Tahiti 1834-1984 - Chap. XI

 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL DES ÎLES LOINTAINES

 

 [pp.109-228]

 


 

Chapitre 11

Vie chrétienne en Polynésie

[pp.247-262]

 

Si les Polynésiens ont reçu avec joie l'annonce de la Bonne Nouvelle en Jésus-Christ, il est non moins certain qu'ils apportent à l'expression de la foi chrétienne un style particulier. Il y a un visage polynésien de la vie évangélique, une manière maohi de célébrer les merveilles de Dieu en Église. Cela est notoire aujourd'hui ; le style maohi catholique suscite un étonnement plutôt admiratif qu'irrité de la part des hôtes de passage. Ce que l'on sait moins c'est que cette adaptation à la sensibilité et à la culture polynésiennes s'enracine dans les origines mêmes de la mission à Mangareva. Le témoignage de Dumont d'Urville lors de son voyage aux Gambier en août 1838 nous montre la forte impression laissée par la liturgie de Rikitea sur les marins français. L'abbé G. de Laval, aumônier de la « Capricieuse » de passage aux Gambier en novembre 1850, exprime la même surprise émerveillée. Les récits des marins de cette époque sont nombreux à aller dans le même sens[1]. Mgr Pompallier et les premiers missionnaires maristes, dont le futur saint Pierre Chanel, de passage en septembre 1837, expriment la même admiration dans leurs lettres[2]. Mgr Bataillon s'inspirera de cet exemple pour l'évangélisation de Wallis.

Le style polynésien pour exprimer la foi catholique a une double origine dont nous avons déjà parlé : la culture maohi avec sa vision du monde, sa sensibilité religieuse et son style communautaire; la spiritualité évangélique, la vision d'Église et les valeurs propres aux pères des Sacrés-Cœurs. L'harmonisation de ces deux sources explique le visage si caractéristique de l'Église locale de Tahiti au sein de l'Église Universelle. S'il n'est pas nécessaire de souligner l'attachement profond des Polynésiens à leur « fenua » ilien si original et à leur style de vie, il est utile de rappeler que les missionnaires des Sacrés-Cœurs, surtout les fondateurs, s'inspiraient très explicitement des exemples et de l'enseignement du « Bon Père » Coudrin. La présence eucharistique, la Parole de Dieu, la vie communautaire autour du « Père », le sens de l'Église exprimé par l'union au Pape, la dévotion à Marie étaient pour eux des points d'ancrage fermes. Certaines convergences avec le vécu et la sensibilité des polynésiens sont manifestes et providentielles dans le dessein de Salut universel en Jésus-Christ, puisque « Dieu veut que tout homme soit sauvé et parvienne à la connaissance de la vérité ». De toutes façons l'histoire est irréversible et le Royaume des cieux est la croissance continue du projet d'Alliance entre Dieu et les hommes à travers les événements par lesquels ceux-ci « dominent et soumettent la terre » par leur liberté responsable.



[1] H. LAVAL: Mémoires. pp. XXXVI, 54,279.
- Lettres : LAPLACE au P. AMAT (14-12-1839) ; PÉNAUD à Revue Coloniale (septembre 1845) ; G. DE LAVAL à RICHEMONT (1850) ; E. H. FROMENTIÈRES dans Moniteur de la Flotte (1857). Ar. SS.CC. 65.
[2] Mgr POMPALLlER au T.R.P. COLIN (1837). Ar. SS.CC. 64, 1
- P. CHANEL à F. PAGÈS (3-10-1837), L.A.M.O., t.1., 1834-1839.

Eucharistie, "Pain de Vie"

Eucharistie, « Pain de Vie »

Rappelons ce qu'écrit Mgr Etienne Rouchouze au T.R.P. Coudrin le 14 novembre 1837 à partir des Gambier et deux mois après y avoir reçu les premiers missionnaires maristes. « Ce que nous avons le plus à cœur c'est de construire des églises décentes et solides. Il me semble que le jour où je verrai dans l'Océartie quelques églises où l'on puisse célébrer et conserver décemment l'illustre mystère, mon bonheur sera parfait et je mourrai content. » Nous étudierons au chapitre XV la question de la « construction d'églises décentes et solides ». Explicitons le « bonheur de célébrer et de conserver l'illustre mystère ».

L'importance de l'Eucharistie dans ses deux manifestations : la célébration de la Messe et l'Adoration du Saint-Sacrement est une donnée constante fortement soulignée par les Supérieurs Généraux successifs et les principaux responsables de la Congrégation des Sacrés-Cœurs. Rappelons-nous la méditation du P. Coudrin à la Motte-d'Usseau en 1792 et la procession clandestine du Saint-Sacrement à Poitiers sous la Terreur. Les T.R.P d'Elbée et Systermans, anciens Supérieurs Généraux, soulignent « le Centre eucharistique de la vie des religieux des Sacrés-Cœurs ». Il se trouve que les missionnaires qui se sont succédés depuis 150 ans ont été d'une fidélité exemplaire à leur tradition spirituelle. « L'Eucharistie est le centre de l'identité et de l'apostolat ; c'est pour cela que les missionnaires commencent par bâtir des églises », constate le P. Xavier Riou. L'exemple de Mgr Rogatien Martin qui reprend l'évangélisation des Marquises de cette manière est très frappant. « Il n'y a plus de vie sacramentelle aux Marquises... Je relance l'Eucharistie et les confessions... L'Eucharistie est la source de tous les progrès... L'apostolat se fait par l'Eucharistie et les cérémonies »[3]. Dès 1836, le P. Laval écrivait la même chose. Perdu au cœur des Tuamotu, le P. Audran se réjouissait de « la splendide Fête-Dieu de Fakahina ; car rien n'est trop beau pour le Bon Dieu »[4]. 300 personnes s'étaient rassemblées sur son atoll pour cette célébration.

