2009 - Brunel

Rouru, succès et limites d’un « couvent » mangarévien au XIXè siècle

par Laurent BRUNEL


B.S.E.O. n°315/316 – janvier-juin 2009 - pp.59-67

Avant de quitter la région parisienne pour la Polynésie, je rendais visite au P. Couronne de la Congrégation des « Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie ». Celui-ci m'apportait ses lumières sur l'archipel lointain et m'offrait deux ouvrages, celui du P. Hodée sur Tahiti et celui de M. Delbos au sujet des constructeurs de cathédrales aux Gambier[1]. Au détour d'un chapitre, l'épisode de Rouru attira mon attention car il se rapprochait de mes recherches sur le contact inter-religieux de terrain dans le Vietnam du XIXè siècle. Comme dans le Trung Ky et le Bac Ky[2], il avait existé aux Gambier, avant l'arrivée de l'administration coloniale, une présence de sœurs autochtones : le couvent de Rouru à Mangareva.

Mais comment était ce couvent ? Comment y vivaient les sœurs et quelles étaient leurs activités ? Enfin, quelles avaient été leurs relations avec les missionnaires puis avec les autorités françaises ? Fort de ces interrogations, je prospectais les bibliothèques et les archives de Papeete et les élèves mangaréviens que j'avais en classe me contaient la mémoire de Rouru dont je voulais ébaucher l'histoire.

Commencé comme un espace agricole, Rouru devint un « couvent », symbole du succès de l'évangélisation de l'archipel. Il fut aussi un lieu d'éducation pour la jeunesse féminine selon les désirs de la régente Maria-Eutokia, et parfois un contre-pouvoir autochtone. Mais ces succès ne doivent pas faire oublier, que le « couvent » ne perdura guère plus d'un gros demi-siècle, qu'aujourd'hui le débroussage est nécessaire pour en visiter les ruines et que la politique éducative des « sœurs » mangaréviennes fut globalement un échec.

Les actions, parfois contradictoires, des R.P. Liausu, Laval et de leurs successeurs, les attentes et les obligations des populations autochtones font de Rouru une aventure singulière au bilan néanmoins mitigé. C'est donc à ce bilan que l'on doit s'intéresser en mettant tout d'abord en avant les succès mais aussi en abordant les causes de son échec final.

Quand le promeneur de Mangareva ou le lecteur des ouvrages de M. Delbos ou du P. Laval pense à Rouru, c'est d'abord l'image d'un complexe architectural qui se présente à leurs yeux ou à leur imagination. Rouru fut, et est encore aujourd'hui, un espace de construction en dur.

Sur la parcelle G14 d'un plan au 1/5000è appartenant au dossier G3-1119 sis dans les archives de l'évêché de Papeete, on peut voir un parallélogramme représentant l'aire du « couvent ». Délimité, lors de l'enregistrement des biens de la mission, selon les renseignements fournis par le R.P. Ferrier comme un espace : « muré au sud où l'enclos mesure 180 m, à l'est où il est de 130 m, à l'ouest de 150 m. La montagne (servant) de mur au nord sur une longueur de 180 m. »[3]

Il représente donc un espace de près de 3 ha, ce que le P. Laval confirme[4], clos de murs et percé par une porte monumentale, de 4 m de haut sur 5 m de large et 2 m d'épaisseur à linteau cintré, à laquelle on accédait par une allée bordée d'orangers. À l'intérieur, on pouvait découvrir neufs constructions, dont trois principales, les autres de tailles et de destinations diverses. Selon le récit du Capitaine Brandela, corroboré par le P. Laval, la maison principale fut construite en premier. Elle était assez vaste pour accueillir plus de soixante jeunes filles dans un dortoir au premier étage[5] alors que le rez-de-chaussée était divisé en quatre pièces, « un bel appartement avec croisée sur le pignon, de deux autres sur le devant et une sur l'arrière. »[6] Ces pièces pouvaient servir de salle d'étude, de réfectoire, de salle pour les travaux de couture puis, quand la fonction de couvent fut plus affirmée, de salle du chapitre. À côté de ce bâtiment achevé en 1842 s'éleva : « un autre disposé de la même manière pour les petites filles du peuple que (les sœurs mangaréviennes) élèvent. Perpendiculairement à ces bâtiments est une fort jolie chapelle... sur la même ligne que la chapelle, et y attenant, est un hôpital pour les malades. »[7]

