Tahiti 1834-1984 - Chap. III

 

PREMIÈRE PARTIE

TERRES MINUSCULES, MER IMMENSE, HOMMES DISPERSÉS

 

 [pp.33-107]

 


 

Chapitre 3

Polynésiens et Français

[pp.67-90]

 

La rencontre des Français avec les Polynésiens, à travers une Histoire mouvementée, s'est déroulée en quatre phases majeures : une découverte émerveillée (1768-1842), un protectorat incertain (1842-1880), une colonie lointaine d'Océanie (1880-1946), un Territoire d'Outre-Mer depuis 1946. Avant l'installation de la France en 1842 par la colonisation des Marquises en mai et le Protectorat sur Tahiti en septembre, les contacts furent épisodiques ; ils recoupaient une Histoire locale fort complexe qui aboutit à la prééminence des Pomaré sur Tahiti et ses dépendances.[1]


[1] - VINCENDON, DUMOULIN et DESGRAZ : Iles Taïti, esquisse historique et géographique, Paris 1844.

- B. DANlELSSON : Le Mémorial polynésien, 6 t. (1521-1961). Hibiscus, Papeete.
- G. KLING: Tahiti et dépendances. Guide Bleu, Hachette.
- Ph. MAZELLlER : De l'atome à l'autonomie (1962-1978). Hibiscus, Papeete.
- Ph. REY-LESCURE : Abrégé d'Histoire de Tahiti et des archipels. Klima, Papeete.

 

Tahiti et l'ascension des Pomaré (1767-1842)

Il est difficile de décrire les événements avant le passage des premiers navigateurs européens à partir de 1767 à Tahiti, nom ancien apparu à Vaiari (Papeari) et donné au petit-fils du roi Tetunae. Quand Wallis la découvrit, l'île comprenait six régions et était divisée enneuf « royaumes » ; le plus important était celui de Papara gouverné par Arno. Celui de Pare (Papeete) et Arue était sous l'autorité de Hapai d'origine Paumotu qui avait un fils aîné, Vairaatoa, appelé Pomaré en 1792[2]. Ils étaient d'origine plus modeste que les autres chefs (arii), mais certainement plus ambitieux et plus habiles à se servir des premiers marins européens de passage et de leurs mousquets.

La société tahitienne, comme toute communauté polynésienne, était organisée en castes rigides de type féodal sous l'autorité des « arii rahi » (rois ou grands chefs), aidés des « arii » (chefs) et des « iaotai » (nobles) ; puis venaient les « raatira » (fermiers exploitants), les « manahune » (peuple) et les « ao », « titi », « teuteu » (esclaves et prisonniers). Cette société pratiquait régulièrement les sacrifices humains ; Cook fut invité à y assister par Pomaré en 1777. Par contre le cannibalisme, pratiqué un peu partout, comme aux Marquises et aux Tuamotu-Gambier, semble avoir été ignoré des Tahitiens. Est-ce pour cela que ceux-ci considéraient les autres Polynésiens comme sauvages et avaient un sentiment de supériorité à leur égard ? La terre était indivise et gérée sous le contrôle des chefs, à pouvoir absolu symbolisé par le « maro-ura » (ceinture de plumes rouges de Phaéton, équivalent de la pourpre royale) ; tout ce qui les touchait devenait « tapu », à la fois sacré et interdit pour les autres. Une telle société très hiérarchisée et inégalitaire n'a rien à voir avec le rêve, colporté à partir de Bougainville, du « bon sauvage » vivant dans une société libre, paradisiaque et sans classe.

Pour la commodité, regroupons les événements précédant le Protectorat en deux grandes périodes : 1767-1815, les guerres intestines ; 1815-1842, la christianisation protestante anglaise.

La période troublée et longue des guerres est la conséquence de la défaite d'Amo, roi de Papara et grand chef le plus considéré de l'île, due aux canons de Wallis à bord de « Dolphin » en juin 1767 ; sa flotte de pirogues fut détruite et incendiée ; nombreux furent les morts et les blessés, la famille d'Amo fut humiliée. Vehiatua, chef de la presqu'île de Taiarapu et vassal d'Amo, voulut en profiter ; il s'allia au chef de Atahuru (Punaauia), Tutaha. Amo fut battu en décembre 1768 à la sanglante bataille de Papara ; il perdit ses terres, Taiarapu devint indépendante, Tutaha s'empara de son « maro-ura », son fils aîné fut déchu du titre de « Tu » (héritier) au bénéfice du fils de Hapai, le futur Pomaré 1er.

En 1773, Tutaha, allié à Hapai et Pomaré, attaqua Vehiatua qui fut vainqueur. Au lieu d'étendre son pouvoir sur tout Tahiti, il offrit la paix à Hapai et Pomaré, Tutaha étant mort au combat. À partir de ce moment, le futur Pomaré 1er commença à prendre de l'assurance, d'autant que Cook et les autres marins mouillaient ordinairement dans son domaine, à la baie de Matavai ; il saisit vite l'aide que les Européens pouvaient lui apporter. L'année suivante, il vainquit les gens de Atahuru fiers des attributs royaux déposés sur leur marae. En 1774 et en 1777, ce fut la guerre contre Eimeo (Moorea) ; Cook assista à ses préparatifs. Pomaré, en mauvaise passe, fut soutenu par Cook qui menaça les chefs de représailles si on lui portait préjudice. Malgré la mort de Cook en 1779 - ce que les Tahitiens ignoraient - cela fit effet jusqu'en l'an 1783 où divers chefs s'unirent contre Pomaré qui, piètre guerrier, perdit ses terres et se réfugia dans la montagne. En 1782, naquit le futur Pomaré II ; selon la coutume, son père devint régent. Grâce à l'aide des mutins de la « Bounty » et à leurs armes, Pomaré gagna à Eimeo et sur la côte Ouest de Tahiti; il transporta alors le « maro-ura » d'Amo, symbole de la puissance royale, sur son marae de Paré.

En 1791, son fils Pomaré II reçut l'investiture royale ; mais son père continua de régenter le pays avec une ambition croissante. Il soumit la presqu'île de Taiarapu et l'île de Moorea ; Huahine accepta son autorité. Bligh de retour en 1792 réconcilia Pomaré avec les Atahuru. C'est aussi à ce moment que trois matelots anglais échoués du « Mathilda » se fixèrent à Tahiti ; ils furent rejoints, l'année suivante, par deux déserteurs. Ce furent les premiers Européens fixés dans l'île où ils participèrent aux diverses guerres les rendant bien plus meurtrières avec leurs fusils. 1793 vit les guerres de Wano à Papenoo, de Temarii à Punaauia où Amo mourut. Puis Pomare 1er noua des alliances familiales avec les chefs des Iles-sous-le-Vent. Surtout Temarii, chef de Papara, adopta Pomare II selon la coutume, authentifiant du même coup l'usurpation du pouvoir royal. Pomaré devenait roi légitime.

Quand le « Duff » s'ancra à Matavai le 5 mars 1797, amenant les 30 premiers missionnaires de la London Missionary Society dans le Pacifique, une nouvelle dynastie était fondée qui connaissait les Anglais et avait déjà bénéficié de leur aide. Pomaré 1er les accueillit plus favorablement que son fils qui, d'accord avec le grand-prêtre Manimani, envahit le district de Matavai et déchut son père de toute autorité. Celui-ci fit assassiner Manimani. En 1802 eut lieu une guerre pour la possession de la statue d'Oro, source de la puissance politique et religieuse ; il y eut de nombreux massacres et destructions dans cette guerre de Rua. Cette même année, Hapai, fondateur de la dynastie, mourut ; Pomaré 1er le suivit en septembre 1803.

Pomaré II, âgé seulement de 21 ans, n'avait reçu aucune formation et restait livré à lui-même. Il s'établit à Moorea en emportant la statue d'Oro. Les matelots établis à Tahiti apprirent aux gens la distillation de l'alcool, ce qui s'ajouta au rhum apporté par les baleiniers ; l'ivrognerie commença ses ravages. Pendant ce temps, Pomaré II se rapprochait des missionnaires qui lui apprirent à lire et à écrire. Son pouvoir, assez théorique, s'étendait sur l'ensemble de la Société et une grande partie des Tuamotu.