Les processions de la Fête-Dieu jouent un rôle primordial dans l'expression de la vie chrétienne en Polynésie. Elles atteignent, en particulier à Mangareva, des dimensions et une splendeur extraordinaires. Le P. Laval nous a laissé le dessin et la description du reposoir d'Atikura aux Gambier pour la Fête-Dieu du 4 juin 1839, « cinq ans à peine après l'arrivée des premiers missionnaires », souligne-t-il[5]. L'élan était donné dont le mouvement dure toujours. Même à la période la plus tendue et anti-cléricale où les autorités voulaient interdire ces manifestations, Mgr Verdier et sa poignée de missionnaires les ont maintenues dans les « enclos des diverses missions » ; c'était pour eux d'une « grande importance pour l'apostolat »[6]. En 1935, le P. Félix Alazard exprime à son frère Ildefonse « l'importance de la Fête-Dieu qui se déroule à tour de rôle dans les districts de Tahiti ». Aussi c'était par de telles processions que les grands événements de la vie en Église étaient solennisés : inauguration de l'église d'Arue en 1883, jubilé de Mgr Hermel en 1930, centenaire de la Mission de Tahiti en 1936.

L'adoration du Saint-Sacrement, les temps de prière dans les églises où est conservée la Présence Réelle, les saluts du Saint-Sacrement, les retraites annuelles dans la chapelle de l'évêché, autant d'aspects particuliers de la dévotion à Jésus vivant et présent dans l'Eucharistie que l'on voit signalé dans de nombreuses lettres[7]. Le plus célèbre et persévérant adorateur fut Mgr Verdier « toujours à la chapelle » écrit son successeur. On comprend que, dans une telle perspective, Mgr Hermel à Tahiti et Mgr Martin aux Marquises aient appliqué très rapidement dès 1911 le décret de saint Pie X recommandant la communion fréquente des enfants.

L'Église catholique en Polynésie, ainsi centrée dès l'origine sur Jésus « Pain de Vie », s'est sentie confortée lorsque le Concile Vatican II a souligné que « l'Eucharistie est la source et le sommet de la vie de l'Église ». Il est bien évident que si l'Église fait l'Eucharistie, c'est l'Eucharistie qui construit l'Église comme Peuple de Dieu rassemblé et envoyé au monde. Sur ce point et au témoignage des divers Supérieurs Généraux de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, les missionnaires en Polynésie ont été fidèles à ce qui constitue l'essentiel de leur charisme spirituel : Jésus vivant et présent dans l'Eucharistie.



 

[3] Mgr MARTIN au T.R.P. (23-8-1890 ; 8-10-1891 ; 26-7-(906). Ar. SS.CC. 47,2.
[4] H. AUDRAN à I. ALAZARD (5-7-1911) Fakahina. Ar. SS.CC. 61,2.
[5] H. LAVAL : Mémoires, pp. XXXV, planches 186-187 (illustration page 228) : chap. XII et XX.
[6] Mgr VERDIER au T.R.P. (10-6-1899 ; 19-6-1900). Ar. SS.CC. 8,3 ; G. EICH au T.R.P. (12-7-1897 ; 18-6-1900). Ar. SS.CC. 60,2 ; Th. BIZIEN au T.R.P. (1909). Ar. SS.CC. 78,3 ; B. SCHOUTEN au T.R.P. (14-5-1872). Ar. SS.CC. 62,4.
[7] Mgr VERDIER au T.R.P. (11-11-1883). Ar. SS.CC. 58,3 ; M. BÈCHU au T.R.P. (1879). Ar. SS.CC. 61,2 ; C. MAUREL au T.R.P. ; E. ESQUENET au T.R.P. (24-1-1949). Ar. SS.CC. 48,2.

Communautés autour des "Pères"

Nous abordons maintenant un aspect du comportement chrétien, essentiel pour les polynésiens et souvent irritant pour les européens, surtout les métropolitains. La vie de groupe (« pupu »), la communauté (« amuiraa ») constituent un élément ancestral toujours actuel et vivant des diverses paroisses. Seul, le maohi se sent perdu. Il vit naturellement la « famille élargie », comme le pasteur Raapoto l'a bien mis en valeur en 1961. Le dévouement total, le zèle héroïque, la pauvreté personnelle des premiers missionnaires, hommes jeunes et célibataires dont la vraie famille était leur peuple, ont profondément marqué les polynésiens. Toute paternité vient de Dieu ; elle a une source intérieure, elle est profondément de nature spirituelle. Dans un peuple qui pratiquait naturellement l'infanticide et l'anthropophagie, pour qui la sexualité n'était qu'un besoin de nature et la femme un être inférieur, méprisé et objet de nombreux interdits, découvrir dans ces missionnaires. Un tel visage paternel et un si profond souci d'éducation globale, était une grande nouveauté. Il n'est pas exagéré de dire que les missionnaires catholiques, « célibataires pour le Royaume de Dieu » à la suite de Jésus-Christ et à l'exemple des Apôtres Paul et Jean, modèles des Pères des Sacrés-Cœurs, ont fait découvrir la réalité profonde de la vraie paternité aux polynésiens. Le nom de « Metua » prononcé par eux a une résonnance affective, une dimension relationnelle, une consistance sociale autrement plus plénière que son équivalent « Père » en français.

Cette dimension cordiale d'une « communauté ne faisant qu'un cœur et qu'une âme » autour de ses apôtres-missionnaires considérés comme des pères, a beaucoup frappé Mgr Etienne Rouchouze à son arrivée à Mangareva en 1835, un an après les débuts de la mission. « Le Seigneur semble vouloir répandre ses bénédictions sur la mission qui est confiée à la Congrégation. Ce qu'Il a opéré par nos deux frères François d'Assise et Honoré tient du prodige. Ces peuples que les historiens disaient si féroces, si inhospitaliers, si intraitables sont devenus doux et humains à la voix de l'Évangile de Jésus-Christ... Le petit Caret est un véritable apôtre et le frère Honoré le seconde parfaitement. J'ai trouvé leurs catéchisés bien plus instruits que dans certains diocèses de France... Ils sont les vrais pères de ces peuples. » À ses parents, deux ans après, l'évêque écrit : « Ces bons peuples nous aiment, ils nous affectionnent, ils nous regardent comme leurs pères. »[8]

Le P. Honoré Laval est revenu souvent sur cette dimension communautaire à l'image d'une grande famille. « Nos insulaires comprennent fort bien qu'aucun motif intéressé ne nous a conduit au milieu d'eux, que le but unique de tous nos efforts est le salut de leurs âmes et puis le soulagement de leur extrême pauvreté. Aussi ils n'ont pas tardé à s'attacher à nous...

