1960 - Raoul Follereau

Un jour à Tahiti !

(Extrait du livre « Trente fois le tour du monde » de Raoul FOLLERAU)

 

1 200 000 kilomètres, soit trente fois le tour du monde, telle est la route que Raoul FOLLERAU a parcourue dans sa croisade en faveur des gens les plus déshérités, les plus abandonnés du monde, auxquel il a consacré sa vie : les lépreux. Faisant le point au bout de trente ans d’apostolat, il expose, ensuite de brèves notations, parfois véhémentes, bien souvent bouleversantes, ce qu’il a v comme il l’a vu. Voici ce qu’il nous dit sur son expérience tahitienne.


 

C’était en 1956. J’arrivai à Tahiti sur le même bateau que le général de Gaulle qui visitait alors les possessions françaises d’Océanie.

Pour accueillir leur illustre visiteur, toutes les populations de l’île s’étaient rassemblées sur le quai de Papeete et, parmi elles, vingt-cinq malades de la lèpre qui, le matin même, avaient quitté la léproserie d’Orofara parce que j’avais souhaité d’être reçu par mes propres amis.

Ils étaient là, tenus à l’écart, un peu gênés, un peu honteux, avec chacun un collier de fleurs à la main. Il y avait Doris, et Esther, et Nora, et le Chef, et Hitu, et tous les autres qui m’avaient accueilli quelques années auparavant par la danse des piroguiers.

Je descendis. Il y eut un grand silence, un peu lourd. La foule regardait. Du groupe de lépreux, une petite fille se détacha, une ravissante petite fille, avec déjà, sur son visage, les terribles stigmates. Elle tenait à bout de bras son collier de fleurs. Je lui dis, d’une voix que j’essayai de rendre bourrue : « Alors, qu’est-ce que tu attends ? » Et je tendis le cou. Elle me passa son collier, puis, à la mode tahitienne, je l’embrassai sur les deux joues.

Il y eut une seconde de silence, puis ce fut la ruée.

Chaque lépreuse, chaque lépreux voulait me remettre son collier et avoir son baiser de bienvenue. Mon chapeau avait volé à l’autre bout du quai. Quant à moi, je ne voyais plus rien, aveuglé, étouffé par les fleurs, porté par cette ferveur, cette merveilleuse joie.

Alors la foule a applaudi. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que nous avions remporté une grande victoire.

Quelques jours plus tard, le Gouverneur des Établissements Français d’Océanie décidait de fermer Orofara en tant que léproserie et d’en faire un centre de traitement annexé à l’hôpital, avec le statut de l’hôpital, le personnel de l’hôpital. Les registres d’état civil étaient supprimés : nul ne pourrait plus jamais naître ou mourir « lépreux ».

Douze malades, cependant, recevaient à l’occasion de mon passage, leur exeat. À la radio, je déclarais : « J’ai douze anciens malades à caser. J’ouvre pour eux un bureau de placement », et j’indiquais leur profession. Quelques heures plus tard me parvenait un télégramme : « Suite à votre appel, vous demandons bonne à tout faire parlant français. Signé : Constantin, école Vaitoaré ».

Aujourd’hui, tous ont retrouvé, à Tahiti, leur emploi dans une société intelligente et généreuse. Ancien cantonnier, le Chef du village est redevenu cantonnier dans la commune qui l’a vu naître. Fifi est mariée à un planteur ; Rachel et Esther sont demoiselles de magasin ; Hitu, jardinier.

Tous sont heureux.

LE CHRIST CHEZ LES LEPREUX

Il n’est que d’ouvrir l’Évangile. Parmi les Pauvres, ils sont les préférés. Ceux sur qui le Sauveur inclina le plus souvent Sa tendresse. Lépreux guéris, lépreux bénis… Et ce repas chez Simon le Lépreux, au soir de Sa vie humaine.

Comment Ses messagers ne se seraient-ils pas sentis attirés par ceux qui furent, entre tous, les Amis du Seigneur ?

De fait, l’Église n’a point cessé de s’occuper des lépreux.

Elle, et elle seule pendant des siècles. Alors que rien n’était possible pour eux que de les aimer, alors que tout espoir humain était interdit, elle leur apporta la Charité divine, et l’Espérance.

Saint Martin, saint Louis de France, saint François d’Assise ont laissé des exemples qui demeurent dans tous les cœurs.

