à aller à Paris et à demeurer absent de Tahiti pendant près de quatre années. De plus le Fr. Alpert se plaint de l'autoritarisme anti-religieux du Gouverneur : « Il n'appartient pas à votre Supérieur de poser ses conditions : c'est un droit qui m'est dû ! me répète-t-il !... Il se moque de nos règles... Son désir est de vouloir nous conduire comme des officiers, Il se croit un petit empereur et veut tout diriger en despote »[29].

Dans un tel contexte, il est facile d'imaginer que la compréhension fut délicate à établir avec le Vicariat Apostolique. Mgr Tepano Jaussen, à la demande des missionnaires, s'absente de janvier 1861 à février 1864. Le P. Clair Fouqué gère la Mission comme Provicaire pendant ce temps. Il avait eu à subir les exactions du gouverneur Page à Anaa dix ans auparavant. Si « la plus grande union règne entre les communautés : Pères, Frères et Sœurs », selon une lettre du Fr. Alpert, l'ambiguïté de la position des frères de Ploërmel - à la fois fonctionnaires du Gouvernement chargés des écoles publiques de garçons et religieux dans la mission catholique alors en butte au double jeu de la Richerie - suscite de sérieuses questions aux missionnaires, Le Supérieur Général des Frères, le T.C.F. Cyprien répond aux griefs de Mgr Jaussen et du P. Fouqué le 20 septembre 1865 par une lettre grave et émouvante[30].

« Il y a eu dans tout cela... quelques surprises et de l'exagération... au point de vue des insinuations perfides... Est-il vrai que le Fr. Alpert ait toujours été encouragé comme il aurait dû l'être ? Ces pauvres frères, jetés si loin de moi, ne seraient-ils pas soumis parfois à des épreuves tristement décourageantes ?... J'ai dû me demander sérieusement si je ne rappellerais pas mes frères, plutôt que de les laisser en butte à d'étranges persécutions de la part de ceux-là même qui devraient les encourager et les défendre. L'heureuse arrivée de Votre Grandeur sera, je n'en doute pas, le meilleur remède à tous ces maux.

Un mot cruel qui me bouleverse s'est échappé d'une plume bénie : “Serait-il vrai que, dans les colonies, vos frères font la guerre au clergé ?” Si cette question pouvait être sérieusement posée, je n'écrirais pas cette lettre. Je briserais ma plume ; et, prosterné le front dans la poussière, je demanderais à Dieu la suppression, ou plutôt l'anéantissement de toutes nos écoles coloniales... Que ne m'est-il donné de causer quelques instants avec vous, Monseigneur ! Je vous donnerais la clef de bien des choses. »

La position des frères est fort difficile à tenir. Le 1er décembre 1860, le Fr. Ropert veut l'application à Tahiti de « la même règlementation que dans les autres colonies où ils sont demandés... Nous ne dépendons que de l'Ordonnateur et nous demandons avec instance à être sous sa direction réglementaire... L'École doit être gratuite, car le Gouvernement nous a envoyé pour fonder l'École la plus accessible aux indigènes afin de populariser la langue française... Nous nous proposons de conduire seulement les enfants catholiques aux offices »[31]. L'année 1861 voit d'âpres discussions avec le gouverneur sur le règlement, les fournitures, les locaux, l'organisation de l'école. En 1862, le Fr. Ropert doit réaffirmer « la loyauté et le dévouement des Frères à l'Administration pour son œuvre civilisatrice »[32]. Le 20 octobre 1862, le gouverneur de la Richerie, suivant en cela les directives constantes du Ministère de la Marine et des Colonies, promulgue une ordonnance rendant le français obligatoire dans les écoles. Dans son rapport du 30 octobre suivant, il oppose « l'enseignement des écoles de la mission catholique pour ainsi dire nul, aux écoles catholiques françaises des Frères et des Sœurs...  J'ai à cœur de voir un clergé catholique solidement établi dans le Protectorat à l'ombre de notre drapeau... Mgr d'Axiéri ne veut pas se conformer à un arrêté si favorable pour lui. Si les écoles de la Mission n'eussent pas été transformées en cours de catéchisme, la susceptibilité des parents n'eût pas été éveillée... Les indigènes ont le désir d'apprendre notre langue »[33]. Pour faciliter l'acquisition du français - et comme Charles Viénot le proposera lui aussi pour l'école protestante de Papeete - le Fr. Alpert suggère en 1863 « de forcer les élèves à être en récréation avec les maîtres pour empêcher de parler la langue indienne »[34]. Ministres et gouverneurs insistent sur cette nécessité de l'école en français. Cette exclusivité qui se poursuivra jusque dans les années 1970, sera un point de friction permanent avec la Mission catholique ; les petites écoles des missionnaires sont bilingues et la liturgie est à base de chants en langue locale.