Je voudrais que tous ceux qui accusent la religion de tyrannie, fussent témoins de tout ce qui se passe ici ; ils comprendraient peut-être que le christianisme ne fait pas des esclaves et que cette déférence de nos néophytes est l'effet naturel de l'amour filial par lequel ils répondent à l'amour vraiment paternel que nous ressentons pour eux. »[9]. Nous avons signalé dans l'histoire des Gambier sa lettre du 2 juin 1857 où il écrivait que les missionnaires « sont de véritables Pères bien obéis, ce qui les fait voir par les étrangers comme des tyrans ». Il revient très souvent sur ce thème dans ses « Mémoires ». C'est pour cette raison profonde qu'il était opposé à Mgr Tepano Jaussen qui faisait, à son avis, de trop fréquents changements de missionnaires[10].

Il serait sans doute fastidieux de citer les nombreux témoignages des missionnaires exprimant, chacun à sa manière, cette vive conscience qu'ils avaient d'être des « pères spirituels » à l'égard de la population des îles. Dans la vie rude et austère de leur existence missionnaire - en particulier lorsqu'ils sont isolés durant des années aux Tuamotu, aux Gambier, aux Marquises - la conscience explicite de leur identité paternelle dans le Christ et de leur responsabilité d'éducateurs chrétiens de leurs communautés est un puissant levier psychologique et spirituel. Ils vivent en vérité ce que l'Apôtre Paul écrivait aux Corinthiens : « Quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n'avez pas plusieurs pères. C'est moi qui, par l'Évangile, vous ai engendrés en Jésus-Christ. »[11]

Les polynésiens reconnaissent les missionnaires sous ce visage paternel décrit par saint Paul. Le départ ou la mort d'un missionnaire est vécu comme « le départ du père qui a laissé sa famille ». Quand ils sont injustement attaqués, comme ce fut le cas à Mangareva, ils n'hésitent pas à les défendre avec cet argument suprême : « c'était un père pour nous »[12]. Dans le même sens la Reine Pomaré IV écrit au T.C.F. Cyprien, Supérieur Général des frères de Ploërmel, en lui confiant son fils Joinville : « Je t'établis le père de mon enfant pendant son séjour en France. »[13]

... Le mot « metua », bien entendu s'applique en Polynésie aux relations qui lient des personnes par des sentiments d'affection, familiale, affective, voire même sentimentale, ou de vénération, de reconnaissance.

... Le domaine politique n'y échappe pas. L'important pour le missionnaire était donc que le mot « metua » donné à l'évêque, au prêtre, maintenant au diacre, ne soit pas qu'un titre, mais traduise une foi, vécue dans une spiritualité authentique. Il ne s'agit pas de distinguer un homme au milieu de ses semblables dans la société, mais que le mot « metua » traduise une mission particulière dans I'« amuiraa » (communauté).

Les autorités françaises soulignent ce style de relation caractéristique des pères des Sacrés-Cœurs. Le commandant Aube dans l'étude déjà citée de la « Revue Maritime » de 1872 décrit par le menu la vie patriarcale de la communauté catholique aux Gambier en 1869. Dans l'introduction nous avons vu que les autorités de Tahiti ont fait des obsèques officielles à Mgr Tepano Jaussen, reconnu comme le « Père du peuple ». Mais, en même temps, une telle attitude paternelle respectée était souvent ressentie comme paternaliste. Les missionnaires en étaient conscients. « Les exagérations funestes du P. Laval, trop méfiant surtout », gênaient le P. Nicolas Blanc et irritaient les marins. Les autorités civiles et militaires dénonçaient la « théocratie et la tyrannie cléricale ». Aux Gambier le Gouverneur et les Résidents luttent avec détermination pour « restaurer l'autorité de l'État face à la Mission ; il fallait assurer la liberté individuelle, lutter contre l'esclavage, l'abrutissement, faire des adultes et non des enfants. »[14]

Ce caractère particulier des communautés catholiques en Polynésie, les « amuiraa », si proches par certains aspects des premières communautés chrétiennes et du style apostolique de saint Paul à Corinthe, constitue, sans doute, le point de divergence le plus sérieux entre maohi et français. Deux modèles culturels opposés, deux conceptions des relations entre l'individu et le groupe s'affrontent. La vie communautaire, primordiale pour le maohi, est regardée avec méfiance par le français qui privilégie la responsabilité personnelle et la liberté individuelle. À notre époque, en même temps que « I'écologie » retrouve l'importance des « racines » et de l'environnement, la psychologie et la sociologie dénonçent les enracinement collectifs, les conditionnements culturels. Familles et groupes sont éclatés ; et notre société fait beaucoup d'orphelins abandonnés. Le paternalisme est devenu le grand péché moderne ; c'est une injure méprisante.

Comment parler du père et de la paternité à notre époque de « mort de Dieu, de mort du père » ? N'y a-t-il pas aussi la démission sociale de trop d'hommes, géniteurs irresponsables, veules et jouisseurs, laissant la femme se débrouiller seule avec l'enfant, plus fruit du « hasard et de la nécessité » que d'un véritable amour humain ? Dans notre société de consommation accélérée, n'a-t-on pas, surtout pour les hommes, privilégié l'efficacité, les choses à faire, l'argent à gagner, la « technique » sur les valeurs de relation, l'artistique, le « cœur », la gratuité ? Il semble bien que le peu de reconnaissance - même légale parfois comme dans le cas de l'avortement - de la paternité, que le peu d'éducation des garçons à cette dimension paternelle soit une des causes les plus profondes de la crise de civilisation présente. Les pères morts ont été remplacés par les « maîtres du soupçon », les innombrables idéologues politiques ou religieux, autrement intolérants, dépersonnalisants et dangereux.