On sait aussi, par le P. Laval, qu'entre la chapelle et la pièce-hôpital, le P. Cyprien s'était fait aménager une chambre pour assurer plus facilement ses fonctions d'aumônier auprès des « sœurs »[8] et des malades. Mais le P. Cyprien dût bientôt, sur les conseils pressants de son évêque, délaisser ce logis pour se rapprocher des autres missionnaires[9]. Outre ces trois bâtiments principaux, on connaît l'existence d'autres constructions de tailles plus réduites : un puits, des cabinets, une citerne, une lingerie ou remise. Bref, un ensemble montrant clairement le succès de l'action missionnaire, l'orientation chrétienne de la population et sa capacité à bâtir en quelques années un ensemble conséquent. Rouru se composait donc d'une part, de bâtiments en dur et d'autre part, d'espaces agricoles intra-muros. On a glosé sur le despotisme missionnaire engageant les populations dans des projets pharaoniques coûteux en vies. Certes, la direction du P. Laval ne fut pas toujours tendre et le code qu'il prépara ne peut être taxé de laxisme. Mais la population participa à l'œuvre d'érection des édifices tant sous la pression missionnaire que par volonté propre. Une poignée de missionnaires ne pouvait, sans acceptation au moins tacite de la majorité de la population, imposer près de trente ans de constructions. Rouru devant être un lieu de prières, on construisit dans l'enceinte une chapelle qui fut bénie en 1850. Mais il ne faudrait pas parler de l'ensemble architectural de Rouru sans mentionner d'une part, le cimetière hors les murs et d'autre part, la chapelle Ste Agathe[10] proche de l'église de Rikitea, qui permettait aux pensionnaires de Rouru d'avoir un havre pour dormir la nuit du samedi au dimanche avant d'aller aux offices. Il ne subsiste aujourd'hui que la tour de cet édifice mais on peut supposer qu'il existait un bâtiment d'habitation qui la jouxtait. Le 22 mai 1862, la remise des clefs de la porte monumentale à la sœur portière mettait fin à vingt -six ans de travaux qui avaient doté l'île de Mangareva d'un ensemble architectural prestigieux mais aussi d'un espace de refuge pour les jeunes filles des Gambier.[11]

Aujourd'hui encore, lorsque l'on questionne les habitants de Mangareva sur l'utilité passée de Rouru, on obtient comme réponse la nécessité d'empêcher les filles de « traîner dans les rues »[12]. Rouru doit donc aussi être considéré comme un espace de protection de la jeunesse féminine. La protection s'étendant non seulement à l'encontre des marins en bordée ou des commerçants français en mal de compagnie mais plus généralement envers les dangers divers que pouvait courir une jeune fille dont la famille intégrait les préceptes moraux du christianisme.

On place souvent l'origine de Rouru dans la volonté des filles de Mangareva de ne pas perdre le temps en allers-retours champs maison lors des premières compétitions de défrichement de l'île. Ramener le premier groupement féminin à des causes de pratiques culturales est certes possible mais cela minore le rôle du P. Cyprien Liausu. C'est autour de lui, et sous sa protection, que se placèrent les jeunes filles. En se regroupant à part, elles gagnèrent ainsi une certaine indépendance vis à vis de leurs parents et des pesanteurs de la tradition. Quelques années plus tard, dans le dortoir, à Rouru dont l'altitude protégeait des grosses chaleurs, elles pourront espérer jouir d'une certaine sécurité tant envers les avances trop pressantes de prétendants qu'envers la maladie car le P. Cyprien avait des connaissances médicales[13]. Le dortoir était confortable pour l'époque et le lieu. Le plancher était en parquet, les lits avaient une double natte tressée avec des couvertures de laine et parfois des draps en indienne[14]. Dans un espace plus frais, les jeunes filles de Rouru étaient protégées par le P. Cyprien puis, après son départ, par le P. Laval. Celui-ci n'hésitait pas par ailleurs à cloîtrer à l'abri des hauts murs de Rouru la population féminine de l'île lors des passages de navires ou à dispenser les « sœurs » de messes de jours à St Michel à Rikitea pour les soustraire aux tentatives d'avances peu chrétiennes de la part des soldats français stationnés dans l'île. Ainsi, les Gambier furent très longtemps exempts des épidémies de syphilis qui endeuillaient tant les autres îles de Polynésie et du Pacifique.