À cette position déjà bien délicate pour les premiers frères, à la fois dans l'administration et dans la Mission, s'ajoute l'arrivée des pasteurs protestants français en 1863. Le 15 mai 1860, pendant le voyage des premiers frères, le gouverneur de la Richerie « décide d'appeler des pasteurs français » à l'instigation de Caillet et suite à la « pétition de l'Assemblée législative ». Si cet appel reprend des suggestions de 1844 et de 1857, Charles Viénot reconnaît l'action déterminante de Caillet et de la Richerie dont l'idée essentielle est d'établir « un cuIte national » contrôlé par le gouverneur[35]. La Société des Missions Évangéliques de Paris répond favorablement en 1862. En mars 1863, le pasteur Arbousset fait une longue visite de prospection. Il demande aussitôt la création d'une école protestante pour équilibrer « l'effort catholique sur les écoles ». Le pasteur Atger arrive dans ce but en 1864. Mais c'est Charles Viénot qui ouvrira l'école protestante le 17 septembre 1866. Il faut comprendre la vigueur de la lutte menée par les protestants français en ce domaine. Les religieux catholiques tiennent les écoles des districts et les écoles officielles du Gouvernement. De plus, les pasteurs français constatent avec effroi « le naufrage du protestantisme, le bas niveau des pasteurs locaux, l'immoralité et la superficialité » à Tahiti et Moorea. « Les difficultés du protestantisme à Tahiti, en particulier à cause des écoles catholiques soutenues par l'administration » sont considérables. Une telle situation de reprise fondamentale du protestantisme, liée aux mentalités ardentes de l'époque, explique la violence de la lutte scolaire[36].

Dans cette ambiance tendue, le gouverneur de la Richerie, le 31 octobre 1862 décide que « sept jeunes gens sortis des classes tenues par les Frères, vont compléter leur éducation au pensionnat de N.-D. de Toutes-Aides à Nantes, appartenant à la même communauté ». Le quatrième fils de Pomaré IV, Tuavira Joinville, bénéficie lui aussi d'une bourse coloniale, Les élèves sont confiés au T,C.F. Cyprien, Supérieur Général, « comme à leur père » par la Reine et les chefs. Certains élèves étant protestants et la famille royale étant concernée, l'émoi est très vif chez les protestants. L'affaire va au Ministère et fait couler beaucoup d'encre. Malgré l'avis de leurs parents, trois jeunes gens sont enlevés aux frères et confiés à l'école protestante de Nérac. En février 1865, le Gouverneur de la Roncière, juge « l'expérience inutile et onéreuse » ; il propose le retour à Tahiti des six jeunes gens. Ce qui a lieu en mai suivant. Le gouverneur procède en avril 1866 à l'examen oral de ces premiers étudiants tahitiens en France ; il le juge « bien peu satisfaisant »[37]. Que cherchait en fait de la Richerie dans cet essai si mal préparé ? Les protestants se sont sentis provoqués ; les frères de Ploërmel ont été floués ; le Ministère de la Marine a été irrité ; la Mission catholique a été embarrassée. Sinon le but, du moins le résultat en fut machiavélique ; les divisions et les tensions en furent aggravées. On comprend l'irritation du T.C.F. Supérieur Général qui intervient deux fois de suite, en 1864, auprès du Ministre. Il constate que, « après un début plein des plus belles espérances - puisque les frères avaient tous les enfants de la localité, sans distinction de protestants et de catholiques - leur mission a été troublée par l'arrivée des ministres protestants français (20 avril)... Si la situation doit être continuée, je supplie de bien vouloir rappeler les frères (19 août) »[38].

Après avoir situé l'ambiance compliquée et le contexte tendu de l'arrivée des frères de Ploërmel pour fonder l'Instruction Publique des garçons, retraçons brièvement - car c'est mieux connu - l'histoire de leurs écoles à Tahiti puis aux Marquises.

Le succès de l'école publique des garçons de Papeete, confiée aux frères le 2 décembre 1860, est aussi rapide qu'inattendu. Ils sont plus de 200 élèves après un an et demi. En décembre 1862, les frères ont 153 élèves et les sœurs 140, Devant ce succès, le Comité d'instruction Publique est fondé le 22 janvier 1863. La grande question sera longtemps celle de la persévérance ; catholiques comme protestants se plaignent de « l'absentéisme des élèves ». Les frères sont comblés d'éloges par l'Assemblée législative et le gouverneur ; la Reine « engage tous ses sujets à confier aux Frères l'instruction de leurs enfants ». Ces appels ne peuvent cependant pas donner du jour au lendemain le sens de leurs responsabilités éducatives à des polynésiens alors tout à fait « indifférents et sans autorité sur leurs enfants ».

Le 31 mars 1864, à la demande du chef de Papeuriri, les frères ouvrent une école publique à Mataiea. Les frères, depuis octobre 1863, sont dix au service de l'enseignement. Par « leur dévouement, leurs qualités d'abnégation, leur sens du devoir, leur compétence, leur présence toute la journée avec leurs élèves », les frères transforment rapidement « la mentalité et les mœurs scolaires de la population tahitienne ». L'administration et les familles leur font une confiance totale.[39]

Mais l'arrivée des pasteurs protestants français en 1863 et le développement de la laïcité en France vont entraîner dès 1882 pour Papeete et 1887 pour Mataiea la laïcisation des écoles publiques tenues par les frères à Tahiti. Dès le 4 septembre 1866, Charles Viénot envisage cette perspective. Sa participation au Comité d'Instruction Publique en 1876, l'appui du Gouverneur Chessé en 1880, des Amiraux Jauréguiberry et Cloué en 1881, en permettant l'application dès octobre 1882 à Papeete[40]. Il s'agit d'une question politique et religieuse, comme le constate le gouverneur Planche en 1879[41].

« Nos écoles fonctionnent bien et l'instruction publique primaire est certainement plus avancée à Tahiti et Moorea que dans beaucoup de départements français. On rencontre peu de tahitiens, dans les districts, qui ne sachent lire, écrire et calculer couramment. Les dispositions naturelles sur le calcul sont même extraordinaires.