Mais, en 1807 et sans raison apparente, Pomaré II lança la guerre à Tahiti dans les districts d'Atahuru (Punaauia) et Papara. Il y commit de tels excès que l'ensemble de l'île se souleva contre lui en 1808 ; ce fut la guerre de Tiré qui obligea Pomaré II à s'enfuir à Moorea avec tous les missionnaires anglais. Un essai de reconquête échoua et Tahiti fut perdue pour le roi. Les navires anglais qui y passaient furent attaqués et les marins tués et mangés. À Eimeo, le roi restait seul avec Henry Nott et trois missionnaires célibataires, tous les autres étant partis à Sydney (Port-Jackson). D'autres revinrent en 1811.

En 1812, Pomaré II s'unit à Tamatoa, fille du roi de Raiatea, qui lui donna Aimata, en 1813, la future Reine Pomaré IV. Le roi commençait à prendre des libertés avec les anciens usages païens, sans qu'Oro ainsi offensé ne réagisse. Le mouvement de conversion commença à s'amplifier à la suite de celles des chefs des Iles-sous-le-Vent et du Grand-Prêtre de Moorea. Pomaré II débarqua à Tahiti en 1812 et la guerre reprit ; il dut revenir à Eimeo l'année suivante. Désormais deux partis allaient s'affronter à Tahiti : les chrétiens groupés surtout autour de Matavai et les païens. Un chrétien ayant jeté au feu le « maro-ura », les événements se précipitèrent.

Les païens décidèrent l'extermination des « pure Atua » (chrétiens) dans la nuit du 7 juillet 1815 ; prévenus, les chrétiens s'enfuirent à Eimeo. Il y eut alors guerre entre les chefs païens de Tahiti dont Opuhara devint le maître. Fort des ralliements qui se faisaient autour de lui, Pomaré II débarqua à Paré en novembre 1815. Le dimanche 12 novembre, alors qu'ils étaient réunis dans le Temple de Narii à Punaauia, les chrétiens furent attaqués par les païens que conduisait Opuhara. Celui-ci fut blessé et la victoire revint à Pomaré II avec les chrétiens. Alors, chose entièrement nouvelle et inattendue, le roi accorda le pardon aux païens vaincus qui demandèrent le baptême.

Cette bataille des Fei-pi ouvrit une ère nouvelle de paix et de développement. Pour lire la Bible, des écoles s'ouvrirent un peu partout. Le Révérend Ellis lança une imprimerie en 1817 à Afareaitu à Moorea. Le 14 avril 1818 William Crook fonda l'agglomération de Papeete. Un Code de loi en 19 articles fut adopté le 13 mai 1819 à Papaoa (Arue). Pomaré II fut enfin baptisé le 16 mai 1819 ; il était à l'apogée de son règne, ayant autorité sur la Société et les Tuamotu. Il mourut le 7 décembre 1821 d'excès d'alcool.

Pomaré III n'avait qu'un an et sa tante, Pomaré Vahiné, fut régente. Le 21 avril 1824, Henry Nott le sacra à Papaoa dans l'immense chapelle royale édifiée en 1818 ; mais il mourut le 11 janvier 1827. Sa sœur, Aimâta, âgée de 14 à 16 ans, monta sur le trône sous le nom de Pomaré IV. Elle n'avait pas été préparée ni éduquée ; elle ne songeait qu'aux plaisirs. La vie païenne reprit avec ses chants et ses danses. En février 1824 fut fondé le Parlement de Tahiti.

En 1828, Teau diacre du temple de Punaauia, lança la secte des Mamaia ; c'était un syncrétisme entre les anciennes coutumes les plus débridées et la prière chrétienne, une sorte de Vaudou polynésien faisant revivre les troupes d'« arioi », gais saltimbanques amoraux. Le succès fut grand auprès de certains chefs, et des mécontents de toutes sortes. La famille royale les appuyait et la Reine logea chez eux. Les Mamaia devinrent un puissant mouvement politique qui se développa aux Iles-sous-Ie-Vent en 1829 et 1830. En 1831, Pomaré IV demanda à Tavarii, chef de la presqu'île de Taiarapu, de lui rendre les honneurs suivant les anciennes coutumes païennes. Ce geste risquait de tout remettre en cause. Aussi le chef Tati de Papara avec Utami, Paofai, Hitoti envahirent Taiarapu, destituèrent Tavarii et marchèrent sur Papeete le 20 mars 1831. Ils y retinrent la Reine et expulsèrent les Mamaia de Tahiti.

Ces événements montrèrent le peu de profondeur des changements survenus depuis la conversion officielle. Pomaré IV divorça de Tapoa pour se remarier avec Ariifaaite ; alors les Mamaia se révoltèrent à nouveau à Taiarapu. Leurs dirigeants furent pris, jugés et bannis, ce qui mit fin à la secte des Mamaia en janvier 1832. La paix revenue, la Reine Pomaré IV ne gouvernait plus ; les esprits étaient divisés et le pouvoir était aux mains des principaux chefs groupés autour de Tati. Cette situation est importante pour comprendre les événements qui amèneront l'intervention de la France.

Durant cette période il convient de souligner quelques faits et de dégager quelques personnages qui prendront de l'importance.

Le 24 décembre 1824, arrive à Tahiti le Révérend Georges Pritchard avec sa famille. Pasteur à Faaa puis à Papeete, il prend de l'ascendant sur la Reine, sa paroissienne, à qui il suggère de demander pour lui le titre de consul de Grande-Bretagne. Londres refuse une première demande en janvier 1832 et accepte la seconde du 23 février 1836 ; le 14 février 1837, il est nommé consul britannique et est présenté officiellement le 20 novembre. Le Gouvernement anglais ne voulant pas un missionnaire consul, il démissionne le 30 décembre de la L.M.S., tout en continuant, de fait, à exercer les fonctions pastorales et ses activités commerciales. Une telle situation est critiquée par les autres pasteurs et certains fidèles ; elle sera, avec le caractère ombrageux de Georges Pritchard, à la source de bien des difficultés à venir.

En 1830 Jacques Moerenhout, commerçant belge et artiste peintre, né français et ancien grognard de Napoléon, s'installe à Papeete. Il tente des cultures avec le chef Tati auquel il se lie d'amitié. Il devient consul des États-Unis en 1835, puis consul de France en 1838, année où il fut victime d'une tentative d'assassinat qui coûta la vie à sa femme. Entre temps, le 7 août 1834 arrivent les premiers missionnaires catholiques aux Gambier. Les PP. Caret et Laval firent un essai à Tahiti le 20 novembre 1836. Ils furent expulsés vigoureusement par Pritchard le 12 décembre. Le Français Brémond avait lui aussi des difficultés à Papeete. Tout cela s'ajoutait à l'ostracisme contre les Français à Hawaii et aux concurrences entre les baleiniers. Paris envoya le commandant Dupetit-Thouars pour faire respecter la France dans le Pacifique. Le 10 juillet 1837, il intervint en ce sens, en même temps qu'un navire anglais, à Honolulu. Sur ordre de Paris, la « Vénus » arriva à Papeete le 29 août 1838 pour exiger des réparations : lettre d'excuses, 2 000 piastres d'amende, salut au drapeau français. Pritchard que la Reine tenait pour responsable de ces ennuis dut trouver la somme. Dumont d'Urville de passage avec l'« Astrolabe » et la « Zélée » le 9 septembre 1838 donna plus de poids encore à cette réparation et à la convention de protection des Français qui fut signée.

Les navires partis, Pritchard fit son possible pour que la convention fut inapplicable par de nouvelles lois interdisant l'achat de terres par les étrangers, en faisant du protestantisme une religion d'État. Le 22 avril 1839, le capitaine Laplace arriva sur l'« Artémise ». Le bateau, ayant talonné le récif, fut abattu en carêne et réparé. Cela prit trois mois et permit aux Tahitiens de découvrir les Français en se dégageant de quelques préjugés. En partant, Laplace reprocha à Pomaré IV de violer la convention de 1838 par les nouvelles lois ; il fit ajouter un article sur le libre exercice de la religion catholique et obtenir un terrain à Papeete pour y bâtir une église.