Jésus nous fait appeler Dieu : « Père, notre Père ». C'est le cœur de son message de Salut ; il est le Fils et en Lui nous devenons enfants de Dieu par le don de l'Esprit. Ce Dieu-Père est tendresse, miséricorde, pardon. Il n'est pas « père » au sens sexué et encore moins sexuel des diverses cosmogonies. Selon les images d'Isaïe et la conception chinoise et japonaise, Dieu est plus « mère » que « père » selon un langage humain. « Dieu est Amour » ; Dieu a du « cœur » ; Il est don et accueil, vie et pardon ; Il est résurrection puisqu'il est toujours le « Père du fils prodigue »[15]. Un tel amour paternel n'est pas captatif ou castrateur ; il est libérateur. Selon la Bible, Dieu est si peu jaloux de la réussite de l'homme qu'il en « fait presqu'un dieu pour dominer et soumettre l'Univers ». La gloire de Dieu c'est la vie d'hommes libres qui puissent le voir. Dieu, par les prophètes et surtout en son Fils Jésus le Christ, a une très haute idée de l'homme qu'Il croit capable « d'aimer jusqu'à donner sa vie pour ses amis ».

Thérèse de l'Enfant-Jésus a réappris aux chrétiens ce que signifie profondément d'appeler Dieu « Abba-Père », Sa vocation d'Amour Universel au cœur de l'Église en fait un modèle missionnaire. Tel est le sens évangélique de la dévotion au « Cœur de Jésus » qui nous manifeste l'amour du Père dans l'Esprit. Cette spiritualité prémunit contre le jansénisme pharisien des « purs et des durs » idéologues ; elle évite le matérialisme qui fait des jouisseurs dans le libéralisme ou des orphelins dans le marxisme; elle garantit contre le rationalisme qui fabrique des logiciens desséchés.

Ce thème de la paternité d'un Dieu qui « appelle chacun par son nom », de l'apostolat missionnaire conçu à la suite de Paul comme une « paternité spirituelle » est sans doute aussi difficile qu'urgent à approfondir dans le monde d'aujourd'hui. Les missionnaires des Sacrés-Cœurs en Océanie ont explicitement essayé de le vivre selon leur charisme propre. Les polynésiens y ont correspondu de grand cœur selon leurs talents. Les uns et les autres ne sont pas des modèles sans reproches. Un tel style de communauté chrétienne n'est sans doute pas transposable ailleurs. Mais il est certain qu'il exprime, à sa manière, un aspect de la joie de la Foi.



 

[8] Mgr ROUCHOUZE au P. COUDRIN (27-5-1835) ; 1er rapport sur la mission, Ar. SS.CC. L.A.M.O. I., n°11
- Mgr ROUCHOUZE à ses parents (27-11-1837). L.A.M.O., I., n°28.
[9] H. LAVAL à M. FERDINAND (16-1-1836), Aukena L.A.M.O., I. - Mgr HENRY à Mgr DOUMER (15-5-1851). Ar. SS.CC. 64, 1.
[10] H. LAVAL au T.R.P. (28-1-1875), Ar. SS.CC. 68 b - Mémoires. chap. IX, X, XL, XLIV...
[11] 1 Co 4,15 (2 Co 6,13 - 1 Th 2,7-12 - Phm 10).
[12] Faire-part de décès de L. LÈVÈQUE (6-10-1879). Ar. SS.CC. - H. LAVAL à Mgr DOUMER: (23-7-1855), Ar. SS.CC. 68 b. - Mangaréviens au Procureur et à Mgr JAUSSEN (24-4-1870 ; 5-6-1888), Ar. SS.CC. 66,4.
[13] Pomaré IV au T.C.F. CYPRIEN (31-8-1863), Ar. F.I.C., Tahiti - F.O.M., Océanie C 27, H 20.
[14] N. BLANC au T.R.P. (30-7-1870 ; 10-5-1873). Ar. SS.CC. 60,2.
- Gouverneur CHESSÈ au Résident GAMBIER (17-12-1880) ; Amiral du Pacifique au Ministre (28-4-1881) - F.O.M., Océanie C 89, A 92 et A 105.
- Résident HYPPOLITE au P. LAVAL (31-5-1866 ; 8-6-1866), Ar. SS.CC. 64,2.
[15] JEAN-PAUL Il : Encyclique Dieu riche en miséricorde (30-11-1980).

"Himene" et "Matuturaa"

Chacun sait que les Polynésiens constituent un peuple qui chante et qui parle. C'est toujours la civilisation orale qui est première ; ce qui est dit est plus important que ce qui est écrit. C'est une autre différence importante avec le comportement métropolitain, même si l'impact des média audio-visuels réintroduit l'oralité dans la sensibilité française. Il n'est pas nécessaire de rappeler que le chant et la parole sont les deux expressions principales de la liturgie eucharistique. Aussi n'est-il pas étonnant que les chants (« himene ») aient pris dès l'origine une grande importance comme expression de la foi communautaire et comme moyen d'apostolat.

« Le goût de l'harmonie, inné chez (les maohi), s'est développé et perfectionné de manière admirable. Ils sont fous de musique. Accroupis en cercles et étendus dans leurs cases, les femmes d'un côté et les hommes de l'autre, ils passent des journées entières à chanter en chœur. C'est là, avec la lecture de la Bible, leur seule et unique occupation dans un grand nombre de petites îles (Tuamotu) ; partout c'est la principale chose qu'ils aiment et recherchent dans la religion. Aussi la mission se réduit-elle en grande partie à leur apprendre de nouveaux cantiques à deux voix au moins. Le goût et l'habitude de l'harmonie sont tels chez eux qu'ils ne chantent jamais qu'en chœur. Vous le voyez, je ne pouvais mieux tomber en fait de mission... Je puis dire que, depuis mon arrivée (en 1850), je ne fais que chanter matin et soir avec les indigènes. L'important est que la vérité pénètre dans les âmes ; et j'aime autant que ce soit par l'harmonie que par la prédication. » Ainsi s'exprime le P. Albert Montiton en 1853 sur son apostolat aux Tuamotu. Il écrit à ses parents : « le chant joue dans ces îles un rôle capital, c'est toute la religion »[16]. Avec le P. Laval, le P. Montiton est le missionnaire musicien le plus célèbre. On lui doit une grande quantité de « himene », « Sa belle voix, sa science de la musique font merveille. Au son de la clarinette, le plus souvent au son harmonieux de son accordéon qui accompagne ses chants de cantiques et d'airs populaires, il fait connaître et aimer Dieu aux insulaires », lit-on dans les annales des Sacrés-Cœurs.