Une diminution a été opérée sur le personnel des écoles publiques catholiques afin de reporter l'économie sur l'école protestante indigène de Papeete qui est disposée à devenir école publique. »

Le 12 février 1879, le gouverneur demande au Ministre : « Quelle est la nature et la durée des contrats de direction des Écoles pour les Frères et les Sœurs ? Il n'y a localement aucun acte. » La réponse du Ministre Jauréguiberry est « qu'aucune clause n'existait qui puisse empêcher l'administration d'employer d'autres instituteurs pour diriger les écoles... (de plus) il est opportun de diriger l'instruction conformément aux idées religieuses de la majorité de la population de la colonie »[42]. Dès le 2 septembre 1879, par arrêté n°368, le gouverneur supprime deux postes de frères et deux postes de sœurs qui « devront prendre passage sur le premier bâtiment qui partira de Tahiti pour se rendre en France ».

Le report sur les protestants de ce qui est retiré aux catholiques, selon les accords entre la Marine et la S.M.E.P., paraît curieux aux milieux laïcs qui « veulent une école séparée de l'Église et du Temple ». En janvier 1880, le gouverneur écrit au Ministre : « Le Conseil a refusé de remplacer les écoles actuelles par une école laïque, chose bonne et rationnelle ; mais le moment n'est pas arrivé... Les finances locales ne peuvent supporter cette dépense de 80 à 100 000 F. Le Conseil n'admet pas les écoles de culte qui entretiennent l'antagonisme. C'est un dilemme d'où il est difficile de sortir. Le Gouvernement n'a jamais entendu créer des écoles de culte proprement dites ; cependant les subventions et les divisions les font considérer comme telles. Où trouver des instituteurs laïques pour remplacer les instituteurs actuels aux modestes appointements ? »[43]

Le 30 juin, un entrefilet prévient que « les Frères et les Sœurs exerçant dans les Écoles du Gouvernement continueront à professer jusqu'à nouvel ordre ». Il faut deux années pour trouver des remplaçants aux frères qui cessent le 1er octobre 1882. Ce ne sera pas le succès escompté. Les familles continuent de faire confiance aux frères qui ont fondé une école libre dans le cadre de la Mission. En 1887, le gouverneur Lacascade constate le « délabrement de l'Enseignement Public » ; les pasteurs Vernier, Brun et de Pomaret se plaignent que les « écoles publiques soient exclusivement en français, laïques, sans prières et qu'on y cultive la mémoire et non pas le cœur »[44].

La laïcisation pose aux Frères de Ploërmel et à Mgr Tepano Jaussen une grave question pastorale et financière. Le Supérieur Général des Frères ne pouvant entretenir une école libre à Tahiti à la charge de la congrégation, leur demande « de céder à la violence et de se retirer » (17 mars 1881). Tel n'est pas l'avis de l'évêque et des familles. Le 7 février 1882, Mgr Tepano et le Fr. Juvénal signent un accord de principe sur le maintien de quatre frères dans les mêmes conditions que celles de l'administration. Le Supérieur et le Conseil des Frères de Ploërmel l'acceptent. Le Conseil de la Mission aussi. « Nous avons tenu Conseil, les PP. Collette, Martin et moi. Les Frères consentent à rester, moyennant une installation évaluée à 20-25 000 F et une dépense annuelle de 10 000 F (2 000 F par frère et par an). La Mission peut faire la dépense d'installation ; elle ne pourra pas distraire annuellement 10 000 F... C'est un appel à la Providence (10 mars 1882) ».

« Les Frères et les Sœurs ont leur installation : 35 000 F. Le plus difficile sera de les maintenir, en sacrifiant 15 000 F par an de notre allocation. Nos placements s'en vont. En 1882, je le dis avec effroi, la Mission a dépensé 105 000 F (4 mars 1883). »[45] Le Vicariat de Tahiti est le seul à faire un tel effort pour garder les Frères de Ploërmel chassés des colonies par les lois laïques. Jusqu'à l'application de la loi Debré en 1975, ce sera une très lourde charge. Malgré cet effort, les frères vivent dans une très grande pauvreté[46]. Ils seront de plus en plus aidés par les Anciens.

Comme les élèves continuent d'aller à l'école des frères dès l'ouverture de leur école libre à Papeete et que Mgr Verdier vient y faire le catéchisme, les frères sont menacés à cause de cela. Le laïcisme du moment ne tolère pas l'enseignement religieux dans une école religieuse[47]. La situation est délicate pour les frères : ils sont plébiscités par la population et la majorité des élèves n'est pas catholique ; ils sont désormais une école libre de la Mission catholique qui désire que les frères soient explicitement missionnaires. Pour tous c'est une mutation délicate à réaliser au milieu de tensions considérables. Les Vicaires Apostoliques successifs expriment à la fois leur réserve, parfois irritée, devant des frères qu'ils trouvent plus « instituteurs et universitaires » que religieux missionnaires, et leur admiration profonde pour le travail de formation de la jeunesse[48]. La grande figure de cette difficile période de luttes incessantes et de succès grandissants est celle du populaire Fr. Alain Guitton (1890-1913). Le 13 janvier 1944, la Colonie reconnaît officiellement les services rendus par l'enseignement catholique à Tahiti.

