1986 - S'engager pour la Paix

Lettre Pastorale

"S'ENGAGER POUR LA PAIX"

Face aux impasses de la vie : le Carême

 

Nous vous proposons ici la lecture d’une lettre pastorale de Carême de Mgr Michel COPPENRATH de 1986… qui reste d’une grande actualité.

Le Pape dans son message du 1er janvier dernier dit : « Au commencement de cette nouvelle année m’inspirant du Christ, le Prince de la paix, je renouvelle mon engagement et celui de toute l’Église catholique pour la cause de la paix ». Avec le Pape, en cette année de la Paix, que chaque catholique de Polynésie, l’Église tout entière renouvelle son engagement pour la Paix.

Cette lettre (pastorale) nous aidera à comprendre ce qu’est l’engagement chrétien pour la paix, spécialement sur nos îles. Face aux impasses de la vie, le Carême nous trace une voie vers la Paix.

Des hommes et des femmes qui parfois ne font même pas profession de christianisme, lorsqu’ils défendent la cause de la paix, jeûnent ou font la grève de la faim. Ils ont retrouvé spontanément le lien qui existe entre jeûne et paix, et nous catholiques de Tahiti, serons-nous capables de trouver le lien entre Carême et Paix ? Pour cela faisons du Carême 1986 une expérience spirituelle pour retrouver le goût et l’espoir de la Paix.

 

La paix est notre engagement

UN DON

Notre Seigneur Jésus-Christ nous parle de la paix comme d’un don qu’il confie à ses disciples. Au moment de son départ, Jésus livre à ses apôtres son testament. Il leur dit : « Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble pas, ne s’effraie pas ». Jésus va rejoindre son Père. Sa passion a commencé, et ses disciples sentent l‘épreuve approcher. Jésus se conforme en tout à la volonté de son Père. Il y trouve sa joie, sa paix tellement précieuse qu’il veut communier aux siens. Dans la bouche de Jésus, le mot paix se confond avec l’union à la volonté de Dieu. La vraie paix, la paix qui ne passe pas comme celle du monde est un « don divin » que la communion à Dieu procure. La paix du monde que Jésus lui oppose ne vient provisoirement que des satisfactions matérielles et terrestres.

UN DÉFI

Ce don ne nous dispense nullement de travailler à construire la paix sur terre, à l’établir entre les hommes. C’est le second aspect de l’enseignement de Jésus. Impossible de jouir d’une paix intérieure, du don de Jésus, si autour de nous, nous laissons les hommes se haïr, se battre, ou se préparer à se faire plus de mal encore ! Aussi sur la montagne, très solennellement, Jésus nous invite : « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu ». L’évangile de Jean et de Matthieu se font écho. Il y a une continuité entre posséder la paix venue de Dieu et construire « un monde de paix ». La béatitude comporte ce lien entre recevoir ce qui vient de Dieu et bâtir ce que Dieu donne aux hommes à construire. Quand le Pape nous demande de renouveler notre engagement pour la paix, il nous demande pratiquement de ne pas enfouir ce talent reçu, mais de le faire fructifier ; de ne pas enfermer la paix dans le champs clos de notre petite vie, mais de la libérer, afin qu’elle parcourt les cœurs comme un message.

UN PARADOXE DÉROUTANT

La mission que Jésus nous confie est déroutante. Le Christ n’a-t-il pas dit : « N’allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur la terre, mais bien le glaive… ». Jésus n’annonce pas la fin des guerres, des révolutions, des tueries ou de toutes les tragédies humaines. Il annonce le rôle de son Esprit ou de sa parole qui agissent comme un glaive, et dont les effets sont parfois les mêmes que celui d’un glaive car il oppose les personnes d’une même famille, les gens d’une même maison, et on peut ajouter les citoyens d’un même peuple. L’Évangile n’est pas neutre, Jésus est toujours « signe de contradiction ». La personne humaine est sacrée, la vie est sacrée, paix et justice se tiennent et ne vont jamais séparées, la violence est bannie et le racisme aussi, toute méthode ou l’acceptation d’une situation qui inclut l’oppression, la violence physique ou morale, sont proscrites, la guerre anti-cité est condamnée ou tout acte de guerre anéantissant de vastes régions et leurs populations. C’est un crime contre l’humanité… la route du chrétien à travers le monde est étroite, mais elle est balisée. Route balisée sans sécurité car en la suivant on se fait beaucoup d’ennemi ! Mais remercions le Seigneur de savoir au moins ce qu’il ne faut pas faire, pas accepter. Remercions-le aussi de connaître les 3 racines de la paix : le dialogue, le partage et la solidarité. Toute paix est vaine si elle ne s’accompagne pas d’un bout à l’autre de leur pratique ; l’apprentissage en est long, la pratique difficile, leur maîtrise fort rare.

Ces maîtres mots qui mettent en action tout l’homme frappe de plein fouet notre égoïsme et notre orgueil. Et plus encore ces 3 mots s’en prennent à nos peurs majeures, peur de rencontrer l’autre, crainte de donner, lâcheté à prendre l’autre en charge.