Son confrère à Anaa, le P. Clair Fouqué, insiste fortement sur la nécessité de l'apostolat par le chant. « De nouveaux cantiques nous seraient utiles, mais avec des accords... les "indiens" ne chantent pas sans parties... (1851) Vous savez combien le chant est propre à nous gagner les indiens. Veuillez nous amener (de France) des musiciens, des chants en parties et des instruments de musique : accordéons qui méritent ce nom, harmoniums et orgues... Les instruments de musique qui, en France, sont des objets de superflu ou d'une utilité médiocre, sont ici d'une utilité majeure. Je préférerais 4 ou 5 missionnaires ayant de la voix et apportant de petits orgues à 6 ou 7 missionnaires et davantage qui ne sauraient point chanter et à qui on ne pourrait fournir des instruments capables d'accompagner les chants indiens... (1853). »

« Nous regrettons tous les jours que nos himene ne soient pas imprimés... Je perds tout mon temps à copier des cantiques... Vous trouverez un cantique du P. Albert ; ce doit être le premier du recueil. (1855). »[17]

Les RR.PP. Laval, Caret et Liausu avaient commencé très tôt. Newbury et O'Reilly écrivent dans l'introduction des « Mémoires » du P. Laval : « On chantait beaucoup à Mangareva. Laval, qui semble avoir reçu une bonne éducation musicale, s'intéressait aux affaires de lutrin. Il avait entendu les chants païens et, malgré leur musique monotone, avait été frappé de leur poésie vive et expressive et de l'intérêt qu'y prenait la population. Il avait compris l'importance de ce moyen d'expression pour l'instruction religieuse de ses ouailles. Les quelques notations musicales, dont il a truffé ses “Mémoires”, représentent un intéressant essai d'adaptation de la musique indigène à des fins sacrées. Il s'agit d'une sorte de ritournelle, de comptine, qu'il a transformée en style litanique ... Laval et son équipe de Picpuciens sont ici des innovateurs. » Les auteurs ajoutent en note : « Il y a une grande nouveauté dans cette tentative. Elle témoigne d'un rare esprit d'à-propos. Il ne semble pas que les protestants aient introduit à Tahiti quelque chose d'analogue. Les Maristes, en passant aux Gambier (en 1837) furent émerveillés de ce style »[18]. Cette innovation des pères des Sacrés-Cœurs - inaugurée dès le début de la mission, poursuivie avec persévérance et très déployée de nos jours - rejoint en fait la plus ancienne tradition de l'Église. Saint Augustin ne disait-il pas que « chanter, c'est prier deux fois ». Grignion de Montfort n'a-t-il pas évangélisé la France de l'Ouest par des missions où les cantiques populaires étaient le moyen d'apostolat privilégié ?

Mgr Rogatien Martin, devant la nécessité de reprendre l'évangélisation des Marquises en 1890, a la même idée. « J'emmène quatre jeunes gens de Papaoa (Arue) - mes anciens districts - pour former au chant tahitien et attirer la jeunesse... Une belle soirée musicale, dirigée par mes anciens de Papaoa... qui, par affection pour moi et par dévouement surtout, ont consenti à s'exiler et à vivre ici depuis dix ans, chez nos marquisiens... C'est grâce à ces chants tahitiens, pour lesquels nos marquisiens ont les mêmes aptitudes, que, depuis mon arrivée, nous avons eu bien souvent de belles fêtes... Ces chants s'exécutent en beaucoup d'endroits, ce qui n'exclue nullement... les chants français et l'immortel air marquisien, unique et monotone »[19].

Dans la pratique et selon une lettre de Mgr Verdier, le déroulement de la Messe par rapport aux « himene maohi » se faisait ainsi depuis l'origine de la mission à Mangareva : « Le prêtre chante ce qui le concerne selon les rubriques ; les fidèles, dans les intervales, chantent en langue vulgaire des chants divers à cause de leur passion pour le chant et de leur inaptitude à apprendre les chants latins... J'ai demandé aussi que, au Salut du Saint-Sacrement, on puisse chanter des chants vulgaires pourvu que le Tantum ergo soit chanté en langue liturgique »[20]. Il est bien certain que cette adaptation du chant religieux à la sensibilité musicale polynésienne, qu'une si profonde connivence artistique entre les missionnaires et la population pour célébrer la liturgie de l'Eglise, ont grandement facilité le renouveau des célébrations dans l'optique de Vatican II ; le retour aux sources comme l'adaptation aux cultures locales n'ont pas posé aux fidèles comme aux prêtres de graves questions. Il n'y a pas eu, comme en Métropole, les sérieuses tensions et divergences entre « les anciens et les modernes » à propos du renouveau liturgique ; l'Église catholique en Polynésie chante dans sa propre langue depuis les origines de l'évangélisation.

Un aspect encore plus original de l'expression de la foi en Polynésie est le « matuturaa ». Il s'agit de « récitations bibliques par questions et réponses sur un thème catéchétique », explique le P. Laval qui en a fait les premiers essais à Mangareva en 1839. C'est le P. Albert Montiton qui lance ces « soirées-débats » sur des sujets de vie chrétienne en 1860 à Anaa selon la forme qui existe toujours actuellement. Les polynésiens sont des orateurs ; ils aiment les joutes ortaires, les longs débats. Le soir des grandes fêtes, toute la communauté se rassemble dans la maison de réunion, le « fare putuputuraa » pour participer au « matutu » qui peut durer toute la nuit et se terminer par une messe d'action de grâces au petit jour. Tous les membres de la communauté ont un rôle à jouer. Pour approfondir le thème retenu, certains posent des questions, d'autres apportent les réponses tirées de la Bible et l'ensemble chante à intervalles réguliers des « himene » pour détendre et aider à l'assimilation de ce qui est dit. Des pauses-café entrecoupent cette longue soirée d'échanges, de réflexion et de prière. Le « matutu » est proche du « tuaroi » protestant ; celui-ci est un échange où chacun exprime son avis personnel sur un verset biblique choisi par le pasteur.