Le 16 décembre 1945, Mgr Paul Mazé pose la première pierre du nouveau bâtiment du collège La Mennais, financé par les anciens élèves et les parents ; il est inauguré en 1948. Avec le développement de Tahiti et le soutien actif de l'évêque, les écoles des Frères se déploient dans la zone urbaine : 6 octobre 1958, ouverture de l'école Saint-Paul ; septembre 1965, fondation de l'école Fariimata ; septembre 1968, lancement de l'école Saint-Hilaire à Faaa.

De nombreux mouvements de jeunes, des activités très diverses sont lancées et animées par les frères. La musique y est à l'honneur par la célèbre fanfare qui anime les fêtes officielles, comme le défilé de la Victoire de 1918 ; ce qui ne plaît pas à tout le monde, si on en croit le « Journal de Papeete ». En plus de la musique, chère aux Tahitiens, le sport sous toutes ses formes est mis à l'honneur. Lorsqu'en 1964, les écoles chinoises de Tahiti ferment leurs portes, la plupart de ses 200 élèves s'inscrivent chez les frères. Avec l'arrivée du C.E.P. en 1963 et le doublement de la population en vingt ans, avec l'introduction de la loi Debré en 1974 et 1975, une époque nouvelle est commencée, préparée du reste par la politique bienveillante et constante des différentes Assemblées Territoriales qui subventionneront les écoles privées pour le traitement des maîtres, les besoins pédagogiques et parfois même certaines constructions.

Aux Marquises, les Frères de Ploërmel se sont implantés en trois périodes différentes, liées aux difficultés du moment. Un premier essai a lieu de 1863 à 1866. En avril 1863, à la demande de Mgr Dordillon, alors directeur des affaires indigènes, les Fr. Stanislas, Gatien et Emilas fondent une école de garçons à Taiohae (Nuku-Hiva). Le 20 août suivant, une épidémie de petite vérole apportée par un bateau, fait disparaître la moitié de la population : 958 décès pour 998 survivants. Le Fr. Arthémas qui savait vacciner, part pour Taiohae avec les sœurs de Cluny. Les classes reprennent en avril 1864. Mais le gouverneur de la Roncière, plus favorable aux formations manuelles et découragé par les médiocres résultats des élèves ainsi que par le mauvais état de santé des frères, supprime la prise en charge des frères et des sœurs qui se retirent en 1866[49].

Le second essai se déroule de 1898 à 1904 à Atuona et Puamau sur l'île de Hiva-Oa. Mgr Martin, avec l'accord de Mgr Verdier, obtient du Fr. Alain Guitton les trois frères destinés à Mangareva (une première demande pour cette île en 1887 avait été refusée à cause de la laïcisation de Mataiea cette année-là). En décembre 1898, les Fr. Prudent, Mesmin et Emilius arrivent, avec Mgr Martin, à Atuona, la résidence du Vicaire Apostolique à cette époque. Les Fr. Mesmin et Emilius fondent une école à Puamau de l'autre côté de l'île de Hiva-Oa. Ces deux écoles sont des internats dont les familles assurent la subsistance. Les écoles prospèrent rapidement et les enfants « parlent hardiment le français ». Les conditions sont fort pénibles et là aussi la fanfare fait merveille. Malheureusement Paul Gauguin fit tout son possible pour « démontrer aux parents qu'ils n'avaient aucune obligation d'envoyer leurs enfants aux écoles d'Atuona, surtout les filles ». Le 9 décembre 1904 les Frères regagnent Papeete, leur école ayant été déclarée « sans autorisation réglementaire » le 7 septembre précédent. La laïcisation fermait ainsi les écoles des frères et des sœurs aux Marquises.

Le troisième essai est commencé depuis le 5 août 1971 à Taiohae. Les Frères de Ploërmel y prennent l'école-internat Saint-Joseph qui avait été ouverte en 1960 par Mgr Tirilly. Depuis 1922, Mgr Le Cadre soupirait après cette reprise d'une école de garçons aux Marquises.

Le lecteur excusera l'aspect un peu décousu et plus suggestif que longuement explicatif de cette étude sur l'éducation dans la Mission catholique en Polynésie française. Depuis 1950, d'autres congrégations religieuses sont venues apporter leur concours à l'œuvre de l'éducation chrétienne. Le 19 février 1951 les sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges ouvrent une école à Faaa, racine du grand complexe scolaire actuel. En 1965, elles remplacent les sœurs de Cluny à l'école Sainte-Thérèse. Enfin elles prennent en charge l'école primaire de Taravao.

Les religieuses du Bon Pasteur d'Angers ouvrent le 24 octobre 1967 un centre éducatif et un foyer, l'un et l'autre internats, pour les jeunes filles. Enfin en 1972, un petit groupe de religieuses, Filles de la Charité du Sacré-Cœur, s'établissent à Pirae et prennent en charge l'école Saint-Michel.