En 1840 l'anarchie régnait à Tahiti. La Reine était sans pouvoir et entièrement soumise à Pritchard. Les chefs étaient puissants, mais divisés entre parti français avec Tati et parti anglais avec Paofai. Aucun ne voyait d'autre moyen de s'en sortir qu'une protection étrangère. Pritchard partit pour Londres demander le protectorat anglais, démarche déjà faite en 1825 par Henry Nott sans aucun succès. En 1817 le Gouvernement anglais avait décidé de ne pas coloniser d'une manière quelconque Tahiti ni d'autres îles d'Océanie, se contentant de l'Australie comme colonie de la Couronne dans le Pacifique, ce qui avait été confirmé en 1826 et 1839[3]. La colonisation de la Nouvelle-Zélande le 6 février 1840 gênait la position de Londres et était mal ressentie à Paris. La démarche du consul à Papeete tombait à un mauvais moment, d'autant que Tahiti n'avait qu'une importance religieuse mais aucune valeur commerciale ou stratégique.

Autour du 20 mai 1842, à l'occasion du mariage d'Alexandre Salmon avec Ariioehau (Ariitaimai), on autorisa, durant trois jours, les mariages entre Tahitiens et Européens en exception de la loi de 1837 qui interdisait de telles unions ; cet événement est à la racine de bien des familles de « demis » actuels. Mais, en même temps, l'anarchie se développait ; les exactions contre les Européens, Français en particulier, se multipliaient. Le capitaine du Bouzet sur l'« Aube » dut intervenir, mais en vain, en mai 1842, année qui verra le retour de Dupetit-Thouars et l'installation du Protectorat français sur Tahiti.


[2] « Pomare » signifie « tousse la nuit », en souvenir, selon Bligh, de sa fille aînée morte de cette maladie (tuberculose).

[3] L. JORE: Océan Pacifique. T. 1, pp. 201 et 225.

Rencontre passionnée « 1768... »

Après avoir parcouru les points principaux de l'Histoire embrouillée de Tahiti et des Pomaré avant l'installation de la France en Polynésie et avant de reprendre le cours des événements majeurs de 1842 à nos jours pour y situer la Mission catholique, il n'est pas sans intérêt de se pencher un peu sur la première rencontre des Français avec les Polynésiens tant elle est prégnante de l'avenir. Ce fut un coup de foudre au paradis des îles[4]. La publication à Paris en 1771 du « Voyage autour du Monde » de Bougainville passionna la société des « lumières » à la recherche du « bon sauvage » amené en chair et en os à la cour du roi et dans les salons à la mode en la personne d'Ahutoru. Diderot, qui avait achevé la publication de l'Encyclopédie en 1772, dévora l'ouvrage de Bougainville, en qui il voyait autant un philosophe qu'un navigateur ; il en écrivit un supplément en 1773, qui ne fut toutefois publié qu'après sa mort. C'est une réflexion scandaleuse et profonde, mélange de cynisme immoral, de bon-sens social, d'humanisme universel; d'utopie naturaliste, de pessimisme profond sur la civilisation occidentale.

« Aotouru, que dira-t-il de nous à ses compatriotes ?
- Peu de choses et qu'ils ne croiront pas.
  Et pourquoi ne le croiront-ils pas?
- Parce qu'en comparant leurs mœurs aux nôtres, ils aimeront mieux prendre Aotouru pour un menteur que de nous croire si fous !…
  Dites-moi, faut-il civiliser l'homme ou l'abandonner à ses instincts ?
- Faut-il vous répondre net ?
  Sans doute.
- Vous le voulez heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires. »

Dans la seconde partie, intitulée « les adieux du vieillard », Diderot lui fait dire à l'adresse des Français, à travers Bougainville : « Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu ni un démon : qui es-tu donc... ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes et qu'il gravât sur une de vos pierres : ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ?… Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature : quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Laisse-nous nos mœurs... Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ?... Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée, t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices ni de tes vertus chimériques. »

La troisième partie met en scène l'aumônier de l'expédition et Orou, prêtre tahitien ; Diderot les fait échanger sur leurs lois et tabous respectifs. Selon la coutume de l'hospitalité, Orou offre au prêtre sa femme et ses trois filles, avec ces paroles, suite aux refus de l'aumônier au nom de la religion et de l'honnêteté : « Je ne sais ce que c'est la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait bon accueil, d'enrichir une nation en l'accroissant d'un sujet de plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. » Évidemment l'aumônier mis en scène ne refusa plus rien.

Diderot, trop prudent pour publier ses réflexions de son vivant et trop intelligent pour ne pas se rendre compte qu'il regardait Tahiti avec ses propres yeux et ses secrets désirs, de conclure par ce bref et suggestif dialogue :

« - J'estime cet aumônier poli.
  Et moi, beaucoup davantage les mœurs des Tahitiens et le discours d'Orou.
- Quoique un peu modelé à l'européenne !
  Je n'en doute pas. »

Dans le contexte effervescent de la fin du règne de Louis XV, à cette époque de Rousseau, Voltaire et autres « philosophes des lumières », on imagine sans peine le retentissement de tels propos. Louis-Antoine de Bougainville avait trouvé un résonnateur exceptionnel. Ce n'est pourtant pas que l'inventeur de la « Nouvelle-Cythère » fût en reste de dithyrambe littéraire.

« Je ne saurais quitter cette île fortunée sans renouveler ici les éloges que j'en ai déjà faits. La nature l'a placée dans le plus beau climat de l'Univers, embellie des plus riants aspects, enrichie de tous ses dons, couverte d'habitants beaux, grands, forts. Elle-même leur a dicté des lois ; ils les suivent en paix et forment, peut-être, la plus heureuse société qui existe sur ce globe. Législateurs et philosophes, venez voir ici tout établi ce que votre imagination n'a pu même rêver...

Je me croyais dans le jardin d'Eden... L'air qu'on y respire, les chants, la danse presque toujours accompagnée de postures lascives, tout rappelle à chaque instant les douceurs de l'amour, tout crie de s'y livrer... Il n'est point question dans son culte de mystères ou de cérémonies cachées ; c'est en public qu'on le célèbre et la joie de ce peuple ne se peut dépeindre toutes les fois qu'il assiste aux transports d'un couple entrelacé dont les soupirs sont la seule offrande agréable à leur dieu. Chaque jouissance est une tète pour la nation...

Tant que je vivrai, je célébrerai l'heureuse île de Cythère. »

Pour décrire ces merveilles naturistes, la connaissance de la langue et de la culture tahitiennes n'étaient pas nécessaires ; ce n'est pas en neuf jours que ces marins pouvaient les posséder. Illustration anticipée de l'aphorisme : après huit jours on écrit un livre, après un mois on fait un article, après un an on essaie de comprendre !

Laissons à Jacques-Antoine Moerenhout, témoin privilégié du Tahiti de 1830 et artisan actif du Protectorat, le soin de conclure sur cette rencontre amoureuse entre Français et Tahitiens. « Les Français, comme les Anglais, partirent enchantés de ce peuple et de son paradis. Ils regrettèrent ces bons Indiens et emportèrent leurs regrets. Ce n'avaient été que fêtes et réjouissances pendant leur séjour. Frappé de leur goût pour les plaisirs, de leur passion pour la volupté, le navigateur français donna, avec esprit, à cette île, un nom qui, sans la décrire, peint pourtant exactement ses mœurs, et, s'il ne convenait pas de conserver toujours aux contrées nouvelles leur nom national, ou celui que leur a donné le premier qui les a découvertes, cet asile charmant de toutes les séductions de la nature, cette île enchanteresse, “où l'amour sans pudeur n'est pas sans innocence”, 0-Taïti, en un mot, devrait, bien certainement, porter le nom de “Nouvelle-Cythère”, que lui avait imposé Bougainville. »[5]

Le mythe du paradis terrestre à Tahiti était né ; les « bons sauvages », témoins merveilleux de l'innocence primitive, y coulaient des jours heureux ; le décor tahitien était planté sur le théâtre du monde fasciné ; « vahine » odorantes et « rae-rae » joyeux lançaient leurs invitations[6]. Tous ceux qui viendront après, jusqu'aux publicistes actuels avec leurs média si puissants, ne font que du plagiat, mais sans le souffle littéraire des initiateurs passionnés de cette comédie de rêve. 6-15 avril 1768, Bougainville à Hitiaa ! Neuf jours qui ont fait chanter le nom de Tahiti dans toutes les langues, neuf jours qui ont construit le mythe le plus étonnant, le plus tenace, le plus fou de notre époque de science et de raison. Foin des sacrifices humains et de l'anthropophagie, des castes rigides, du système féodal et des guerres continuelles, foin des « arioi » infanticides ; le « bon sauvage », déjà inventé par J.-J. Rousseau, devait bien être découvert quelque part: ce sera à Tahiti.