Tandis que tous les repoussaient, les méprisaient, les ignoraient, dans l’océan tragique de leur misère et de leur solitude, l’Eglise a fait surgir des îlots de charité. A force d’héroïsme, de volonté, de sainteté. Dans des pays où la lèpre était une maladie maudite, elle a, renouvelant l’antique droit d’asile, ouvert ses refuges aux lépreux et, avant même qu’on pût efficacement les soigner, elle a redonné à leur vie désespérée un sens et un espoir.

D’après les dernières statistiques de la Propagation de la Foi, il y a actuellement 97 léproseries missionnaires réunissant 26 437 malades.

Il convient d’ajouter que les Sœurs apportent leur concours – infiniment précieux et toujours apprécié – dans 122 léproseries officielles où près de 50 000 malheureux se confient à leurs soins et à leur tendresse.

À l’exemple du Père Damien dont l’épopée est aujourd’hui universellement connue, Religieuses et Religieux ont rivalisé de zèle ardent, d’héroïque charité.

Silencieux, humbles, sublimes, ils ont vécu, souffert, au service de ceux qui – parce qu’ils sont les plus malheureux de tous les hommes – sont les plus près du cœur de Dieu.

Aujourd’hui l’épopée de la lèpre est révolue. Mais la Bataille se poursuit. Si elle sollicite moins d’héroïsme spectaculaire, elle exige autant de courage quotidien.

Redisons-le :

A l’heure où rien n’était possible pour les lépreux que de les aimer, les Missionnaires étaient là. Eux et souvent eux seuls. À l’heure où il est impossible de les guérir, où il est du devoir de chacun de nous aider à en faire « des hommes comme les autres », ils sont toujours là, Dieu merci. Pour les aimer. Et pour les faire aimer.

Ils sont là pour être les messagers de la bonne nouvelle.

Pour dire aux malades qu’ils soignent : « Vous guérirez. Préparez-vous sans crainte à retourner dans la vie. Et vous, les infirmes détectés trop tard, mutilés, hélas ! sachez bien que vous n’en êtes pas moins des hommes comme les autres, et que la société doit s’occuper de vous. Pas par pitié, mais avec respect et avec amour ».

Ils sont là pour dire à ceux qui se cachent encore, parce qu’ils ont peur : « Rassurez-vous, venez à nous en confiance. Vous ne serez pas privés du droit de tout homme à la liberté. On vous soignera à domicile si vous n’êtes pas contagieux. On vous hospitalisera si votre état l’exige, mais sans jamais cesser de vous considérer pour ce que vous êtes : des êtres humains ! »

Ils sont là, enfin, pour témoigner devant les bien-portants qu’il faut guérir d’une lèpre cent fois plus contagieuse : la peur. Qui donc aurait plus d’autorité pour leur dire : « La lèpre est guérissable, la lèpre est une maladie banale à laquelle on a fait une stupide, une atroce publicité », que celles, que ceux qui ont consacré leur vie aux plus douloureuses minorités opprimées du monde ? Qui serait cru avec plus de confiance, suivi avec plus d’amour ?

Voilà le rôle merveilleux qui s’ajoute, pour les missionnaires, à tant de charité déjà dépensée. Et il leur faudra parfois plus de courage, j’allais écrire plus de sainteté, pour combattre ces lèpres qui s’appellent l’égoïsme, la peur, la lâcheté, que pour soigner le mal de Hansen. Ils poursuivront cette tâche, comme toujours, dans la simplicité et dans la joie.

D’une lettre reçue récemment, je détache ces lignes :

« Veuillez croire, cher monsieur Follereau, que parmi beaucoup d’autres que vous avez certainement enrôlés au service des lépreux, sans esprit de tragi-comédie, un spiritain est heureux de se trouver au milieu d’eux et de s’en occuper comme d’une paroisse normale dont le prêtre doit avoir à cœur et la piété et la joie de vivre sous le soleil du Seigneur. »

On ne saurait dire mieux, ni plus spirituellement.

… Le Christ est toujours chez les lépreux. Mais nous en sommes à l’heure de la Résurrection.

FAIM DES HOMMES… FIN DU MONDE

Seigneur, voici vos lépreux,
leurs mains absentes et leurs visages tuméfiés,
les repoussants, les repoussés, les immondes,
qui portent comme votre Croix
toute la misère du monde.
Seigneur, voici vos lépreux,
Leurs mains absentes et leurs visages tuméfiés.
Seigneur, voici les vrais lépreux,
les égoïstes, les impies,
ceux qui vivent dans l’eau croupie,
les confortables, les peureux,
ceux qui ne font rien de leur vie ;
Seigneur, voici les vrais lépreux,
ceux qui vous ont crucifié.

© Raoul FOLLEREAU - 1960

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