Protégées, les « sœurs » pouvaient s'adonner pleinement à leurs devoirs religieux. Et le P. Laval d'écrire « aujourd'hui (1842), c'est une véritable communauté qui n'attend que l'agrément de la supérieure de Paris, Mme Françoise, pour être agrégée à la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. »[15] Cet agrément ne devait jamais avoir lieu. Mais une adoration perpétuelle avait lieu dans la chapelle et dès 1847, le rituel était calqué sur celui de Picpus. Après 1863 la supérieure portait un manteau rouge et l'adoration se faisait en procession avec prières, récitations du chapelet et invocations.[16] Lors des messes à St Michel de Rikitea, les femmes de Rouru ne se différenciaient pas de la population locale. Le « costume (des femmes de Rouru était) à peu près celui des femmes du peuple, elles (avaient) une pèlerine de la couleur de leur robe, des cheveux épars comme toutes les Mangaréviennes. »[17]

Et comme à Tahiti, « elles portaient des robes longues du cou aux pieds. »[18] Seule restriction à la tenue des « sœurs » mangaréviennes, des sœurs de St Joseph de Cluny, de passage à Rouru, auraient désiré que « les cheveux des jeunes femmes soient au moins tressés parce que cela aurait l'air plus propre. »[19] Donc Rouru, comme Mangareva, s'inscrivait bien dans cette ère de rigorisme missionnaire qui englobait la Polynésie tant catholique que protestante.

Ainsi Rouru avait une vocation de couvent, espace de prières et espace de sûreté. Mais pour les autorités mangaréviennes, Rouru devait aussi et surtout être un espace d'éducation. Aussi, la régente Maria-Eutokia précisa, lors de l'établissement de l'acte de possession des « maisons de pierres, des terres plantées d'arbres à pain, des champs et des plantations de taros (que), le but de la Communauté des Sacrés Cœurs est d'élever les jeunes filles de l'archipel. »[20]

Il était aussi stipulé dans le même document que le droit de propriété était établi en faveur de l'évêque, des prêtres mais que si la communauté (des Sacrés Cœurs) venait à disparaître, l'évêque pourrait disposer des terres mais jamais en faveur des ses parents ou de ceux des prêtres, enfin, que l'usage des lieux était dévolu à l'éducation des jeunes filles. Et le P. Janeau de noter en 1903, alors que le couvent va fermer, « … le couvent de Rouru, c'était des institutrices pour quelques deux cents petites filles à cette époque (1850-1860). Il fallait bien garder et instruire les enfants qui ne pouvaient pas venir des îles tous les jours. »[21]

Et le P. Laval complète : « Rouru est notre bras droit, pour l'entretien du linge de sacristie et l'éducation des petites filles ».[22] Rouru fut donc bien un lieu de résidence et d'éducation pour la jeunesse féminine des Gambier. Mais qu'y apprenait-on ?

« Sous la direction du P. Cyprien, aidé par quelques jeunes personnes retirées du monde dans le dessin de vivre le célibat... cent cinquante petites filles (étudiaient) la lecture, l'écriture, le chant, l'agriculture, la piété, en un mot à être de bonnes mères de familles. »[23]

Outre la question de l'encadrement par les « sœurs » dont le nombre, faute de vœux perpétuels, pouvait varier fortement, il est nécessaire de s'interroger sur la langue d'enseignement. Il est peu douteux que la langue mangarévienne fut largement utilisée tant comme langue vernaculaire que comme langue d'étude. Le peu de livres en français, leur rapide détérioration due aux conditions climatiques, leur traduction en langue locale tend à faire penser que la langue mangarévienne fut favorisée d'autant que de nombreux chants d'église étaient déjà dans cette langue. Et quelle mère de famille à Mangareva avait besoin de la langue française pour s'occuper de sa famille ? Aussi, à leur arrivée, les autorités françaises déplorèrent l'incapacité des jeunes filles à écrire et lire en français[24]. Car, plus utiles aux yeux des missionnaires étaient les exercices de piété. Certains leur ont reproché, par la suite, leurs excès de zèle dans ce domaine[25]. Ils n'étaient en fait que dans leur rôle. Les temps étaient ceux du revival protestant et de la rechristianisation catholique par des missionnaires éduqués par des Pères ayant vécu les affres de la Révolution Française. De plus, ces critiques avaient lieu en des temps d'anticléricalisme qui étaient, de loin en loin, objet d'exportation dans les colonies. Se greffait aussi, pour les autorités françaises, la déception de ne pas trouver à Mangareva, comme dans d'autres colonies lors de l'arrivée en force des autorités métropolitaines, le personnel dévoué et bien formé en langue française, donc tout de suite opérationnel et rendant le truchement des missionnaires inutile.