Ce ne sont pas les 465 marins de l'« Artémise » qui donnent une autre image durant les deux mois de réparation de leur navire à Papeete (22 avril- 22 juin 1839). Les Français s'y montrent décontractés, enjoués, aimant la fête, les danses et l'alcool ; ils font la « bringue », selon le mot courant à Tahiti aujourd'hui. De plus ils sont généreux pour leurs plaisirs. « J'aime les marins », aurait pu déjà être un refrain à la mode !

Les ordres du jour de Lavaud en 1846 et 1848, vite rapportés par son successeur, ne seront qu'une brève réaction officielle contre cet état de choses. Soit publiquement, comme sous les « Gouvernements » de Page, de Girard ou du truculent Papinaud, soit plus discrètement, les « upa-upa » (danses lascives) et les diverses variantes de la rencontre passionnée entre Français et Polynésiens, initiée par Bougainville, se perpétueront sans faille. Gauguin y apportera les couleurs de la « maison du jouir » et les fantaisies de l'école buissonnière. Le reportage de J .C. Guillebaud nous en donne une pénétrante réflexion.[7]

« On ne me parlait pas “innocemment” des vahinés, et ces mille anecdotes entendues, tout compte fait, avaient un sens caché. Un personnage ne s'identifie pas aussi totalement à l'image d'une colonie, il ne domine pas deux siècles de découvertes sans signifier davantage qu'une pure futilité. Le mythe féminin à Tahiti n'est pas tout à fait vain... c'est même l'une des composantes d'un long face à face avec l'Occident dont on oublie parfois qu'il fut tragique dans son essence... En produisant et en entretenant le thème en fonction de la vahiné facile, la Polynésie ne se forgeait-elle pas une arme - la seule qu'il lui resta - pour triompher un peu de ses conquérants ?... Peu résistent à d'aussi pressants assauts...

Le visiteur qui débarque... qu'il soit journaliste, écrivain, député, peintre ou commerçant apporte avec lui un attaché-case et une disposition naturelle au “sérieux” qui détonne à Tahiti. Ses projets sont mal connus mais vaguement inquiétants. Une vahiné part à sa conquête... le nouveau venu s'abandonne vite à cette fortune... Comblé peut-être, mais imprudent. Dès le lendemain, toute l'île connaîtra par le menu la qualité de ses prestations et le détail de ses insuffisances. Allez donc, après cela, promener votre sérieux dans un sillage de fous rires. Tahiti, si souvent agressée du dehors, si méchamment colonisée, se défend vaille que vaille. »

Un ancien Haut-Commissaire de la République exprimait une vision analogue par ces mots : « La Polynésie a le génie du dérisoire. » Il y a bien longtemps déjà que La Fontaine avait décrit une telle situation dans la fable du « chêne et du roseau ». Et si le Polynésien était un peu, à l'image des souples vahinés dansant le « tamouré », un roseau à la fois fermement enraciné dans son « fenua » (terre), « ondoyant et divers » dans une constante adaptation imitative de la « manière des blancs » ! Les innombrables analystes de la société polynésienne sont ainsi invités à une prudente modestie s'ils ne veulent continuer de faire des variations inutiles sur la fausse Cythère du sieur de Bougainville.

Pour n'avoir point à y revenir, on comprendra sans peine que tels n'étaient pas le regard ni la motivation des missionnaires protestants de 1797 ou catholiques de 1834. On ne sera pas étonné de savoir que leurs lettres privées ou leurs rapports officiels soient remplis de gémissements devant une telle situation, avec une compréhension miséricordieuse devant la faiblesse ignorante des Polynésiens et un étonnement scandalisé devant les défoulements des Européens, leurs compatriotes. Selon les circonstances et la personnalité de chacun, on y trouve tous les styles d'expression : diatribes prophétiques, complaintes désespérées, accusations féroces, exhortations paternelles, appels à la conversion... Cela suscitera de nombreuses controverses et conflits dont les sédiments épistolaires encombrent les archives religieuses et publiques ; si la France et la publicité présentent Tahiti comme le paradis de l'amour, les divers missionnaires en ont plutôt vu les débordements et les conséquences qui la font ressembler à la Corinthe romaine du temps de l'Apôtre Paul. Querelles entre Européens, trop souvent doctrinaires et qui auraient à apprendre de l'intelligence souple et cordiale des Polynésiens.

Après ces réflexions sur la rencontre passionnée entre la France et Tahiti, retrouvons-les en 1842, désormais, « pour le meilleur et pour le pire » ; il s'agit d'une Histoire connue que nous allons retracer à grands traits, la chronologie en fournissant les repères détaillés.


[4] Mémorial polynésien. T. 1, pp. 155 sq. T. II, pp. 186 sq. T. IV, pp. 163 sq...
- R. VIRIEU : Le Fiu, pp. 41 sq - J.C.GUILLEBAUD : Un voyage en Océanie. pp. 67 sq, Seuil et Littérature inépuisable...
- B. MORTEVEILLE : Le mythe de la Nouvelle-Cythère dans la liuérature française de Bougainville à Gauguin. Thèse, Angers 1981, 138 pages.
[5] J.A. MOERENHOUT : Voyages aux îles du Grand Océan. T. Il, pp.394-395.
[6] « Vahine » : femme ; « rae-rae » : homosexuels et travestis.
[7] J.C. GUILLEBAUD : Un voyage en Océanie. « la politique des vahinés », p.67, Seuil, Paris 1980.

 

Protectorat incertain (1842-1880)

L'Angleterre, le 6 février 1840, avait fait de la Nouvelle-Zélande une colonie de la Couronne, devançant de peu les Français de la société nanto-bordelaise à Akaroa. Bien qu'ils ne reconnussent pas cette annexion, Louis-Philippe et Guizot s'en consolèrent rapidement en choisissant de prendre possession des îles Marquises, jugées « point d'appui naval » intéressant dans la perspective de l'ouverture possible du canal de Panama, « relâche » pour les baleiniers français et « lieu de déportation » avantageux pour les condamnés, selon un rapport de Dupetit-Thouars en date du 29 août 1839. Celui-ci fut promu contre-amiral et commandant de la Station navale du Pacifique avec Valparaiso comme base. Le 1er mai 1842, il annexa les Marquises et pacifia quelques vallées. L'Angleterre qui n'y avait plus de missionnaires depuis 1841, pas plus que les États-Unis malgré leur prise de possession par Porter en 1813, ne firent d'objections.

Dupetit-Thouars sur la « Reine-Blanche » arriva à Papeete à la fin d'août. Les violations du traité de 1838 lui parurent suffisamment graves pour exiger de nouvelles sanctions. L'assemblée des chefs tahitiens reconnut le bien-fondé des réclamations de l'amiral en même temps que leur impossibilité de se faire respecter. Devant cet état d'anarchie locale, le Régent Paraita, fortement soutenu par Moerenhout qui joua un rôle décisif dans cette affaire, proposa un projet de protectorat à Pomaré IV, alors à Moorea. Tairapa, chef de Moorea, transmit à Dupetit-Thouars la demande signée par la Reine. L'amiral l'accepta, sous réserve de sa ratification par Louis-Philippe, ayant agi de sa propre initiative sans instruction du Gouvernement de Paris. C'était le 9 septembre 1842. Le roi ratifia le Protectorat le 25 mars 1843 et Bruat fut nommé Gouverneur. Le signe du Protectorat était le drapeau tahitien portant en yacht le drapeau français. Avant de partir le 19 septembre 1842, Dupetit-Thouars mit en place un Gouvernement provisoire composé de Reine Gouverneur militaire de Papeete, de Carpegna capitaine du port et Moerenhout commissaire du roi.

Le calme espéré se transforma en tempête par le retour de Pritchard le 25 février 1843 sur le « Vindictive » du capitaine Toup-Nicholas, Pritchard, mal reçu à Londres qui refusait toute idée de protectorat anglais sur Tahiti, avait pris le chemin du retour par Sydney où il apprit l'établissement du Protectorat français. Loin de l'accepter, il ne transmit à personne le refus du Gouvernement anglais et fit courir le bruit de l'arrivée de troupes britanniques. La Reine Pomaré IV accueillit avec joie le retour de son conseiller privilégié. Le parti anglais se reforma ; la Reine hissa son pavillon avec la couronne sur le palais ; le capitaine Toup-Nicholas fit savoir que les Anglais n'avaient pas à respecter la réglementation française. Pomaré IV désavoua la signature donnée à Dupetit-Thouars et demanda la protection de la Reine Victoria. Le Gouvernement provisoire, incertain de la ratification par Louis-Philippe, ne réagit pas attendant le retour de Dupetit-Thouars. Ce dernier arriva à Papeete le 1er novembre 1843. Il notifia aussitôt l'acceptation du Protectorat par la France à Pomaré IV ; celle-ci devait amener le drapeau hissé depuis le retour de Pritchard et hisser le drapeau français. Poussée par le Consul anglais, la Reine refusa et se réfugia chez lui. Le 6 novembre, la déchéance de Pomaré IV fut proclamée, les troupes françaises débarquèrent avec le capitaine d'Aubigny, Pritchard amena son pavillon de consul, devenant aussi simple résidant étranger. Le 8, Bruat fut installé comme Gouverneur et reconnu comme tel par les chefs le 12. Dupetit-Thouars était parti le 10.