 

Trois applications

Si c’est tout cela l’engagement pour la paix, et dans le monde entier, trouvera-t-il ici quelques applications ? Retenons-en 3 pour aujourd’hui.

LE DIALOGUE

Les périodes d’élections ne sont pas propices à la conciliation ; les luttes politiques ont leurs règles et qui s’étonnerait que les candidats ne se livrent à un jeu, passionné, du fait que des urnes et pour de nombreuses années, sortiront toutes les orientations à venir. Il semble cependant que l’absence de dialogue dans la classe politique ne rejoint pas du tout le désir naturel et fondé des habitants du Territoire de voir s’instaurer entre tous un dialogue. Il y a trop de questions graves, pour que, à leurs solutions, ne soient associées le plus grand nombre. Puisque c’est l’électeur qui choisit entre les candidats, qui s’étonnerait qu’à l’approche du scrutin d’une certaine crispation. Quelqu’un qui partage ces sentiments me disait que se trouvant sur une île où par hasard il y avait une réunion politique, il y est allé. Il y a pris la parole, non pour prendre parti, mais donner un solennel avertissement. « Dites et faites ce que vous voulez, vous faites votre travail, mais respectez les habitants de notre pays et ne les opposez pas. La paix vaut plus ». Le chrétien sent d’instinct ce qui tue brutalement ou à petites doses tout dialogue, rend impossible la paix. On peut tuer la colombe avec des mots.

LE PARTAGE

L’île de Tahiti est 11 fois plus petite que la Calédonie et a presque autant d’habitants qu’il n’y en a sur le « Caillou ». La densité de la population est plus forte sur l’île qu’en France. Encore faut-il se rappeler que la moitié des 1 040 km2 de Tahiti est inhabitable et pas cultivable. C’est l’augmentation de population jointe à l’exiguïté des terres et leur prix élevé les raisons majeures bien qu’inconscientes à beaucoup d’une nouvelle sensibilité du Polynésien à l’égard du sol. Il ne sert à rien de contester le passé, de s’adonner à  des manœuvres, de proposer l’ancien ou le nouveau droit qui n’est pas encore inventé. Aucune de ces pistes ne résoudra un problème majeur : loger une population qui double en 20 ans sur des terres de plus en plus exigües. Seule une reconsidération de l’occupation progressive sur de longues années des terres habitables pourra permettre aux familles pauvres de garder le contact avec le sol et la maison. Cela implique des prévisions justes, des investissements publics et par conséquent de nouvelles charges pour le reste de la population. Un apport trop rapide ou trop important d’émigrants d’au-delà des frontières de la Polynésie n’est pas souhaitable sur l’île principale. Le partage est là : prendre des mesures à longs termes qui impliquent des sacrifices immédiats. Sinon tôt ou tard un malaise se produira entre une population mal logée et une autre bien installée ; entre une génération qui aura eu de la chance et des jeunes qui n’en auront plus.

LA SOLIDARITÉ

Dans le diocèse depuis plusieurs années l’abstinence d’alcool les Vendredis notamment fait partie, sans que ce soit une loi, des pratiques du Carême. Il existe cependant pour beaucoup d’entre nous une obligation de renoncer à boire ou de se modérer. Trop d’alcooliques, d’ivrognes, de débauche, chez les jeunes et adultes, trop d’accidents graves ou mortels, trop de foyers brisés, de travailleurs perdant leur travail ! Nous nous sommes trop habitués à baisser les bras. L’abstinence partielle ou totale d’alcool sera de nature à montrer que les chrétiens sont conscients du mal qui ronge ce Territoire : « Notre mort est dans la bouteille ». Ce genre d’abstinence n’est pas d’ordre hygiénique, médicale, mais spirituel. Qui contrôle sa nourriture et sa boisson peut faire un vrai jeûne. Que les paroisses, les écoles, les associations portent aussi témoignage en renonçant à organiser les vendredis de Carême des fêtes. Soyons solidaires dans la vérité d’abord : tout le monde admet que la consommation d’alcool occasionne sur la population des ravages en cascades : maladies – drames familiaux – désordre social et avilissement des personnes. Soyons solidaires aussi en essayant de comprendre les victimes : l’alcoolique vit toujours un drame intérieur, et il n’y aurait pas tant de malades, si la société, elle-même n’était pas malade. La solidarité doit venir aussi des autorités qui délivrent des licences et fixent les taxes, de ceux qui fabriquent ou vendent de l’alcool, de ceux qui les transportent. La « Croix bleue » ; les « Alcooliques anonymes », le « Renouveau », la Légion de Marie pour ne parler que des associations du diocèse affrontent chaque jour ce fléau ; accordons leur notre appui, notre prière et si possible participons à leur action ? Ne laissons pas certains parents seuls devant le problème de leurs enfants, ou les enfants seuls devant le problème de leurs parents. Comme on fait sa prière chaque jour, c’est chaque jour que de plus en plus nombreux nous devons essayer de contenir, par nos initiatives l’inclination à boire de beaucoup de personnes. Les reproches ne servent à rien, une attitude résolument spirituelle et compréhensive fera beaucoup plus, surtout en famille.