A contrario, un peuple de catholiques était en train de prendre forme et les « sœurs » de Rouru l'encadraient pour une part. Les « sœurs » mangaréviennes s'occupaient donc de l'instruction religieuse des jeunes filles, les préparant à la confirmation, aux communions privée puis solennelle[26]. Le dimanche, elles les accompagnaient à l'office et aux exercices de catéchisme durant lesquels la population, groupée par sexe, s'opposait en questions-réponses[27]. Il existait de même un concours inter-îles lors des fêtes royales. Lors de ces « jeux floraux de Mangareva ", des passages d'Évangile étaient chantés par les équipes représentant leur île respective[28]. Cette méthode pédagogique ne fut pas spécifique aux Gambier car on la retrouve plus tard utilisée par les membres d'autres sociétés missionnaires, les M.E.[29]. et les Frères Prêcheurs, au Vietnam, lors des rencontres organisées par Mgr Sohier ou par Mgr Diaz.[30]

Dans ce pensionnat ou au « couvent », elles étaient formées à la filature et une quenouille était positionnée à la tête des lits du dortoir[31]. Ainsi, une division sexuée du travail tendait à exister dans l'île. Les filles se consacraient à la filature, à l'entretien du linge d'autel et les garçons au tissage et à l'aide aux missionnaires pour les affaires du culte. Mais cette division n'était pas chose nouvelle. Rouru trouve son origine dans un concours de plantation. Un groupe de néophytes féminines, sous la direction du P. Cyprien, avait défriché le plateau sur les flancs du mont Duff alors que l'équipe de garçons était dirigée par le P. Laval[32]. Ce fut la construction de cases par l'équipe féminine qui donna au P. Cyprien l'idée de créer une institution pour éduquer les jeunes filles, comme l'avait fait son frère à Vaylas dans le Lot[33]. Mais cette institution devait tendre à une certaine autonomie alimentaire, donc les plantations furent de tous temps associées à la vie quotidienne de Rouru et le « couvent » prit des allures de centre agricole avec ses champs de taro, ses plantations d'arbres à pain et ses orangers[34].

Devant une telle volonté de la part des missionnaires en général et du P. Cyprien Liausu en particulier, couplée à la réponse enthousiaste d'une large partie de la population locale, on pourrait penser que le « couvent » pensionnat, école, ferme, filature de Rouru fut un éclatant succès. Or l'expérience ne dura pas un siècle alors que les « Amantes de la Croix » vietnamiennes, malgré les persécutions des XIXè et XXè siècles sont toujours actives de nos jours[35]. On se doit donc de rechercher des raisons pour tenter d'expliquer l'échec de cette expérience particulière que fut Rouru.

Certes, les débuts de Rouru furent placés sous des auspices favorables. « Le Père Cyprien s'occup(ait) tout spécialement de son pensionnat de jeunes filles de Rouru à Mangaréva. »[36] Mais il dut aussi s'opposer aux autres missionnaires pour permettre la construction des premiers bâtiments alors que le chantier de la cathédrale St Michel n'était pas termine[37]. Plus tard, M. Blanc proposa la translation des « religieuses » sur la côte pour installer un séminaire dans les bâtiments de Rouru[38]. La présence du P. Cyprien était donc nécessaire à la bonne marche de l'établissement or il devait quitter les Gambier pour retourner en France en 1855 et y mourir.

De plus, sous la douce surveillance spirituelle du P. Cyprien, les « sœurs » de Rouru avaient pris de l'assurance d'autant que leurs traditions leurs garantissaient une certaine autonomie face aux missionnaires. Le P. Laval s'en plaignait amèrement :

« Les sœurs avaient pour ainsi dire, tout droit. Lui seul (le P. Cyprien) devait les confesser... De même, il n'était permis à aucun prêtre de leur donner une admonestation, sans quelles allassent jeter de hauts cris... Le Père les avait faites trop indépendantes des prêtres de la mission. »[39] Ainsi, lorsque le P. Guilmard critiqua « l'orgueil de couvent », la mère supérieure, qui était élue par les autres sœurs, alla se plaindre au P. Cyprien qui ne put faire d'ailleurs grand' chose face à son coreligionnaire[40], Plus rude fut la passe d'armes entre le P. Laval et la supérieure du couvent lors de la procession du jubilée de 1848. Le P. Laval et sa suite furent interdits d'entrée dans l'enclos de Rouru. Ils ne purent accéder à la chapelle qui avait été prévue comme station pour la procession.