Désormais, l'Enseignement Catholique est surtout assuré par plus de 90% de professeurs laïcs. Ses diverses composantes qui se retrouvaient depuis longtemps dans un Conseil diocésain, se réunissent en Comité diocésain de l'enseignement catholique (C.O.D.I.E.C.) depuis le 29 mars 1979. Ce C.O.D.I.E.C. est commun pour les deux diocèses de Tahiti et des Marquises. S'il faut constater, avec l'Assemblée Territoriale en sa séance du 30 décembre 1971, que l'enseignement catholique est principalement présent actuellement dans la zone urbaine de Papeete, ce n'est pas parce qu'il a manqué dans les divers archipels. Il a intéressé tout le monde et d'abord les polynésiens. Les écoles de la mission catholique ont utilisé les diverses langues du « reo maohi », en particulier le tahitien, le mangarévien, le paumotu et le marquisien. Dans les années 1970, des programmes et des documents en langue tahitienne ont été composés par le P. Hubert Coppenrath et approfondis par Joanna Nouveau. On ne peut que regretter que les luttes antireligieuses depuis plus d'un siècle en France aient été exportées, voire anticipées, en Polynésie détruisant l'enseignement de la mission catholique qui a alphabétisé et formé l'ensemble des polynésiens pendant plus de cent ans. Même les gouverneurs les plus opposés à la Mission ont dû constater que ces querelles ont entraîné une régression scolaire importante. Les inspecteurs généraux Coste et Moretti déplorent cette situation en 1903 et 1911, ainsi que le faible budget (7%) affecté aux écoles. En 1860, l'obligation scolaire est inscrite dans la loi tahitienne et assurée par les missionnaires protestants et catholiques. En 1879, la scolarisation est d'un niveau supérieur à celui de la Métropole, alors qu'en 1887, après la laïcisation, elle est en baisse. Les fermetures de 1904-1905, chassant les religieux des écoles, ont nui aux populations des îles éloignées et des vallées peu accessibles. Les gouverneurs, à partir de 1922, en particulier pour les Marquises et les Tuamotu, s'efforcent de rattraper le retard accumulé par leurs prédécesseurs en s'assurant la collaboration de la Mission catholique.

Tout cela est sans doute une vieille histoire. Il est triste de constater que ce sont les polynésiens qui ont fait les frais des querelles métropolitaines anticléricales. Il n'est peut-être pas inutile, sur un sujet aussi compliqué que délicat et sensible, de purifier la mémoire pour en éviter le retour et, tous ensemble, construire l'avenir d'un Territoire nouveau. Les propositions de l'État publiées en décembre 1982 par le Ministre de l'Éducation, Monsieur Savary, sur « l'insertion du secteur privé d'enseignement au sein du service public sous la nouvelle forme de l'Établissement d'intérêt public » est source d'inquiétude par son esprit d'étatisation à tous les niveaux. De plus, la « Mission Catholique » en Polynésie française, avec toutes ses composantes religieuses, éducatives, scolaires, sociales... a un statut juridique officiel par le décret Mandel du 16 janvier 1939. La Séparation de l'Église et de l'État ne s'y applique pas en droit, même si, par un abus historique regrettable, laïcisation et séparation furent appliqués rigoureusement à la seule Église catholique. Ne peut-on construire l'avenir sur les bases nouvelles du pluralisme respecté ?



 

[24] Gouverneur PAGE au Ministre (5-12-1853), F.O.M. Océanie C 43, H 9.
[25] Instruction du Ministre au Gouverneur du BOUZET (15-5-1854), F.O.M. Océanie C 13, A 70.
[26] Gouverneur SAISSET au Ministre (25-10-1858) ; à de la RICHERIE (1859), F.O.M. Océanie C 14, A 75.
[27] Journal de la Société des Océanistes : Les premiers temps de l'Instruction Publique à Tahiti.
[28] Notes du Ministre sur la lettre du P. MONTITON (1863) et Fr. Alpert (28-11-1860), F.O.M. Océanie C 106 et 26.
[29] Frère ALPERT, lettres diverses, Ar. F.l.C., Tahiti.
[30] T.C.F. CYPRIEN à Mgr T. JAUSSEN, Ar. SS.CC. Tahiti (20-9-1865).
[31] Frère ALPERT au Gouverneur (1-12-1860), F.O.M. Océanie C 26, H 16.
[32] Frère ROPERT au Gouverneur (11-12-1862), F.O.M. Océanie C 44, H 19.
[33] Gouverneur au Ministre (20-10 et 30-10-1862), F.O.M. Océanie C 44, H 19.
[34] Frère ROPERT au Gouverneur (1-4-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5 - « Indien » désigne maohi à cette époque. - Ch. VIÈNOT à S.M.E.P. (13-10-1879), D.E.F.A.P. Océanie - Gouverneur de la RONCIERE au Pasteur ARBOUSSET (18-5-1865), D.E.F.A.P. Océanie.
[35] Ch. VIÈNOT à S.M.E.P. (10-6-1878), D.E.F.A.P. Océanie.
[36] Pasteur AROOUSSET au Gouvemeur (2-12-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5 - Pasteur ATGER à S.M.E.P. (8-6-1864 ; 21-4-1871 ; 11-4-1866) - Ch. VIÉNOT (13-6-1866 ; 3-10-1874) - Conseil des pasteurs français (20-10-1871 ; 25-4-1872 ; 4-6-1872), D.E.F.A.P. Océanie.
[37] F.O.M. Océanie C 27, H 20 consacré aux « jeunes tahitiens en France : 1863-1866 » - Archives des FJ.C. à Rome et du D.E.F.A.P. : lettres nombreuses.
[38] T.C.F. CYPRIEN au Ministre (20-4-1864 ; 19-7-1864), F.O.M. Océanie C 44, H 19.
[39] P . O'REILLY : 100 ans au service de la jeunesse tahitienne, p.5.
[40] Ch. VIÈNOT : lettres de 1866 à 1881, D.E.F.A.P. Océanie.
[41] Gouverneur PLANCHE au Ministre (12-2-1879 ; 12-8-1879 ; 31-10-1879), F .O.M . Océanie C 98, H 31.
[42] JAUREGUIBERRY au Gouverneur (14-5-1879) ; B.O., E.F.O. n°7, 1879, acte n°283.
[43] Gouverneur au Ministre (12-1-1880), F.O.M. Océanie C 98, H 31.
[44] Pasteurs VERNIER (12-9-1883), BRUN (14-3-1887), BRUN et de POMARET (15-9-1890), D.E.FAP. Océanie.
[45] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (10-3-1882, 4-3-1883), Ar. SS.CC. 58,1 - Cette année-là les recettes de la Mission sont de 72 000 F, dont 50 000 F de la Propagation de la Foi.
[46] Frère ROMAIN-PIERRE au Supérieur Général (22-2-1935), Ar. SS.CC. Tahiti.
[47] P.R. MARTIN au T.R.P. (10-11-1885), Ar. SS.CC. 47,2.
[48] Mgr VERDIER au T.R.P. (18-4-1884) - P. DELPUECH à Mgr VERDIER (10-12-1892) - Mgr HERMEL (16-7-1905) - Mgr MAZE (1-8-1939, 29-9-1960), Ar. SS.CC. - Frère THEOHILE au T.C.F. Général (23-10-1922), Ar. F.l.C. Océanie.
[49] Mgr DORDILLON au T.R.P. (2-10-1864 ; 2-10-1864 ; 29-8-1868), Ar. SS.CC. 47, 1.