Les missionnaires soulignent l'importance de ces soirées d'approfondissement catéchétique selon un style familier et populaire où chacun a un rôle à jouer[21]. Comme dans toutes les réunions d'une certaine longueur, pour éviter l'ennui et aider à l'intériorisation du message, les « himene » ont un rôle primordial à jouer : « himene tarava », sorte de psalmodie litanique rythmée par un balancement général des chanteurs ; « himene ruau » reprenant d'anciens chants ; « himene nota », cantiques notés de technique plus européenne. Le tout se déroule dans une ambiance communautaire faite de simplicité, de spontanéité, d'agapes partagées. C'est une convivialité fraternelle et chantante à l'image de ce qui nous est décrit des premières communautés chrétiennes dans les Actes ou à Corinthe.

Les polynésiens s'intéressent aux cérémonies qui permettent de vivre en communauté et de chanter ensemble les louanges du Seigneur. La liturgie, centrée sur l'Eucharistie, est aussi pour les missionnaires des Sacrés-Cœurs un point essentiel ; ils en font un grand moyen d'apostolat. Quelques extraits d'une lettre du P. Loubat d'Anaa en 1857 permettent de sentir ce style particulier, même sur un atoll bien aride des îles Tuamotu[22]. « Le vendredi 29 février (1856), j'avertis les chrétiens que l'epikopo Tepano devait venir dans la journée... Il se mettent à l'œuvre... On coupe des feuilles de cocotier, on élève un arc de triomphe... La procession se forme et se dirige vers l'église ; Mgr d'Axiéri entre dans la plus belle église de son Vicariat. L'autel est bien orné et bien illuminé. L'orgue résonne; les kanaks chantent ; c'était vraiment beau... Monseigneur baptisa 9 adultes avant la messe, pour que notre joie soit parfaite en ce jour où nous contemplions notre évêque exercer si pompeusement pour la première fois le ministère de premier pasteur... Le dimanche des Rameaux, Monseigneur (Jaussen) pontifia à Tuuhora chez le P. Clair... Il explique au peuple le mystère que nous célébrons et les cérémonies du Jeudi-Saint et du Vendredi-Saint. C'est ce qui fit dire à mes catholiques : “Autrefois nous lisions l'Évangile et nous ne le comprenions pas. Aujourd'hui il est devenu clair pour nous”... Au jour de Pâques, tous les catholiques sont réunis pour célébrer la grande tète de la Résurrection... Le son de l'orgue se mêle au chant des hommes et des femmes ; la foule est nombreuse. C'est vraiment une tête. Le chant est très beau. Il y a beaucoup d'enthousiasme... Grâce à notre maître de chant, la messe fut très bien exécutée. Le P. Albert (Montiton) se donne de la peine... Il aime à chanter jusqu'à en perdre la tête et les Kanaks ne disent jamais assez. Ils ne sont heureux que lorsqu'ils chantent »[23].



[16] A. MONTITON au T.R.P., Anaa 1853, cité par V. PRAT in Tepano Jaussen. T. 1, pp. 270-271.
- A. MONTITON à ses parents (29-12-1857), Ar. SS.CC. 73,3. - Le chanteur MONTITON appelle « journées entières » ce qui n'était que des longues heures.
[17] C. FOUQUE à Mgr T. JAUSSEN (26-4-1852 ; 21-6-1853 ; 25-2-(855); à F. LOUBAT (16-10-1851), Ar. SS.CC. 73, 6 et 7.
[18] H. LAVAL : Mémoires. p. XXXVI et note 49, pp.54-55-139.
[19] Mgr MARTIN au T.R.P. (9-12-1893 ; 26-7-1906), Ar. SS.CC. 47,2.
[20] Mgr VERDIER au T.R.P. (11-1-1885). Ar. SS.CC. 58,2.
[21] H. LAVAL à H. LUCAS (31-3-1840), Ar. SS.CC. 1-1-4 - F. ALAZARD à I. ALAZARD (16-6-1908), Ar. SS.CC.. 61,1 - M. BECHU au T.P.R. (1879), Ar. SS.CC. 61,2 - P. DELPUECH au T.R.P. (8-1-1880), Ar. SS.CC. 61, 3 - C. TOURVIEILLE au T.R.P. (12-3-1914), Ar. SS.CC. 62,4 - A. MONTITON au T.R.P. (30-8- 1860), Ar. SS.CC. 73, 3, etc.
[22] F. LOUBAT à V. SOUDAIS (17-1-1857), Anaa. Ar. SS.CC. 62,3.
[23] Les Polynésiens sont longtemps appelés : « Indiens », « Kanaks » ou « Canaque », et maintenant « maoris » ou « maohi ».

En Église avec Pierre

Avec ce que nous savons déjà du sens de l'Église du P. Coudrin, de son respect au Successeur de Pierre, de sa volonté de rattacher les missions au « centre de l'unité catholique », on ne sera pas étonné de voir les missionnaires des Sacrés-Cœurs suivre la ligne ainsi tracée. En plus de leurs convictions théologiques, la vigueur des préjugés anti-papistes répandus dans l'Océanie par les missionnaires anglais de la L.M.S., les accusations d'idolâtrie et d'infanticide contre les catholiques, les obligeaient à se présenter clairement[24]. De plus, dès 1851 avec le gouverneur Page, puis avec de la Richerie, de la Roncière et l'anticléricalisme de 1880 à 1914, les autorités de l'État regarderont « l'évêque comme romain » et identifieront la mission catholique à la congrégation des Sacrés-Cœurs ; le chapitre XVII explicitera ce point. Donc, de l'intérieur comme de l'extérieur de la mission catholique, tout concourrait à bâtir dans ces « îles lointaines » une église en lien étroit avec Pierre. Personnellement les Papes Grégoire XVI et Pie IX s'intéressent de près aux missions d'Océanie ; les lettres des missionnaires sont communiquées à « Propaganda Fide ». Les échanges sont confiants de part et d'autre.