« Il nous fut signifié assez hautainement que nous (le P. Laval et la procession) devions nous contenter du réduit qui donne en dehors de l'enclos et que l'on appelle la chapelle des étrangers. »[41]

Aucun homme ne devait pénétrer dans le couvent. Mais ne faut-il pas aussi voir dans cet éclat une certaine rancœur après le départ du P. Cyprien de sa « chambre » de Rouru ? On doit donc constater une volonté d'autonomie et une grande force de caractère de la part de cette mère supérieure et on comprend mieux ainsi la prudence du P. Laval, devenu confesseur de Rouru et supérieur de la mission après le départ du P. Cyprien, il opéra par étapes pour qu'enfin « Rouru, l'insoumise (revienne) peu à peu à (son) autorité. »[42] Plus grave encore fut le conflit entre le « couvent » et une famille locale soutenue par les missionnaires. Les religieuses refusaient de rendre à la famille une fillette sous prétexte que cette dernière voulait rester à Rouru[43]. Malgré la menace de jeter l'interdit sur Rouru, les religieuses tinrent bon et l'enfant ne fut rendu à sa famille que quelque temps plus tard. Il y eut donc une réelle revendication d'autonomie de la part de sœurs mangaréviennes et cela ne dût pas favoriser leurs bons rapports avec des missionnaires élevés dans la tradition patriarcale européenne.

Cette autonomie était d'autant plus forte qu'elle se nourrissait d'une certaine indépendance économique. Le couvent, sans être riche, avait la jouissance de plantations. Les familles des élèves devaient subvenir en partie à l'entretien de leurs enfants en fournissant les repas et un baril de nacre par an. Par ailleurs, si les missionnaires ne pouvaient faire de commerce, il n'en était pas de même pour Rouru malgré l'opposition du P. Laval. Rouru pouvait avitailler les navires de passage et vendre la nacre donnée par les parents d'élèves[44]. Et c'était sans compter les travaux de filatures et de tissages qui pouvaient assurer une certaine autarcie vestimentaire. Autonomie, autarcie, on comprend que de tels aspects ne firent rien pour favoriser le soutien indéfectible de certains missionnaires lorsque les épreuves s'abattront sur Rouru. Mais il ne faut pas trop dénigrer le P. Laval car, lorsque Rouru fut en butte aux exigences des autorités françaises, il défendit le « couvent » avec beaucoup d'ardeur. À l'automne 1865, la présence française s'intensifia à Mangareva. Le commissaire impérial de la Roncière, de passage sur l'île, voulut visiter Rouru et donc y pénétrer. Son passage à l'infirmerie, accompagné de son État-Major, provoqua un sauve qui peut parmi les « sœurs », En septembre suivant, c'était le Résident par intérim, le Lieutenant Laurencin qui voulut pénétrer dans l'enceinte de Rouru. Il était à la recherche de bâtiments susceptibles d'héberger un détachement de militaires. Il peut, pour le moins, paraître curieux de vouloir loger des soldats dans une enceinte religieuse mais il est probable que Rouru possédait les seuls bâtiments en dur convenant à cet effet et que le militaire n'alla pas chercher plus loin, surtout s'il était touché par une pointe d'anticléricalisme pourtant peu développée dans la « Royale ». De toute façon, les portes restèrent fermées et un soldat dût sauter le mur d'enceinte alors que les pensionnaires de Rouru assistaient aux vêpres[45]. Ce n'était pas un motif grivois qui motivait l'officier mais une nécessité militaire même si elle peut paraître mal fondée. En tout état de cause, Rouru était encore vu comme un espace de contestation de l'autorité, mais civile cette fois. Aussi, avec le soutien des missionnaires, une partie de la population établit des tours de garde autour du « couvent ». Rouru n'était donc plus le lieu paisible où les jeunes filles de Mangareva pouvaient se retirer un temps pour fuir qui un beacbcomber, qui un Mangarévien trop pressant ou une famille trop pesante.