L'agitation continuait. Pomaré IV se réfugia à bord du bateau anglais « Basilisk ». Les opposants se rassemblèrent dans la presqu'île de Taiarapu et Bruat partit avec le « Phaéton » à Taravao. Pendant ce temps, le 3 mars 1844, l'effervescence gagna Papeete qui fut mise en état de siège. D'Aubigny crut nécessaire d'arrêter Pritchard, auteur des troubles et de l'enfermer, avec égards, dans un blockhaus. Bruat qui avait réalisé la gravité de la situation, transféra l'ancien consul anglais sur « La Meurthe » ; puis il le confia au capitaine du vapeur anglais « Cormoran » qui quitta Papeete le 13 mars pour arriver à Portsmouth le 26 juillet 1844. Des deux côtés de la Manche les opinions publiques s'échaufferent ; il fallut toute l'habileté de Guizot et de lord Aberdeen pour éviter un conflit armé. Louis-Philippe offrit, sur sa cassette, une indemnité à Pritchard et Dupetit-Thouars fut désavoué. De plus Moerenhout dût quitter Tahiti pour la Californie le 6 juin 1846.

Pendant ce temps, les Tahitiens ouvrirent les hostilités contre la France le 21 mars 1844. La « guerre de Tahiti » se termina le 22 décembre 1846 après le célèbre exploit de la Fautaua. Durant cette période agitée, Pomaré IV se réfugia aux Iles-sous-le-Vent, protégée par les Anglais ; elle refusa tout contact avec le Gouverneur. Bruat rétablit officiellement le Protectorat le 7 janvier 1845 et Paraita redevint Régent. De mai à juillet, l'Assemblée législative révisa le Code Pomaré de 1824 pour l'adapter au Protectorat. Si, accidentellement, le Révérend Mac Kean fut tué à la place de Bruat qui était visé - ce qui entraîna l'incendie complet de la première Mission catholique en représailles - le Révérend Orsmond joua un rôle essentiel dans la pacification des esprits. En effet il avait eu par hasard entre les mains la lettre que lord Aberdeen avait adressé à Pritchard - et que celui-ci avait tenue secrète - où le Gouvernement anglais faisait savoir qu'il n'interviendrait pas et qu'il demandait à la Reine de se soumettre.

Le 24 décembre 1846 les derniers rebelles de Papenoo se soumirent et le 7 janvier 1847 fut la fête de la paix retrouvée. La guerre avait fait 117 tués parmi les soldats français et pas mal de blessés qui furent soignés par les premières Sœurs de Saint-Joseph de Cluny arrivées en avril 1844. De nombreux Tahitiens, tués ou blessés, en furent victimes. Après une entrevue avec Pomaré IV à Moorea, Bruat rétablit la Reine dans tous ses droits. Elle rentra alors à Papeete le 9 janvier 1847.

À cette époque deux événements marqueront sérieusement l'avenir. Le 16 février 1844, selon les directives ministérielles du 10 août 1843, le Gouverneur Bruat proposa le Protectorat au royaume des Gambier et nomma le P. Cyprien Liausu, Supérieur de la Mission, son représentant. Mais le 16 juillet, l'amiral de Mackau, Ministre de la Marine, interdit toute forme de Protectorat aux Gambier. Pourquoi cet ordre ne fut-il jamais transmis au roi Maputeoa et au P. Liausu ? Nul ne le sait ; mais ce sera une des causes majeures des graves difficultés futures dans cet archipel avec la population et la Mission.

Le 19 juin 1847, à Londres, Jarnac et Palmerston signèrent une Déclaration reconnaissant l'indépendance de Raiatea, Bora-Bora et Huahine avec leurs dépendances pour donner satisfaction aux missionnaires anglais et à l'opinion britannique profondément choqués par l'affaire Pritchard. En échange des postes militaires français installés aux Nouvelles-Hébrides, la Grande-Bretagne renonça à cette convention le 16 novembre 1887, permettant à la France d'annexer les Iles-sous-le-Vent le 16 mars 1888. Paris y tenait d'autant plus que le commerce allemand s'était installé à Raiatea depuis 1881, faisant craindre une colonisation future par cette présence.

Maintenant que la tranquillité était assurée, mais dans un ensemble Tahiti-Moorea très dépeuplé (à peine 10 000 habitants en 1848), la grande question sera, jusqu'à l'ouverture du canal de Panama en 1914, celle du développement économique et du rôle stratégique de cet ensemble d'îles situées au bout du monde, sorte d'Extrême-Orient de l'Océanie.

En 1849 et en 1855 les Marquises seront occupées et abandonnées plusieurs fois. Le 9 novembre 1852, sous l'influence de Mormons américains et du passage d'une escadre anglaise, une révolte éclatera à Anaa où le brigadier Viry sera tué et le P. Fouqué laissé pour mort. Cette même année, après la loi du 18 mars 1851 réglementant l'action de Ministres anglais à Tahiti, l'ensemble des Pasteurs, sauf le Révérend Orsmond qui ne fut plus reconnu par la L.M.S., quittèrent l'île. D. Darling partit en 1859. J. Davies mourut à Papara en 1855. Les premiers Pasteurs français arrivèrent en 1863, accueillis par W. Howe qui se retira à Rarotonga.

Jusqu'en 1880, où l'amiral Bergasse-Dupetit-Thouars dut entreprendre la pacification d'Hiva-Oa, les Marquises furent régulièrement troublées par des guerres entre les vallées. C'est en 1865 qu'un Résident s'y installa, succédant aux divers « commandants » présents depuis 1842. De même les Iles-sous-le-Vent connurent quelques révoltes en 1854 et 1865.

De 1863 à 1868, les Gambier, au statut peu clair, connurent une violente querelIe : l'affaire Pignon-Dupuy contre la Régente, soutenue par la Mission ; le gouverneur y envoya de 1865 à 1868 une garnison militaire pour contrôler le remboursement de la lourde indemnité à laquelle la Régente avait été condamnée.

C'est aussi à cette époque que divers « négriers » sévirent à la recherche de main-d'œuvre bon marché : Péruviens en 1862 et 1863 aux Tuamotu-Gambier, le capitaine Dutrou-Bornier qui ravagea l'île de Pâques de 1869 à 1871.

La situation d'ensemble était mouvante et incertaine. Le Protectorat était plus toléré que cordialement accepté ; le 3 février 1859, le Gouverneur Saisset signalait au Ministre la méfiance de Pomaré IV et la croyance à un abandon par la France[8]. Le Gouvernement de Paris n'avait pas de politique très définie à l'égard des « Établissements français d'Océanie », en dehors de leur nécessité comme « poste militaire provisoire et base de propagande française après nos démêlés avec les Anglais et les Américains »[9]. Le personnel affecté à l'Administration des 30 000 habitants des E.F.O. de 1860 était réduit à quelques officiers de Marine peu préparés aux tâches administratives et parfois débarqués à titre de sanction ; ils étaient aidés par quelques gendarmes, en général plus appropriés à ce travail de présence aux aspects multiples. Ce n'est que peu à peu à partir de 1864 et par le biais de « Résidents » tout-puissants sous l'autorité exclusive du Gouverneur, que l'autorité de l'État s'étendit aux archipels éloignés de « Tahiti et Moorea », noyau auquel elle se réduisit bien souvent. Dans l'optique centralisatrice et jacobine de cette période coloniale, à cause de sa faiblesse quantitative et qualitative qui la rendait encore plus susceptible, une telle Administration suivit sa pente naturelle à tout concentrer entre ses mains.[10]

Sur le plan de l'autorité de l'État cela se traduisit par des conflits avec les Missions : 18 mars 1851 loi réglementant l'action des Pasteurs anglais, novembre 1852, absence de soutien à la Mission catholique agressée à Anaa, contrôle strict des missionnaires mormons américains, démolition de la cathédrale de Papeete en 1870, querelle aux Gambier de 1863 à 1868, petite guerre sur les prières officielles et les préséances, essai d'un « Culte National ». Le 14 décembre 1865 le Code Napoléon est étendu aux archipels administrés par la France et le 28 mars 1866 la législation métropolitaine s'applique ; cette extension fait suite à la mort du Régent Paraita survenue le 24 octobre 1865. Désormais les Résidents peuvent nommer et destituer les chefs ; leurs pouvoirs sont, de fait, illimités et sans grand contrôle, les communications étant rares entre Tahiti et les îles.