 

Catéchismes et catéchèse

Le cœur de l'évangélisation par l'éducation c'est la catéchèse. Selon l'exemple du Christ « enseignant longuement les foules » et dans l'obéissance à son ordre « d'annoncer l'Évangile à toutes les nations », les Apôtres proclament le Salut en Jésus-Christ. Très vite ils confient à des collaborateurs ce « service de la Parole » : les diacres, certains disciples, « ceux qui ont le don d'enseigner ». L'exhortation apostolique de Jean-Paul II, récapitulant les travaux du 4e Synode des Évêques d'octobre 1977 sur la catéchèse, la situe dans la dynamique de l'évangélisation et de l'éducation de foi[50].

Nous avons parlé du rôle capital des « katekita » dans l'évangélisation, en particulier des Tuamotu et de l'île de Pâques. Nous venons de rappeler les principales étapes et le contexte des écoles par rapport à la Mission catholique. Pour terminer et synthétiser tous ces efforts d'évangélisation par l'éducation et l'enseignement, il faut découvrir comment et dans quel esprit les documents de catéchèse ont été bâtis. On peut distinguer trois étapes principales : les essais (1830- 1851), les catéchismes (1851-1970), l'animation catéchétique diocésaine depuis 1970.

Les premiers essais (1830-1851)

Le P. Alexis Bachelot, Préfet Apostolique des îles Sandwich (Hawaii), met à profit son séjour forcé en Californie pour bâtir le premier catéchisme du Vicariat d'Océanie Orientale en 1835. Ille soumet aux experts de « Propaganda Fide ». Ce sont des témoignages intéressants sur l'esprit et la méthode de l'évangélisation initiale en Polynésie.

« Cet exposé de la doctrine chrétienne et ce petit catéchisme, prémices des ouvrages religieux en langue des Sandwich, veulent permettre aux chrétiens de s'instruire eux-mêmes en raison de la persécution qui les sépare de nous. Le manque de mots, la connaissance imparfaite de la langue amènent des incorrections. Ex. : Papa est un dieu de leurs fables ; ce mot prêt aux ris et aux blasphèmes ; j'ai dû traduire Souverain Pontife par Kumu Kanoka (maître délégué).

Les insulaires paraissent avoir honte de parIer de leur mythologie à cause du ridicule que les étrangers y ont jeté. Nous fîmes des recherches pour savoir si dans ces fables ne se rencontraient pas quelques vestiges de religion ; c'est très obscur. La langue paraît avoir grande analogie avec l'hébreu, disent certains... Ceci paraît dénué de fondement »[51].

L'abbé Finucci répond en donnant quelques orientations catéchétiques.

« Rien d'essentiel ne s'oppose à la foi dans les deux livres du P. Alexis Bachelot.

- La correspondance des termes est à chercher dans des circonlocutions et des exemples de la vie, des relations, de la nature, de ce qui est commun à tous les hommes.

- Attention à ne pas étendre, par imprécision des termes, les exigences essentielles. »[52]

On remarque sans peine le souci de l'enracinement culturel de la catéchèse et des catéchismes dans ce qui est valable des conceptions religieuses naturelles, « les pierres d'attente ». Les brèves directives de Propaganda Fide sont dans la ligne des paraboles de l'Évangile et des exigences minimales du premier Concile de Jérusalem par rapport aux païens qui deviennent chrétiens. Ces orientations sont aux antipodes d'un colonialisme de la foi ; elles s'inspirent des directives fondamentales données aux premiers Vicaires Apostoliques en 1659. En termes actuels, elles expriment un souci très moderne d'« inculturation » et d'« acculturation », dans le sens étudié au Symposium du Congrès Eucharistique International de Lourdes en 1981.[53]

Dès 1840, le P. Honoré Laval écrit : « Nous avons composé un livre de doctrine chrétienne, en prenant pour base celui du P. Alexis Bachelot pour qu'il y ait unité dans tout le Vicariat »[54]. Dans cette même lettre, il signale la création d'une catéchèse orale sous forme de dialogue qui deviendra, par l'action du P. Montiton les « parau matutu » (parole de recherche), déjà étudiés. « Les grands, à certains jours, s'interrogent sur différents points de la religion. Cela dure trois heures… C'est long, trop long. Mais comment résister au zèle de nos néophytes ».