Plus grave encore pour la réputation de Rouru fut l'évolution des relations franco-mangaréviennes dans les années 1860. Ainsi le P. Laval dénonce les soldats français qui viennent danser sous les murs de Rouru en appelant des novices à venir se joindre à eux[46]. Rouru, de lieu de protection devenait pour certains, un réservoir potentiel de compagnie féminine. Il fallut encore une fois la présence de rondes de la part des familles pour faire reculer les ardeurs militaires. Mais le mal était fait et quelques « sœurs » quittèrent Rouru pour retrouver la vie laïque chez leurs parents. D'autres, finalement, choisirent de s’unir à des commerçants. En 1851, quelques trente six pensionnaires avaient quitté Rouru pour aller vivre avec des commerçants français fraîchement arrivés et esseulés. En 1868, on a même le cas d'une novice qui recrutait pour le compte de ses frères et qui fut à l'origine d'une quinzaine de défections[47].

Rouru se vidait donc par à-coups suite aux pressions de l'extérieur que ne pouvaient plus contrecarrer des missionnaires vieillissants. Mais, à ces causes bien humaines, il faut aussi ajouter le drame que furent les chocs bactériologiques. En moins d'un siècle la population des Gambier fut divisée par quatre. De quelques deux mille quarante et un habitants en 1838, la population chuta à près de cinq cents en 1896[48]. Le recul ne fut pas constant mais il marqua profondément les îles. Les jeunes mangaréviennes ne furent pas épargnées au point que le P. Laval incriminait l'insalubrité du lieu. On peut s'étonner d'une telle affirmation car on ne comprend pas pourquoi le P. Cyprien, qui avaient des connaissances médicales, ne s'en serait pas aperçu dès le début de l'installation et aurait accepté d'ériger son oeuvre privilégiée dans un espace malsain. Ne faut-il pas plutôt incriminer des causes plus exogènes comme les épidémies provenant des navires en rade, dont l'ampleur était aggravée par la promiscuité dans laquelle vivaient les « sœurs » ? Ainsi en fût-il lors de l'épidémie de gale chinoise de 1865. Ou alors, il faut penser à la consommation de farines avariées qui provoqua une centaine de morts dans les années 1840. Enfin, la surmortalité féminine qui frappa les Gambier dans les années 1880 sonna probablement le glas d'un Rouru déjà bien éprouvé. Le « couvent » avait failli à son rôle de protection et les missionnaires s'étaient peu à peu habitués puis désintéressés de ses problèmes. Les autorités ecclésiastiques peinaient aussi à assurer la direction du bon entretien des locaux au point qu'aujourd'hui, quelques Mangaréviens leur attribuent la fin du « couvent »[49].

Néanmoins, il ne faut pas incriminer trop rapidement les Pères de Picpus mais plutôt rechercher des causes plus sociales. Rouru répondait de moins en moins aux espérances des Mangaréviens et l'enthousiasme du début s'essoufflait.

Rouru fut toujours un couvent un peu particulier. Même si certains appelaient de leurs vœux l'agrément de la congrégation ou louaient les ressemblances avec des couvents métropolitains[50], il faut noter que les vœux prononcés par les sœurs ne furent jamais perpétuels. On lit ainsi qu'en 1857, encore au fort de l'attraction de Rouru, « il y a quelques (jeunes filles) qui prennent la vie religieuse au sérieux et font des vœux... de six mois ou un an au plus ».[51] La population des sœurs, décimée parfois par des épidémies, était donc fluctuante. Et si, au début, la personnalité d'un Cyprien Liausu avait permis que « soixante dix-huit jeunes filles vivent ensemble sous la forme d'une maison religieuse sans qu'elles soient liées par aucun engagement »[52], une fois le Père parti et les difficultés du temps amoncelées, le souffle diminua d'autant que Rouru se dépeuplait dangereusement.

Si, durant les années 1840, on relate le passage à Rouru de religieuses de St Joseph de Cluny qui aidèrent à l'apprentissage de la couture et à la confection d'une robe royale[53], le naufrage du « Marie-Joseph » en 1843 et la disparition des sœurs qui auraient dû être destinées aux Gambier, hypothéqua gravement l'avenir de Rouru.[54]