L'instruction, commencée par les missionnaires anglais en 1812 à Moorea, les missionnaires catholiques en 1835 aux Gambier, fut officialisée à cette époque ; elle fut confiée aux Sœurs de Cluny en 1857 et aux Frères de Ploërmel en 1860. De sérieuses difficultés existaient entre cet enseignement officiel, exclusivement en français, et les écoles des Missions qui étaient bilingues[11]. L'Administration s'interrogeait, en particulier le Gouverneur de la Roncière, sur la formation professionnelle que les écoles devraient assurer pour permettre le développement agricole et artisanal des îles. Dans ce but, la Mission catholique ouvrit en 1869 les « Ateliers de Saint-Joseph », En 1862, le Gouverneur de la Richerie tenta la première expérience d'envoyer en France sept « étudiants » tahitiens, dont Joinville, le fils de la Reine Pomaré. Ils étaient confiés aux Frères de Ploërmel de Nantes, chargés de l'instruction publique. Cela suscita de très vives discussions avec les protestants et les résultats constatés à leur retour en 1866 furent jugés assez décevants. Ce qui est certain en étudiant les volumineux dossiers de ces années 1860, c'est que l'ensemble de la population savait lire, écrire et parler un français convenable grâce aux écoles des Missions et aux écoles officielles.

Le développement économique fut la troisième priorité des autorités du Protectorat. Les Missions s'y employaient depuis le début, généralement soutenues par les Gouverneurs. En plus de l'aménagement de Papeete et du port, la grande entreprise de cette époque fut la mise en valeur de la plaine d'Atimaono par W.S. Stewart de 1864 à 1873 à l'occasion de la crise mondiale du coton. Les Tahitiens étant peu intéressés et inaptes à ces travaux, il fallut importer une abondante main-d'œuvre étrangère : Gilbertins, Hébridais et surtout paysans chinois de la région de Canton. Les 330 premiers coolies Hakkas débarquent le 25 mars 1865 du « F. Brumm », en application de l'arrêté du Gouverneur de la Richerie en date du 30 mars 1864 ; le 3 décembre 1865 et le 6 janvier 1866, 681 nouveaux Chinois viendront pour travailler à Tahiti. Ils seront déjà 1 010 au bout d'un an. Après la faillite d'Atimaono en 1874, ils deviendront agriculteurs, colporteurs. Très soudée autour de l'unité familiale, cellule de base pour eux, appliquée au travail et habile dans le commerce, la communauté chinoise prendra rapidement une place importante dans la vie économique, ce qui suscitera régulièrement des tensions avec les autres ethnies et les autorités françaises[12]. Difficile question du développement socio-économique à Tahiti et dans les archipels !

Cette période incertaine, riche en événements variés, marquée par de fortes personnalités fondatrices, est unifiée par le long règne et la prestance de la Reine Pomaré IV qui s'éteindra le 17 septembre 1877. Pomaré V, plus jouisseur de la vie que passionné du pouvoir, fit don de ses États à la France le 29 juin 1880. Une nouvelle période commençait.


[8] F.O.M. Océanie, C 14. A 75.
[9] Rapport du capitaine Cosnier au Ministre qui l'approuve en marge (24-5-1852). F.O.M., Océanie C 13, H 69.
[10] Voir l'étude très documentée de Pierre-Yves Toullelan, in Bulletin de la Société des Études Océaniennes n°219. T. XVIII, n°8, juin 1982, pp.1057-1087. « Administration des archipels E.F.O. 1865-1914 ».
[11] Voir F.O.M., Océanie C 26, H 5 et H 16 ; C 27, H 17, H 20, H 21 ; C 43, H 3, H 9 ; C 44, H 19, H 41.
[12] Histoire et portrait de la communauté chinoise de Tahiti. Association Wen Fa ; J.M.Dallet, B. Hermann, Ch. Gleizal, 1979, 304 pages.
- G. COPPENRATH : Les Chinois de Tahiti : de l'aversion à l'assimilation. Société des Océanistes n°21. Musée de l'Homme, Paris 1967.
- Mémorial polynésien. T. III passim. T. IV, pp. 76 sq, 276 sq.
- D. MAUER : Aimer Tahiti. Chap, V : la question chinoise, pp.83-93.

 

La colonie des Établissements français d'Océanie (1880-1946)

Il convient d'abord de préciser la chronologie complexe des événements qui aboutiront à la géographie actuelle de la Polynésie Française, dénomination que les archipels recevront le 22 juillet 1957 seulement. En 1900, après le rattachement des dernières îles, la colonie sera appelée « Établissements français d'Océanie » (E.F.O.).

1-05-1842 Annexion de l'archipel des îles Marquises (colonie).
9-09-1842 Protectorat offert au Royaume de Tahiti et dépendances (Moorea, Tuamotu de l'Ouest et du Centre - Les Tuamotu de l'Est et les Iles-sous-le-Vent sont de juridiction incertaine par rapport à l'autorité de Pomaré IV). Le Protectorat est ratifié le 25 mars 1843 et notifié le 1er novembre 1843. Il fut suspendu du 6 novembre 1843 au 7 janvier 1845.
16-02-1844 Protectorat proposé au Royaume de Mangareva ; refusé par Paris le 16 juillet 1844, refus jamais transmis ; d'où Protectorat de facto et non de jure.
28-04-1867 Protectorat offert au Chef de Rapa et accepté.
1872 Refus du Protectorat demandé par Dutrou-Bornier sur l'île de Pâques.
16-03-1880 Protectorat provisoire des I.S.L.V. désavoué par Paris ; opposition du chef Teraupoo.
29-06-1880 Annexion des États de Pomaré V faisant suite à sa donation : Tahiti-Moorea, Tuamotu, Tubuai, Raivavae.
23-02-1881 Annexion de l'archipel des Gambier.
03-1881 Annexion de l'île de Rapa.
16-11-1887 Convention avec l'Angleterre sur l'annexion des I.S.L.V., effectuée le 16 mars 1888 et achevée, après pacification, le 17 février 1897.
27-03-1889 Protectorat sur Rurutu.
25-08-1900 Annexion de Rimatara et de Rurutu.

 

Le Chili annexe l'île de Pâques en 1888. L'Angleterre, après avoir annexé Penrhyn et Manihiki en 1888 et 1889, réalise la colonisation des îles Cook le 8 octobre 1900. La répartition des archipels du « triangle polynésien » entre les Grandes Puissances coloniales est terminé à cette date. Les Établissements Français d'Océanie (E.F.O.) sont désormais constitués avec le XXè siècle qui naît.

Si 1891, avec les décès du dernier roi de Tahiti, Pomaré V et du premier évêque, Mgr Tepano Jaussen, est une date-charnière de cette période[13], on peut commodément répartir les principaux événements avant et après 1914.


[13] Voir l'Introduction.

 

- 1880-1914 : conflits tous azimuts

Dans la compétition coloniale très vive alors en Océanie entre la France, l'Angleterre, les États-Unis, le Japon et l'Allemagne, dans la perspective du percement du canal de Panama qui faisait de Tahiti une escale privilégiée entre l'Europe et l'Australie[14], l'annexion des États de Pomaré V devenait une nécessité géopolitique pour Paris. Isidore Chessé, commissaire de la République et premier civil au poste de Gouverneur, réalisa cette opération avec l'appui des « protestants influents dans la Marine », tels les amiraux Jaurréguiberry et Cloué qui furent Ministres à cette époque, et surtout grâce à « l'action discrète et efficace » du Pasteur Charles Viénot[15]. Cette action, malgré les promesses d'aide aux Églises protestantes de Tahiti, devait être d'autant plus « discrète » que le Synode était opposé à l'annexion ainsi qu'une grande partie de la famille royale.

