Navigateurs précoces

NAVIGATEURS PRÉCOCES

Mgr Paul MAZÉ

 

L’auteur, Mgr Paul MAZÉ, à l’époque encore simple prêtre aux Tuamotu de l’Est, a du recueillir les détails de cette expédition aventureuse mais digne d’éloges aussi, au moment du mariage du principal héros Ioane en 1932 ; il avait alors 21 ans. Il les connaissait, Io et Nano, depuis quelques années ce qui a du faciliter le contact, pour ce récit précis.
Les jeunes lecteurs liront-ils cette aventure « vraie » ? et surtout ne regretteront-ils pas de ne pouvoir de la même façon satisfaire leur besoin d’évasion et d’exploit, de « record » ?
Nous avons maintenu les titres et les paragraphes du manuscrit de Mgr Mazé.

Jean PAEAMARA, fils de Jacob Paeamara, maître au bornage, originaire de Mangareva, reçut le jour à Papara (Tahiti) en 1917. Tout petit enfant, ses parents l’emmenèrent aux Gambier. Sa mère, Faatiarau, revint à Tahiti et y mourut de la grippe espagnole en 1918. Vers l’âge de 10 ans le petit Jean accompagna son père à Tahiti. Là l’embauche pour les hommes de mer  est plus facile, et de son côté le garçon y pouvait fréquenter l’école. Ce voyage leur permit escale à Nukutepipi, Anuanu-ruga, Anu-Anuraro et Hereheretue. Le retour aux Gambier se fit deux ans plus tard et permit à Jean de voir successivement les Iles Anaa, Hikueru, Hao, Amanu, Takoto, Vahaga, Maria et enfin Mangareva.

Jean vécut paisiblement les trois années suivantes à l’île Akamaru, qui fait partie de l’archipel des Gambier, et située dans le même récif que Mangareva, y faisant face, distante à peine d’une dizaine de kilomètres de celle-ci, et de son village central Rikitea.

En ces îles éloignées (1.600 km), Papeete, capitale de Tahiti et de tous les Etablissements Français de l’Océanie, exerce sur les jeunes imaginations une étrange fascination, qui explique l’exode des adolescents. Pour nos insulaires isolés, c’est Paris. N’y voit-on pas en effet d’innombrables autos qui filent avec la rapidité des oiseaux dans les airs, et des poissons évoluant dans le lagon ? Et puis, le cinéma, cette merveille, où les hommes, vivant de toutes couleurs, de tous les pays de la terre, courent, dansent, boxent, chantent, ou même les trains, les autos, les bateaux de guerre vous font assister aux spectacles les plus hallucinants. La nuit n’y est-elle pas aussiclaire ? que le jour ? Que de monde, de machines, que de marchandises dans d’immenses magasins ?

A Akamaru comme à Mangareva, la grande île, cela avait fait souvent le sujet des conversations des petits et surtout des grands jeunes gens. De ceux-ci plusieurs avaient vu, de leurs yeux vu, toutes ces merveilles, et quelle supériorité cela leur donnait aux yeux de leurs compagnons. Plusieurs fois ces causeries s’étaient terminées par cette conclusion : « Pourquoi ne partirions-nous pas ? Voici des côtres qui peuvent affronter la haute mer ! » Et la plupart des jeunes gens partagaient cet avis.

La Mer Ténébreuse, pendant de longs siècles, parut aux rudes marins d’Europe, un obstacle infranchissable, et nous savons quel rouage, quelle habileté Christophe Colomb dut déployer pour obtenir de ses marins de continuer le voyage jusqu’à la découverte de nouvelles terres. Or l’histoire nous révèle qu’à cette époque les Polynésiens, sur leurs pirogues doubles, sillonnaient, déjà, en tous sens les immensités du Pacifique. Leur esprit d’aventure, leur audacieux mépris du danger reste ancré dans l’âme de leurs descendants, et, n’attend souvent qu’une occasion pour se traduire en prouesses qui font l’admiration des connaisseurs.