L’expérience spirituelle du Carême

Le Carême, un temps de pénitence, une montée vers Pâques… autant d’expressions qui resterons des clichés si nous ne savons associer notre Carême à notre vie. Le Carême comporte un certain nombre de prescription qui peuvent être considérées comme très formalistes – ou de simples exercices.

LA SOUFFRANCE EN NOUS OU PROCHE DE NOUS

Ces conceptions sont fausses, car le Carême est en lui-même une expérience spirituelle. Les lectures, les prières, l’abstinence, l’aumône, le jeûne du Carême ne sont rien si nous ne les observons en lien avec ce que nous vivons et d’une manière plus précise avec toutes les angoisses et désespoirs que nous pouvons éprouver ou que d’autres éprouvent. Revenons à la prière du Christ au dernier repas, il dit encore à ses Apôtres : « En ce monde, vous faites l’expérience de l’adversité ; mais soyez pleins d’assurance, j’ai vaincu le monde… ». L’invitation du Christ porte justement sur la lumière et la force, que le Christ peut nous donner au moment ou nous pensons que tout, tout va sombrer. C’est cela l’expérience du Carême, « les impasses de la vie ». Qui n’a souffert à la conclusion qu’à l’évidence « il n’y a plus rien à faire ». Pensons justement à ceux qui boivent et qui se sont installés dans la boisson ; à telle famille de 8 enfants dont la maman vient de mourir jeune. À ces handicapés assis sur leur petite voiture à 4 roues comme enfermés dans un cloître ambulant de souffrances. À tous les prisonniers dont chacun porte la marque du rejet de la société et qui n’ont pour se réintégrer qu’une toute petite porte de sortie ; aux personnes âgées qui se sentent abandonnées des leurs, oubliées ; à ceux qu’un mal incurable condamne à une mort prochaine. Que tous ceux-là, et d’autres aussi malheureux, qui ne sont pas nommés, comprennent que c’est de là que part l’expérience du Carême. C’est l’expérience même du Christ qui s’est senti rejeté, condamné, oublié et a vu approcher sa passion et sa mort. Le Carême aide à vivre cela.

Certains ne connaissent pas ces grandes épreuves. N’y a-t-il pas cependant dans leur vie un coin où un peu de peine ou de souffrance entre et surtout n’y a-t-il pas un lien en eux, qui peut les rattacher à telle ou telle personne qui souffre. S’ils ne sont pas encore Jésus condamné, marchant sur le chemin du calvaire, ils peuvent être Simon de Cyrène qui aide à porter et souffre-avec. Ouvrant leur cœur aux croix de leurs frères et sœurs, ils vivront eux aussi l’expérience de Carême.

LA PASSION DU CHRIST

Croyons-nous vraiment que la souffrance nous sauve ? Saint Jean de la Croix a dit : « La plus pure des souffrances mène à la plus pure des connaissances ». La souffrance purifie et mène à la Lumière. Normalement les grandes souffrances des hommes devraient les conduire au désespoir. Finalement, il y a parmi les plus éprouvés, peu de désespérés, et parmi les plus malheureux parfois beaucoup de force et de joie ? D’où leur viennent ces grâces, sinon de cette vraie connaissance d’eux-mêmes, du monde et de la vie que leur donne la souffrance ?

Edith Stein, juive convertie, entrée au Carmel, morte à Auschwitz a laissé dans ces carnets cette pensée : « Ce n’est pas l’activité humaine qui peut nous sauver, mais seulement la passion du Christ : pouvoir y participer, voilà mon aspiration ». Elle ne dévalorise pas l’activité humaine, mais elle n’y voit pas la source du salut qui est la passion du Christ. À nous d’associer nos peines et la passion du Christ, à notre activité humaine afin qu’elle ne soit pas vaine. Sans cela c’est toute notre existence qui serait totalement inutile.

Cette expérience spirituelle s’accompagne aussi de la prière. On ne souffre pas tout le temps, mais la prière est une activité continue ou un état d’âme permanent. Le Carême nous apprend à laisser la prière envahir toute notre vie, et ne pas en faire seulement un temps court de notre journée, ou quelques formules dans la semaine. Que tous ceux et celles qui déjà accordent une grande place à la prière y apportent encore plus de soin aujourd’hui et que nombreux soient aussi ceux qui la découvrent.

CONCLUSION

Jésus a voulu associer ses disciples à sa Paix trouvée et donnée au moment de sa Passion. La liturgie du Carême nous rappelle que cette même découverte est toujours possible. Notre engagement pour la Paix passes par là mais ne finit pas là. À partir d’une paix que nous connaissons dans la Foi, et que nous éprouvons au fond de nous-même, nous pouvons avec tous les hommes construire la Paix. Comment construire la Paix sociale, politique, économique, internationale sans savoir déjà ce qu’est la Paix ? Comment construire quelque chose à partir de rien ? À partir d’une expérience personnelle, spirituelle, intérieure de la Paix, nous deviendrons des artisans de cette paix que tous les hommes voudraient bâtir.

Papeete le 14 février 1986

Mgr Michel COPPENRATH

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