Par contre, Chessé essuya un échec dans son annexion des Iles-sous-le-Vent entreprise le 6 mars 1880 et désavouée par Paris ; il fut révoqué l'année suivante. Si l'amiral Bergasse Dupetit-Thouars pacifia sans trop de mal les Marquises cette même année 1880, il fallut toute la diplomatie de Mgr Tepano Jaussen pour faire accepter l'annexion des Gambier en 1881, par suite des vingt années de conflit souvent violent et de l'abus de droit, dévoilé en 1869 par le commandant Aube, concernant le faux Protectorat. Le passage des navires anglais en escale à Rapa, y amena le Protectorat en 1867 et l'annexion en 1881. Mais la grande peur de la Marine était l'influence allemande grandissante et la crainte que les Iles-sous-le-Vent spécialement, ou d'autres, comme les Gambier, ne deviennent colonie germanique. Depuis 1876, la Maison Godeffroy de Hambourg était implantée ; le commerce de la « Société commerciale d'Océanie » était actif à travers toute la Polynésie. Ces craintes aboutirent au départ forcé, en 1884 et 1885, des trois missionnaires catholiques allemands des Marquises.[16]

La grande querelle de la « laïcité » - (1882 : enseignement primaire laïc et gratuit ; 1886 : laïcisation du personnel des écoles publiques ; 1901 : association restreinte pour les religieux ; 1904 : enseignement interdit aux religieux ; 1905 : séparation Église-État ; 1906 : les « inventaires » et spoliation des biens) - fut anticipée à Tahiti malgré la phrase célèbre concernant les colonies : « l'anticléricalisme n'est pas article d'exportation ». Dès 1882, les Frères furent chassés des écoles publiques ; en 1904 les Sœurs de Cluny le furent de l'hôpital ; en 1905 tous les biens de la Mission des Marquises furent déclarés vacants. Il fallut attendre 1923 pour que l'Administration demande à la Mission de reprendre les écoles aux Marquises et aux Tuamotu, et pour que la question des biens se règle aux Marquises.

Les querelles politiques entre les clans fermés de la micro-société coloniale de Tahiti-Moorea battent leur plein dans ce contexte : commerçants français, anglais, allemands, chinois... agriculteurs et colons... fonctionnaires nombreux, peu compétents et sans souci du pays clivages politico-religieux : protestants, catholiques, mormons, francs-maçons… marginaux et artistes engagés, comme Gauguin et ses « Guêpes »... Les archipels étant jugés trop « sauvages » et trop catholiques, le Conseil Général est seulement réduit à Tahiti-Moorea en 1884 qui deviennent les uniques électeurs en 1899. Il sera supprimé en 1903.

Cette période est aussi celle des épidémies et de la dépopulation catastrophique des archipels[17]. Le Gouverneur Henri Cor et d'autres en rendront responsables les missionnaires catholiques. La lèpre commença à s'étendre ; la léproserie d'Orofara fut ouverte le 27 janvier 1914. La grippe espagnole apportée par le « Navua » le 16 novembre 1918 fera disparaître 17% de la population (2 498 décès à Tahiti).

Sur le plan de la politique générale de la France dans le Pacifique, le conflit le plus grave fut celui des Iles-sous-le-Vent et de Raiatea. L'échec du Gouverneur Chessé en 1880 regroupa autour de Teraupoo les opposants à la présence française. Les Pasteurs protestants étaient toujours les Ministres anglais de la L.M.S. ; les prêtres catholiques y étaient encore interdits. Malgré l'accord franco-anglais de 1887, il y eut révolte à Huahine en 1888. Le Pasteur Vernier prit la charge des I.S.L.V. en 1889 et le Révérend Cooper partit en 1890. Cela n'empêcha pas la Reine de Raiatea de faire appel à l'Angleterre en 1896 ; le consul anglais de Papeete dut intervenir pour enlever le pavillon britannique. Enfin il fallut déloger militairement Teraupoo et ses troupes du 1er janvier au 16 février 1897. Teraupoo et ses adjoints furent déportés à Nouméa ; la Reine et 136 personnes le furent dans l'île de Ua-Uka aux Marquises. Ils furent rapatriés en 1900.

La personnalité qui domine cette période agitée est le Pasteur Charles Viénot, présent à Tahiti du 25 février 1866 à sa mort le 11 juin 1903. Après avoir fondé les écoles protestantes de Papeete, il devient Président du Conseil Supérieur des Eglises de 1870 à 1893. Chessé le nomma au Conseil Colonial et à l'Instruction Publique en 1880. Il deviendra Vice-Président du Conseil Général. Ses liens sont étroits avec le Gouvernement Jules Ferry et ses successeurs. Il obtient le 23 janvier 1884 le statut officiel reconnaissant les Églises tahitiennes. Même si son « autoritarisme intransigeant », ses convictions anti-catholiques et son action de chef de parti politique ont pu gêner certains, y compris dans l'Administration et parmi ses confrères[18], Charles Viénot qu'on appelait « I'Évêque protestant », fut un politicien averti et un homme de grande valeur.


[14] F.O.M. Océanie C 130, B 40 : visées étrangères sur Tahiti, 1905-1911.
[15] D.E.F.A.P. Océanie : Lettres de Ch. Viénot (13-11-1880, 23-12-1880, 17-2-1881, 14-9-1881) ; Lettre amiral Cloué au Président de S.M.E.P. (8-4-1881).
[16] Mgr Dordillon au T.R.P. (8-9-1876, 26-6-1880, 22-3-1881, 24-4-1883, 26-1-1884, 28-8-1884, 28-11- 1884,26-7-1885). Ar. SS.CC. 47, 1.
[17] Voir annexe 8.
[18] F.O.M. Océanie C 132, H 30 (16-6-1890) : lettre du Gouverneur au Sous-Secrétaire d'État. Pasteurs Brun et de Pomaret au Pasteur Boegner. S.M.E.P. (15-9-1890) : rapport annuel. Mgr Verdier au T.R.P. (20-6-1903). Ar. SS.Cc. 58, 3.

- 1914-1946 : vers une convivialité

Au milieu de ces clivages religieux, des agressivités commerciales, des divisions politiques dont les Gouverneurs jouaient avec plus ou moins de bonheur selon les ordres de Paris, la guerre de 1914 fit une entrée tonitruante à Tahiti avec les canons des croiseurs allemands « Gneisenau » et « Scharnhorst » de l'amiral von Spee. Arrivés en face de Papeete à l'aube du 22 septembre, ils venaient, pensait-on, s'emparer du stock de charbon. La défense, organisée autour du Gouverneur Fawtier et du commandant Destremeau, avait peu de moyens : les 12 canons de la « Zélée », 60 hommes et 100 marins. Toute la population se mobilisa ; le rôle actif de Mgr Hermel et des Frères fut remarqué, première amorce d'un apaisement des tensions. Le stock de charbon fut mis à feu ; la canonnade commença à 8h et les croiseurs partirent bredouilles en fin de matinée vers les Marquises. Ils y restèrent du 24 septembre au 3 octobre pour s'y ravitailler. Ils furent détruits le 8 décembre aux Malouines par les Anglais. Durant les deux guerres mondiales, ce fut la seule agression militaire que la Polynésie eût à subir ; l'échouage du corsaire « Seeadler » de von Luckner le 2 août 1917 à Mopelia ne causa aucun dommage en dehors de la capture du « Lutèce ».

Par contre la participation des Polynésiens aux combats de la France durant les deux guerres fut importante et marquante dans l'Histoire locale ; il s'agit du célèbre « Bataillon du Pacifique », sans oublier divers Tahitiens qui participèrent à la Résistance en Métropole. 1 013 Polynésiens s'embarquèrent pour les tranchées à partir du 21 mars 1915. Le 28 juin 1919 l'« El Kantara » ramena les « Poilus tahitiens » qui durent inscrire 205 noms de camarades sur le monument aux morts de l'avenue Bruat.

Le 14 janvier 1941, les premiers volontaires quittèrent Papeete. Ils furent 567 au départ de l'Australie le 27 juin ; le « Bataillon du Pacifique » s'illustra à Bir Hakeim et dans la campagne d'Italie. Il fut de retour le 5 mai 1946, ayant perdu 87 des siens dans les divers combats. Les Américains utilisèrent l'île de Bora-Bora comme base arrière du 17 février 1942 au 2 juin 1946.