Ces modestes essais et ce lancement d'une catéchèse collective orale selon le style communautaire si cher aux polynésiens, vont trouver leur forme plénière avec l'arrivée de Mgr Tepano Jaussen. Le P. Fouqué lui écrit en 1849 de Anaa : « Je vous ai dit combien nous avions besoin d'un catéchisme... Nous désirons que vous puissiez ajouter au petit catéchisme du P. Ernest (Heurtel) quelques demandes et réponses sur chacun des commandements et des sacrements, en ayant toujours soin de renvoyer aux textes de l'Écriture Sainte. Peut-être jugerez-vous à propos une leçon sur l'Église. Le petit catéchisme de Grousset et celui de “Smacher” me semblent présenter quelques questions bien à la portée des indigènes »[55].

Cette demande du co-fondateur de la mission aux Tuamotu, explicite un aspect typique de la catéchèse et de tout l'enseignement religieux en Polynésie : il s'agit d'un catéchisme biblique enraciné dans l'Église. Parole de Dieu, sacrements de la foi et fidélité à l'Église, si caractéristiques des missionnaires des Sacrés-Cœurs, se retrouvent dans leurs catéchismes avec le sens aigu de la culture locale.

Les catéchismes du Vicariat de Tahiti (1851-1970)

Dans la vie de Mgr Jaussen, le P. Venance Prat écrit :[56] « Évêque, chargé d'instruire le peuple à lui confié, il voulut peser tous les termes de ce petit ouvrage, afin que tous eussent, en le lisant, l'étudiant et l'apprenant, un abrégé très exact de la doctrine catholique. Il mit tous ses soins à le perfectionner, espérant que sa diffusion produirait d'heureux et nombreux fruits de salut. Ce petit livre parut dans les premiers mois de 1852.

Ce travail, a dit le P. Laval, a fait l'admiration de tous ceux qui ont été à même de l'apprécier. Il est divisé en trois parties, comprenant le dogme, la morale et les secours nécessaires pour se sanctifier. Le volume contient trois gravures sur les clefs données à Pierre, l'Église et l'Eucharistie. Cet enseignement qui parlait aux yeux était plus efficace sur l'esprit des indigènes, grands et petits, que des considérations sur le dogme ou la morale. »

Ce petit catéchisme de Mgr Tepano, fruit des dix-sept premières années de mission catholique en Océanie, est à la base d'un important travail de recherche et de publications catéchétiques en « reo maohi »[57]. Le P. Montiton rédige un catéchisme (« Ui Katorika ») en 1860 ; il le complète par une « explication » en 1873. Le P. Georges Eich en fait un en 1877. Un catéchisme est aussi rédigé en mangarévien, le « Katekimo Katoriko ». Mgr Verdier, avec le P. Eich, publie un catéchisme approfondi en 1907, le « Haapiiraa Katorika » ; c'est une sorte de petite « somme théologique » extrêmement utile. En plus du « Ui Katorika », réédité 11 fois, les missionnaires rédigent de nombreux documents sur des points particuliers : Eucharistie, Grâce, Sacrements, Morale, Marie, Joseph, etc. Tout cet ensemble est entièrement repris, refondu et complété dans la 12e édition du « Ui Katorika », rédigée par le P. Hubert Coppenrath en 1979. Un livre de « himene » l'accompagne l'année suivante. En plus des divers documents catéchétiques, il ne faut pas oublier la traduction complète de la Bible parue en 1914. C'est un travail considérable qu'ont réalisé, avec des moyens dérisoires et dans des conditions difficiles, une poignée de missionnaires des Sacrés-Cœurs dans ce domaine de la catéchèse en diverses langues polynésiennes.

Le P. Paul Mazé, jeune missionnaire de 1910, constate « l'assiduité des canaques au catéchisme et le zèle des missionnaires, évêque en tête, pour l'assurer »[58]. En 1860, le P. Loubat se réjouit que « tous les enfants savent bien le catéchisme ; les plus grands en connaissent l'explication et cherchent rapidement dans la Bible Kanake la preuve de chaque demande. Je les avais accoutumés à cet exercice afin que, dans l'occasion, ils pussent repousser les attaques »[59]. Ce zèle catéchétique par dialogue et fondé sur la Bible est décrit dans de nombreuses lettres de missionnaires, C'est ce qui vaut quelques ennuis à la Mission et à Mgr Verdier qui fait le catéchisme à la nouvelle école libre des frères après 1883. « Les autorités de Papeete, enthousiasmées par nos écoles, aujourd'hui sont pleines de menaces parce que nous y faisons une heure de catéchisme par semaine. Un évêque qui fait faire une heure de catéchisme dans une école tenue par des Frères au nom de l'évêque et payée par la Mission, quel crime ! Ils voudraient trouver en nous des instituteurs laïques.