Plutôt que de parcourir la multiplicité des témoignages des missionnaires, le premier discours de Mgr Tepano Jaussen à Anaa en octobre 1850 situe parfaitement la question. Nous sommes là devant l'enracinement profond de la mission catholique de Polynésie dans son union au Pape, « successeur de Pierre et centre de l'unité catholique »[25].

Les lecteurs reconnaîtront toute une ecclésiologie catholique, complétée heureusement depuis par le second Concile du Vatican. Nous comprenons mieux maintenant que l'ecclésiologie catholique n'enlève absolument rien à la valeur essentielle de l'ecclésiologie de beaucoup de protestants pour qui l'Église est le rassemblement des croyants par la Parole de Dieu et l'aide de l'Esprit Saint.

« En leur adressant la parole, écrit Mgr Tepano, je leur expliquais qui nous étions, qui nous avait envoyé et ce que nous venions faire.

Nous sommes catholiques parce que nous sommes de tous les temps et de tous les lieux ; de tous les temps : car depuis Jésus-Christ jusqu'à nous, il y a eu des catholiques ; de tous les lieux : car nous avons des frères dans tous les pays. La Maori elle-même qui comprend toutes ces îles où l'en parle votre langue, où l'on a les mêmes usages que vous, la Maori compte un grand nombre de catholiques : à Hawaii, aux Marquises, à Mangareva, à Tonga, en Nouvelle-Zélande. En Angleterre, en Amérique, etc., nous sommes nombreux ; il y a 250 millions de catholiques répandus sur toute la terre. Apprenez donc aujourd'hui notre nom : nous sommes catholiques.

Mais vous ne connaissez pas encore ce nom ; vous ne nous connaissez que sous le nom de papistes. Oui, nous sommes papistes, c'est-à-dire que nous obéissons au Pape. Savez-vous ce que c'est que le Pape ? On ne vous l'a jamais dit. Le premier des Papes fut Saint Pierre à qui Jésus-Christ a dit : “Tu es Pierre et sur cette pierre j'établirai mon Église ; les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux... Pais mes agneaux, pais mes brebis”. Pierre devint ainsi le Chef de l'Église sur terre avec une puissance immense.

Pierre mourut ; et comme chef il eut un successeur appelé Pape ou Père. Il y en a eu sans interruption jusqu'à nous. Ainsi dans l'Ancien Testament, Aaron fut choisi de Dieu et son pouvoir passa à son successeur.

Tous les chrétiens, autrefois, obéissaient au Pape, même les pères de ceux qu'on appelle protestants. Les catholiques ont la liste des chefs qui ont hérité du premier pouvoir dans l'Église depuis Jésus-Christ, depuis Saint Pierre jusqu'à nous. Lorsque vous voulez savoir à qui appartient un terrain, c'est votre coutume d'exiger que les divers-prétendants apportent leur généalogie. Les protestants et les catholiques comparaissent en votre présence et vous voulez savoir quel est le parti qui a pour lui la vérité. Exigez les généalogies. Les protestants, les mormons ou autres ne peuvent pas vous en montrer. Les catholiques seuls en ont une. Oui, nous sommes glorieux et fiers d'être papistes, d'avoir une généalogie qui remonte jusqu'à Jésus-Christ, d'obéir au successeur de Pierre, à qui il a été dit : “Paissez mes agneaux, paissez mes brebis”. Les vrais agneaux, les vraies brebis de Jésus-Christ obéissent à Pierre et à ses successeurs. Nous le faisons ; nous sommes papistes ; nous sommes les brebis de Jésus-Christ.

Le successeur actuel de Pierre est Pie IX. C'est lui qui m'a envoyé vers vous pour vous faire connaître la vraie parole. C'est moi qui vous ai envoyé Laval, Clair et Benjamin. Ils m'obéissent ; moi j'obéis à Pie IX que Jésus-Christ a établi comme conducteur de ses brebis. Il n'y a chez nous qu'un troupeau et qu'un pasteur. C'est de ce chef de l'Église que le prêtre, que l'évêque catholique tiennent leurs pouvoirs. Mais les missionnaires que vous avez vu jusqu'ici, de qui tiennent-ils leur mission ? Ils ne vous l'ont jamais expliqué. Nous vous disons d'où nous venons parce que-nous sommes envoyés et que nous entrons dans la bergerie par la porte. Pour eux, ils ne vous l'ont jamais dit, parce qu'ils sont venus d'eux-mêmes et qu'ils ne sont pas entrés dans la bergerie par la porte.

Pourquoi quelques-uns d'entre vous sont-ils juges ou gendarmes ? Parce qu'ils tiennent ce pouvoir de Pomaré ou du Gouvernement français. Mais si quelqu'un se faisait juge lui-même, vous ne le reconnaîtriez pas ; il en est de même pour le pouvoir sur les âmes. Ne reconnaissez donc pour vrais missionnaires que ceux qui viennent de la part du Pape dont la puissance est écrite dans l'Évangile. Si jusqu'ici vous en avez accepté d'autres, si vous n'avez pas pratiqué la vraie parole de Jésus-Christ, Dieu ne vous en fait pas un crime ; vous n'avez pu agir autrement.

Notre but, en nous fixant au milieu de vous, c'est de vous prêcher l'Évangile tel que Jésus-Christ l'a donné, d'apprendre aussi à vos enfants des choses qui sont utiles en ce monde, comme la lecture, l'écriture, le calcul, la connaissance des divers pays de la terre, etc. Dans ce dessein nous désirons construire en ce district une église et un presbytère. Nous avons de quoi nous nourrir et nous habiller ; nous ne voulons qu'éclairer vos esprits et sauver vos âmes.