Faute de personnels qualifiés, les « sœurs » mangaréviennes allaient s'étioler face aux difficultés et à la surmortalité féminine. 30 % des effectifs disparurent dans les années 1840 puis se stabilisèrent aux alentours d'une soixantaine de « sœurs » au début des années 1850 avant de s'effondrer pour atteindre quatre sœurs en 1886. Les sœurs de St Joseph de Cluny ne mirent pas fin à Rouru mais tentèrent de relancer l'action éducative que Rouru ne pouvait plus assumer. En 1892, trois sœurs clunisiennes s'installèrent à Mangareva, avalisant ainsi l'échec des sœurs mangaréviennes dont le couvent était déjà en ruine, Vieilli, dépassé, de mauvaise réputation sanitaire, Rouru dépélissait. Son pouvoir d'attraction sur une jeunesse en quête de service et de reconnaissance sociale s'effritait. À la fin du siècle, on cite encore la présence de trois sœurs alors que les enseignantes mangaréviennes avaient disparue.[55] Aux Gambier comme en Indochine, l'accent était mis sur l'éducation des garçons que les missionnaires rêvaient de voir un jour intégrer le séminaire. Il fallait développer aussi l'apprentissage du français qui permettait d'avoir des employés plus opérationnels auprès des commerçants locaux et des interprètes pour l'administration. Et pourquoi envoyer ses filles à Rouru alors que d'autres sœurs étaient en charge de l'enseignement et que les dernières sœurs mangaréviennes bien vieillies montraient leurs lacunes ? Ainsi, lors de la délimitation en 1898 des terres diocésaines, la sœur mangarévienne Godberte fut incapable de signer le document cadastral par autre chose qu'une croix[56]. Elle était une des dernières sœurs encore survivante à la fin du siècle.

Décimée par les épidémies ou les empoisonnements alimentaires, harcelées par des prétendants français, n'ayant jamais pu stabiliser par des vœux définitifs ses effectifs, peinant à recruter face à la dépopulation des îles, n'ayant pu trouver un nouveau souflle faute d'apport à temps de sang neuf et n'ayant plus le soutient paternel et indéfectible de son fondateur, la communauté de Rouru déclinait durant ce dernier quart du XIXè siècle. Si l'ex-régente Maria-Eutokia honorait encore le « couvent » en s'y retirant pour y décéder en tant que novice en 1869[57], M. Blanc n'était plus aidé pour s'occuper des classes de filles de l'archipel en 1884 que par d'anciennes religieuses, d'anciennes sœurs de Rouru, probablement mariées.[58] En 1885, il ne restait que quatre religieuses au couvent et un seule en 1898, probablement la sœur Godberte[59]. Le couvent de Rouru s'éteignit faute de postulantes car il ne répondait plus à la demande de la population ruangarévienne.

Au pied du Mont Duff sur l'île de Mangareva dans l'archipel des Gambier, on visite encore de nos jours les restes de ce qui fut une des expériences missionnaires des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie les plus accomplies du début du XIXè siècle polynésien. Nostalgie des ruines, souvenirs d'une aventure grandiose, symbole de la foi des Gambier, le « couvent » de Rouru fut bien plus qu'un couvent, ferme, école, pensionnat et contre pouvoir envers les missionnaires et les autorités françaises. Il grandit à l'ombre de l'évangélisation à laquelle il prit part mais ne sut pas se réformer à temps ni montrer assez de constance face aux difficultés du temps. L'arrivée trop tardive d'une relève féminine mieux formée et plus volontariste, le moindre intérêt de la part de missionnaires vieillissants et en trop petit nombre pour s'en occuper totalement ne permirent pas à Rouru de survivre aux débuts du XXè siècle et à un colonialisme plus anticlérical. Le P. Laval, malgré sa rudesse, n'était plus là pour tenter de contrebalancer l'influence métropolitaine. L'époque de l'autonomie était révolue pour un temps. Décimé par les épidémies, peinant à s'intégrer dans la nouvelle donne coloniale, Rouru devait s'adapter ou mourir. Le XXè siècle sonna le glas du « couvent » déjà déserté mais les bâtiments, même en ruines, perdurent encore ainsi que le souvenir des « sœurs » mangaréviennes dans les mémoires des habitants des Gambier.