Si les deux guerres rapprochèrent les diverses tendances de la population, de nouveaux conflits surgirent, politiques principalement. Le 29 août 1914 les ressortissants allemands furent internés à Motu Uta ; l'année suivante, la « Société Commerciale d'Océanie » fut mise sous séquestre, puis liquidée aux enchères. Entre le Gouverneur Fawtier et le commandant Destremeau, les désaccords allèrent si loin que l'amiral Huguet dut intervenir le 27 novembre 1914 ; l'insouciance tahitienne, l'isolement de petits groupes aussi divers que divisés, l'imprévoyance assistée ne facilitent pas l'union dans l'adversité.

En 1940 le Gouverneur « envisage » de continuer la guerre. Si le 10 août un comité Pétain se constitue, dès le 27 août le comité France-Libre est créé et les E.F.O. se rallient à la France-Libre le 2 septembre 1940. Les Pétainistes sont mis en résidence surveillée à Maupiti le 1er mars 1941. Après quelques tensions selon les clivages traditionnels de Tahiti, l'union se fait autour de l'énergique Gouverneur Orselli.

Après les deux guerres, les brassages dûs aux événements, le retour des Volontaires qui avaient vu autre chose et jouissaient d'un grand prestige amenèrent des changements de mentalité qui s'exprimèrent par une volonté d'autonomie vis-à-vis d'une Administration coloniale lourde, toute-puissante et à personnel peu stable.

En 1919, les E.F.O. n'avaient pas de député mais un représentant au Conseil Supérieur des Colonies, assemblée assez formelle. Depuis 1903, le Conseil Général était dissous ; un Conseil d'Administration de six membres : trois fonctionnaires et trois civils assistent le Gouverneur qui, de fait, avait un pouvoir illimité. Tous les fonctionnaires, même les métropolitains, étaient à la charge de la Colonie. Aussi le 31 août 1921 une grande manifestation présenta au Gouverneur Guédès des revendications dans le sens d'une plus grande autonomie et représentativité locale. Cela n'aboutira qu'en 1932 où le décret d'Albert Sarraut institue un Conseil de la Colonie, appelé « Délégations économiques et financières » ; il est composé de 13 membres dont 7 élus. L'ancien Conseil d'Administration persista comme Conseil privé du Gouverneur.

La crise économique des années 1930 se traduit par la faillite Kong Ah qui agite Tahiti de 1932 à 1937 et souligna le rôle des Chinois aussi redoutés qu'indispensables.

Terminons en soulignant quelques événements qui prendront de l'ampleur. En 1920, les frères Jamet de Taravao lancent le premier « truck » vers Papeete avec un camion Dodge[19]. La première campagne touristique : « Tahiti, la voir et y vivre » est organisée en 1924. On vient dans les îles pour tourner des films : « Tabou » en 1928, « Les révoltés du Bounty » par la M.G .M. en 1934... L'ouverture au monde s'amplifie.


[[19] Mémorial polynésien. T. V, p. 395 - Les Trucks de Tahiti, O.R.S.T.O.M., Papeete 1981. Le Bulletin de la Société des Études Océaniennes nuance cette origine des trucks.

Territoire d'Outre-Mer : 1946...

En Polynésie comme ailleurs, la guerre de 1939-45 marque la fin d'un monde ; le colonialisme est définitivement ébranlé, la « crise des nationalités » s'étend à l'Afrique, à l'Asie, à l'Océanie ; l'Europe sort meurtrie, divisée, secouée dans ses bases morales et culturelles. Le retour de Volontaires du Bataillon du Pacifique le 5 mai 1946, va accélérer le cours des événements. Divers scandales d'une Administration sclérosée, les résistances des notables bien installés, les changements d'un monde en ébullition, l'éveil politique des Tahitiens, la difficile réinsertion socio-économique des libérés à qui on a promis des places, tout cela va faire naître la « Polynésie Française », Territoire d'Outre-Mer, autonome dans la République. Avec des colorations très diverses selon les hommes et les moments ; la période qui s'inaugure est marquée par le slogan : « Tahiti d'abord aux et pour les Tahitiens » et dominée par la figure du « Metua » Pouvanaa a Oopa.

Citoyens français en 1945, les Polynésiens élisent les 20 représentants - (10 pour Tahiti et 10 pour les archipels) - à la nouvelle Assemblée représentative créée le 31 août. Le Pasteur Charles Vernier est élu député à l'Assemblée Constituante de 1945 et le Pasteur Georges Ahnne, premier député des Établissements Français d'Océanie de la IVe République en 1946. Le Comité Pouvanaa est institué en novembre 1946. Aux élections du 23 octobre 1949, Pouvanaa a Oopa est élu député : « Tahiti aux Tahitiens ». Le 14 mars 1953, son parti, le Rassemblement Démocratique des Populations Tahitiennes (R.D.P.T.), l'emporte aux élections à l'Assemblée locale. Il est réélu député en 1956 et entre au Conseil en 1957. Il est arrêté le Il octobre 1958, jugé en 1959 et exilé en Métropole. Il rentre en novembre 1968 et est élu sénateur le 26 septembre 1971 ; il meurt en janvier 1977. La dissolution du R.D.P.T. en 1963, l'opposition de G. Pompidou à l'autonomie en 1966, n'empêche pas la montée de ce courant et l'élection de Francis Sanford comme député. 1975 voit l'adoption officielle du drapeau tahitien. De juin 1976 à mars 1977, l'occupation de l'Assemblée Territoriale et la grave tension avec Paris se résolvent par l'adoption du Statut d'Autonomie interne en date du 12 juillet 1977.

Sur le plan culturel cela se traduit par l'extension de la langue tahitienne, du « reo maohi », la création de l'Académie tahitienne en 1972, la reconnaissance du tahitien comme langue officielle en 1980. La culture maohi se voit valorisée dans ses divers aspects.

Avec l'ouverture de l'aéroport international de Tahiti-Faaa et l'arrivée des « Jets » en 1961, l'espace-temps maritime se trouve changé ; Tahiti est à une journée de Paris au lieu d'un mois. C'est l'irruption de la société de consommation et le développement du tourisme.

L'événement majeur et le moteur des transformations de la Polynésie Française est l'implantation du Centre d'Expérimentation du Pacifique (C.E.P.) à la place d'Hammaguir le 22 juillet 1962. Il ouvre en mars 1963. Le Territoire fait don à la Métropole des atolls de Fangataufa et de Moruroa pour les expériences atomiques par trois voix contre deux de la Commission permanente en février 1964. Cette même année, les fonctionnaires locaux se voient accorder les mêmes avantages que les fonctionnaires « expatriés » avant de se voir intégrer à l'État en 1966. Le 2 juillet 1966 a lieu la première explosion atomique aérienne ; la 43e et dernière aura lieu le 15 septembre 1974. Depuis le 5 juin 1975, elles sont souterraines et se déroulent dans le massif basaltique de l'atoll de Moruroa. Par sa présence et ses nombreuses retombées de tous ordres, le C.E.P. conditionne la vie de la Polynésie actuelle[20]. Ce sera l'objet de la dernière partie.

Comme la Métropole et de nombreux pays, la Polynésie n'échappe pas aux conséquences d'une croissance trop rapide et d'un passage, en vingt ans seulement, d'une civilisation de cueillette et de pêche à la société de consommation. Lieu de rencontre de quatre modèles socioculturels : maohi, français, chinois, américain, elle vit une profonde crise de société ; c'est une sorte de mutation socio-biologique originale et sans précédents. Sans perdre son âme ni les acquis principaux des progrès modernes, sans vouloir revenir à l'impossible rêve suicidaire de « la marine à voile et de la lampe à huile », les Polynésiens aspirent intensément à pouvoir être eux-mêmes en lien avec l'ensemble français. C'est un pari difficile, tant les comportements, les sensibilités, les styles de vie, les références, les modèles sont différents de part et d'autre. De plus, du côté polynésien, les projets et les alliances politiques sont diverses et évolutives ; du côté métropolitain, les perspectives changent selon les Gouvernements et la situation internationale. C'est surtout un défi à relever par l'imagination et le cœur ; il est au centre des discussions sur le Statut du Territoire depuis 1977. Dans une « République une et indivisible », même largement décentralisée, est-il possible d'être « autre » par ses différences culturelles et « ailleurs » dans ses îles lointaines, tout en restant français ?


[20] Voir annexe 10 : Travail et Économie en Polynésie.

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