Je finis en vous donnant un avis salutaire. Dieu nous a communiqué sa Parole pour la pratiquer et non pour contenter notre curiosité. Lisez donc la Bible avec le désir de profiter de sa lecture. Priez plus souvent. Nous pouvons planter et arroser, mais Dieu seul fait fructifier. »

Mgr Tepano Jaussen était sans illusion sur l'efficacité à court terme d'un tel discours en raison des « soupçons éveillés contre les prêtres. Ils ne se convertiront qu'à la longue s'ils voient les prêtres fidèles à leur devoir... De plus, aux yeux d'un peuple civilisé, la pauvreté est une vertu. Aux yeux d'un peuple neuf et vaniteux, elle est méprisable », N'oublions pas que nous sommes en 1850, aux Tuamotu. Mgr Tepano a 35 ans et un an d'épiscopat. Il est certain que les pères des Sacrés-Cœurs se retrouvent dans l'homélie inaugurale de leur jeune Vicàire apostolique.



 

[24] H. LAVAL : Mémoires, pp.34 - Mgr CASTANIÉ in « Missions Catholiques » (14-1-1924).
[25] V. PRAT : Vie de Mgr T. Jaussen. T.1, pp.139-142.

« Maria no te Hau » : Notre-Dame de Paix

Le 7 août 1834, après avoir béni au nom du Seigneur les îles confiées à leur apostolat, les premiers missionnaires des Sacrés-Cœurs consacrent la mission à Notre-Dame de Paix[26]. Les religieux du P. Coudrin, voués aux « Cœurs de Jésus et de Marie » ont une profonde dévotion à Marie ; ils ne séparent pas la mère du Fils. Sa disponibilité à l'appel de Dieu, sa docilité à l'Esprit Saint, sa fidélité à vivre les événements dans l'obéissance de la foi exprimée par la Loi, sa présence aimante aux côtés de Jésus à qui elle renvoie toujours, sa prière au milieu des Apôtres au cœur de l'Église envoyée en mission à la Pentecôte, tous ces visages évangéliques de Marie sont familiers aux religieux des Sacrés-Cœurs. Très naturellement ils en ont témoigné dans leur évangélisation à travers la Polynésie. C'est un fait que le cœur des polynésiens en a été touché et y a volontiers correspondu. La dévotion simple et populaire du rosaire, méditant les grandes étapes de la vie de Jésus et du Salut avec Marie, s'implanté aisément.

Le mouvement du « Rosaire Vivant » fondé par Pauline Jaricot dans l'optique missionnaire de la « Propagation de la Foi » est instauré peu à peu. Le P. Paul Mazé le diffuse aux Tuamotu de l'Est en 1936. Le P. Pierre Laporte le renouvelle en 1963. Les groupes du « Rosaire Vivant » jouent un rôle pastoral important au niveau des familles et des quartiers comme mouvement humble de prière et d'entraide ; il permet aux familles de se visiter, de partager les joies et les peines au niveau de la vie quotidienne.

Le 24 septembre 1966, sœur Saint-Fidèle des sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges, congrégation arrivée de Chine en 1950, lance la « Légion de Marie ». Devant l'urgence des problèmes familiaux (concubinage, alcoolisme... ) ce mouvement apostolique marial d'origine irlandaise s'oriente vers l'aide aux famille en difficulté. Son action pour construire des familles chrétiennes et leur redonner la joie de vivre est tout à fait remarquable, particulièrement à partir du témoignage des convertis. La « Légion de Marie » est à l'origine de nombreuses vocations et ministères dans l'Église polynésienne.

Sans doute notre petite église des « îles lointaines » dans la modestie de ses 50 000 catholiques estimés - il n'y a plus de recensement religieux depuis 1971 - ne saurait se comparer à l'ampleur de la piété mariale de pays comme la France, l'Espagne, l'Italie ou la Pologne. Si la confiance en Marie peut être mise comme l'une des cinq caractéristiques de la vie chrétienne en Polynésie, ce n'est pas une exclusivité. Nous n'avons pas de sanctuaire particulier, mais sept églises consacrées à Notre-Dame de Paix, sans compter la cathédrale dédiée à l'Immaculée Conception de Marie.

Pour terminer ce chapitre consacré au style particulier de la vie chrétienne en Polynésie, il est utile de parler un peu de Notre-Dame de Paix, de « Maria no te Hau ».

« C'était la plus célèbre et la plus vénérée des Madones, à Paris, avant la Révolution », aux dires du P. Benoît-Joseph, provincial des Capucins. Elle est arrivée à Picpus, apportée par le P. Coudrin, le 6 mai 1806. « C'est une petite statue - 33 cm - de bois sombre. Dans sa main droite, la Madone tient une branche d'olivier. Sur son bras gauche, repose l'Enfant Jésus. Le Sauveur, tête nue, cheveux frisés, serre dans sa main droite la Croix ; sa main gauche supporte le globe du Monde. » Cette statue a été œuvrée, vers 1530, selon un modèle grec à la mode à cette époque de la Renaissance, symbolisant la paix : « Eirénée et Plantos », pour la famille du comte de Joyeuse. Le maréchal Henri de Joyeuse se fit frère mineur capucin sous le nom de père Ange. À sa mort en 1608, il laissa la statue de Notre-Dame de Paix à son couvent de Paris, dans la rue Saint-Honoré. Le 21 juillet 1651, par des enfants et des malades, le pèlerinage commence et devient populaire. Un moine sauve la statue à la Révolution et le père Zénon, le provincial des Capucins, la confie à mademoiselle Papin. Sa sœur et héritière madame Coipel, fit don de la Madone vénérée à la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie qui venait de s'installer rue de Picpus à Paris « pour qu'elle y soit mieux honorée que dans une maison particulière ».

De là, par la volonté de Mgr Etienne Rouchouze, elle rayonne jusque dans les îles polynésiennes où, du haut du porche d'entrée, elle accueille les foules qui viennent célébrer l'Eucharistie dans la grande église « Maria no te Hau » qui lui est dédiée depuis 1975 à Papeete.



 

[26] Horizons Blancs :numéro spécial Notre-Dame de Paix de Picpus (n°36; juillet 1968).

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