[1]   Hodée P. (1983), Tahiti 1834-1984, 100 ans de vie chrétienne en Église, Paris Papeete, Ed. St Paul Paris Fribourg 702p. et Delbos J. P. 2002, La mission du haut du monde, la fantastique aventure des hâtisseurs de cathédrales dans l'archipel des Gambier, éd. de Tahiti, Tahiti, 207p.
[2] Centre et nord de l'actuel Vietnam.
[3]   Archives de l'évêché de Papeete, documents Janeau.
[4]   Laval H. 1968, Mémoires pour servir à l'histoire de Mangareva, ère chrétienne 1834-1871, p. CXV Ed. Société des Océanistes n°15, Paris, 667p.
[5]   Lettre du capitaine Brandela à la Societé de l'Océanie, 19 juillet 1850, in Bulletin de la Société de l'Océanie, pp. 78-79, 1851.
[6]   Lettre du P. Cyprien aux Très Révérends Pères, 9 janvier, 1845.
[7]   Lettre du Capitaine Brandela, à la Société de l'Océanie, 19 juillet 1850, in Bulletin de la Société de l'Océanie, pp. 78-79, 1851.
[8]   H. Laval, op. cit, p. 206.
[9]   Ibid., p.153.
[10]  H. Laval, op. cit, p.CXV.
[11]  De plus amples précisions sur les constructions de Rouru se trouvent dans les travaux de M. Delbos sus référencé.
[12]  Mini enquête orale effectuée à Mangareva en mars 2007.
[13]  Lettre du P. Janeau aux Très Révérends Père, 19 mars 1903.
[14]  Lettre de M. Henri à Mgr Doumer, 7 mai 1851.
[15]  J.P. Delbos, op. cit. , p.84.
[16]  Ibid., p 181.
[17]  Lettre du Capitaine Brondela, op. cit.
[18]  Lettre de M. Henri à Mgr Doumer, 7 mai 1851.
[19]  J. P. Delbos, op. cit., p. 107
[20]  Acte de donation fait par la régente, Doc. 6385, 1864, Archives de l'archevêché de Papeete.
[21]  Lettre du P. Janeau aux Très Révérend Père, 22 juin 1852.
[22]  H. Laval, op. cit. p. 557.
[23]  Lettre du P. Blanc à Mgr Jaussen, 22 juin 1852.
[24]  Rapport du Résident Mariot, 22 fév. 1874.
[25]  F. Vallaux, Mangareva et les Gambier, p. 99.
[26]  H. Lavai, op. cit., p. 291.
[27]  Lettre de M. Henri à Mgr Doumer, 7 mai 1851, Annales de la Propagation de la Foi, 1852.
[28]  Ibid.
[29]  Missions ÉtrAngères de Paris. C'est un ordre missionnaire chargé de l'évangélisation de l'Extrême·orient.
[30]  L Burel, La commune vietnamienne au XIXè siècle, un compromis entre commune traditionnelle et modernité, Péninsule, 1997, p.21.
[31]  J. P. Delbos, op. cit. , p.141.
[32]  Annales des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, sept. 1836.
[33]  J P. Delbos, op. cit. , p.43
[34]  Lettre du P. Cyprien, 9 janvier 1845.
[35]  Enquête orale faite dans le delta du fleuve Rouge et à Huê dans le centre et le nord du Vietnam durant l'été 1995. Cf. analyse L. Burel 1997 : Les contacts protocoloniaux franco-vietnamiens en centre et nord Vietnam, 1856-1883, Presse du septentrion.
[36]  J. P. Delbos, op. cit., p. 66.
[37]  Ibid, p.67.
[38]  Lettre de N. Blanc à Mgr Jaussen, 30 octobre 1849, Archives des Sacrés Cœurs, dos. 60/2.
[39]  H. Laval, op. cit., p.261.
[40]  Ibid.
[41]  Ibid.
[42]  Ibid., p. 310.
[43]  H. Laval, op. cit, p. 302.
[44]  Rapport du Cdt de la Motte Rouge, 23 janvier 1871.
[45]  Archives des Sacrés cœurs de Jésus et de Marie, dos. 60/2, 1865.
[46]  H. Laval, op. cit, p.262.
[47]  Ibid., pp. 110 et 578.
[48]  F. Vallaux, op.cit., p.99.
[49]  Mini enquête orale aux Gambier, avril 2007.
[50]  H. Laval, op. cit., p. 242.
[51]  Le Médiateur de la flotte, 1857 provient de la copie d'un article de la revue « Le moniteur de la flotte », dossier 64 des Archives des Sacrés Cœurs à l'archevêché de Papeete.
[52]  Lettre du P. Cyprien aux Très Révérend Père, 9 janvier 1845.
[53] J. P. Delbos, otuit; p. 89.
[54] P. Hodée, Tahiti, 1834-1984, p. 199.
[55] F. Vallaux, op.dt. p. 99.
[56] Archive de l'évêché de Papeete, dos. G 3·1/9.
[57] H. Laval, op. dt., p.611.
[58] Lettre de N. Blanc, 28 nov. 1884.
[59] Lettre de N. Blanc, 19 sept. 1885 et lettm de G. Eich, 23 av. 1898.

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