C'est une affaire de principe, ils ne veulent pas de religion dans une école payée par la Mission. Partout on fonde des écoles libres dans le but d'enseigner le catéchisme. Monseigneur, sommé de faire cesser les catéchismes, tient bon. Mieux vaudrait fermer les écoles. »[60]

À cet enseignement systématique, le P. Montiton en 1860 et dans la ligne du P. Laval en 1840, ajoute ce style très polynésien d'une catéchèse orale, dialoguée et chantée, déployant un thème particulier enraciné sur la Bible, le « matuturaa ». « Il m'a été possible d'établir des espèces de conférences auxquelles viennent assidûment assister, 3 ou 4 fois par semaine, une quinzaine d'adultes. Ce genre d'instruction familière où chacun peut dire son mot, soumettre ses doutes, expliquer sa pensée et demander les explications dont il a besoin, est bien plus profitable que les instructions faites à l'église du haut de la chaire »[61].

Le P. Bizien le confirme en 1908 : « Vivant en milieu protestant, nos chrétiens ont grandement besoin qu'on les affermisse dans la connaissance de nos dogmes et dans la ferveur de la foi. C'est pourquoi nous avons fréquemment de grandes séances de "parau matutu" ou explications de versets de la Sainte Écriture, dont nous nous servons pour l'exposition et la défense des points de doctrine »[62]. Les « matuturaa » constituent toujours une activité catéchétique communautaire importante et appréciée.

Le diocèse des Marquises n'est pas en reste pour la recherche et la publication des documents catéchétiques. Après le départ précipité de Ua-Pou en 1842 et l'incendie de la mission de Papeete le 30 juin 1844 dans lequel ont péri tous les manuscrits rédigés en langue marquisienne, Mgr Baudichon arrive à publier à Valparaiso le premier catéchisme à la fin de 1845. En 1857, Mgr Dordillon publie une « vie de Jésus » et un recueil de cantiques en marquisien. La rédaction de son vocabulaire en 1880 facilite grandement le travail catéchétique des missionnaires des Sacrés-Cœurs aux Marquises. Mgr Martin rédige plusieurs documents sur la foi catholique entre 1890 et 1910[63].

Centre diocésain de catéchèse (1970...)

Le premier prêtre « fidei donum » réclamé par le Synode pour aider le diocèse de Tahiti, est l'abbé Paul Cochard du diocèse d'Angers, De 1970 à 1972, son ministère principal est de fonder le centre diocésain de catéchèse. Ce centre a pour mission de former les catéchètes dont les écoles et les paroisses ont besoin pour l'initiation des enfants. Il a pour rôle de collecter les productions et les documents venant d'autres diocèses, France et Québec particulièrement. Il rédige des documents adaptés selon les niveaux scolaires des enfants ; il propose des programmes, des itinéraires et des méthodes. Surtout le centre, en lien avec la pastorale générale du diocèse, organise de nombreuses sessions de recherche et de formation.

Avec le centre diocésain de catéchèse, nous sommes entrés dans l'aujourd'hui d'une Église qui prépare son avenir dans un peuple chrétien constitué, pour plus de la moitié, par une population qui a moins de vingt ans, C'est dire l'importance de la catéchèse sous toutes ses formes.



[50] Exhortation apostolique : Catechesi tradendae du 16-10-1979. Doc. Cath. n°1773, (4-11-79).
[51] A. BACHELOT au Cardinal-Préfet de Propaganda Fide en 1835, Ar. SS.CC. 1-1-4.
[52] Abbé FINUCCI au Père A. BACHELOT : 1835, Ar. SS.CC. 1-1-4.
[53] M. de CARVALHO AZEVEDO : Eucharistie, Culture, Economie et Foi. Doc. Cath. n°1813, p.719 (9-8-1981).
[54] H. LAVAL au P. H. LUCAS (31-3-1840), Ar. SS.CC. 1-1-4.
[55] C. FOUQUÉ à Mgr JAUSSEN (14-8-1849), Anaa, Ar. SS.CC. 73,6.
[56] V. PRAT : Vie de Mgr Tepano Jaussen, manuscrit. t. 1, p.186. Ar. SS.CC.
[57] A. COOLS : Répertoire des Archives du diocèse de Papeete. T. 1 (1970), n°766 à 778, pp.139 à 142.
[58] P. MAZE au T.R.P. (4-12-1910), Papeete, Ar. SS.CC. 59,1.
[59] F. LOUBAT au T.R.P. (17-8-1860), Putuahara (Anaa), Ar. SS.CC. 62,3.
[60] R. MARTIN au T.R.P. (10-11-1885), Papeete, Ar. SS.CC. 47,2.
[61] A. MONTITON au T.R.P. (30-8-1860), Anaa, Ar. SS.CC. 73,2.
[62] Th. BIZIEN (18-8-1908), Atiue in Annales SS.CC. 1908, p.303. Parau : parole ; matutu : examiner ; matuturaa : action de rechercher.
[63] A. COOLS: Répertoire des Archives du diocèse de Taiohae, n°834 à 847 et 852, pp.166-167. La Grammaire et Dictionnaire de la langue des îles Marquises, parus en 1904 et attribués à Mgr DORDILLON, est l'œuvre du P. Gérauld CHAULET. En 1932, l'« Institut d'Ethnologie » à Paris fait imprimer le « grand DordilIon » en 2 volumes.

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