 

Io et Ioane

Un soir, Io fils de l’Institutrice d’Akamaru, a mérité une correction. Le grand garçon de 16 ans devient impertinent. La mère de son martinet, queue de grande raie, administre à son grand garçon quelques coups biens mérités. Ioane Paeamara dont je tiens les renseignements, fort de son expérience personnelle, affirme que c’est douloureux. Io trouve la correction révoltante pour un jeune homme de son âge. Puis sa mère ne l’a-t-il pas chassé ? Ne lui a-t-il pas dit qu’elle ne veut plus le voir ? Et cela alors qu’elle vient de souper du fruit de sa pêche !!!

Il se souvient de la conversation de la veille. Les autres jeunes gens, eux aussi sont fatigués de la monotonie de ce pays, de ces jours qui se passent à Akamaru, et qui tous se ressemblent.

Io rencontre le jeune Jean Paeamara, quatorze ans et demi, fils de capitaine qui, nous l’avons dit, a déjà fait le voyage de Tahiti. « Je veux m’éloigner de ce pays lui dit-il. Maman m’a frappé. Elle m’a chassé. Partons, voici le côtre de mon père adoptif. Il m’a donné ce côtre, il est à moi. » Ioane (Jean) fut vite gagné au projet de Io, de deux ans son aîné.

Le côtre s’appelait : « Maria no te ao pu » Notre Dame de Paix, patronne d’Akamaru. Il était ponté de l’avant au mât, ce qui constituait en cas d’intempérie un piètre abri. Comme dimensions sept à huit mètres de long sur deux de large.

Ils transportèrent à bord une casserolle, un tupere, fer à râper les noix de coco, trois tasses. Profitant du moment où la cloche venait d’appeler les fidèles du village à la prière du soir ils détachèrent les amarres, et firent voile sur Rikitea résidence du Chef de Poste, et du missionnaire. Io rappela à son jeune compagnon, le projet exposé longuement, en leur présence, par les jeunes gens de la grande île, où ils se rendaient, de prendre la mer et de se rendre à Tahiti. « Ils seront heureux, ajouta Io, de profiter de l’occasion. »

Nos deux jeunes marins évoluèrent cette nuit, avec une telle virtuosité, à travers le lagon, qu’ils ne frôlèrent aucun écueil. Et pourtant Dieu sait si les pâtés de coraux abondent, au point d’être dangereux même le jour pour les non habitués. Nous connaissions parfaitement la route même la nuit, affirmait Ioane. Et pourtant le vent contraire les obligea à louvoyer, si bien qu’ils n’atteignirent               le débarcadère de l’Akariki (du Roi) qu’à minuit. Io conduisit son compagnon à la maison que sa mère possède à Rikitea. Elle s’y rend comme tout le monde les jours où les goélettes font escale dans ce port. Les deux jeunes gens durent pénétrer dans la maison par effraction. Ils y prirent du riz, du pia, du manioc, du tioo, une touque de grains (environ 12 kgs...), trois ou quatre boîtes de champignons, autant de petits pois. Ce furent leurs provisions de voyage. Puis ils allèrent réveiller Pumakori, Nano, Samuela, Kaki, Tagirua, Petero a Kokao. Tous se levèrent et se réunirent. On but du Peppermint (alcool de menthe) mâté de l’eau... Mais à l’exposé des deux jeunes akamaru, les grands mangaréviens répondirent qu’ils ne voulaient pas partir, parce que l’époque fixée était passée. L’un deux pourtant qui avait bu plus que les autres, Nano se leva et déclara solennellement qu’il partirait ajoutant que « après tout, mieux vaut encore mourir en mer qu’à terre. »

 

En route pour Paris

Les trois voyageurs se dirigèrent vers le Quai Royal où ils avaient amarré leur côtre. L’assemblée les suivit. Ils embarquèrent sans plus tarder, et firent voile sur Taravai. Cette fois la brise les aidait, et ils y arrivèrent de bon matin. Les coqs chantaient de toutes parts. Nous voulions d’autres compagnons.

Au matin, nos amis de Rikitea nous dénoncèrent. Toga répandait la nouvelle à Taku. Un côtre, disait-il, est parti cette nuit. A Rikitea, on met à l’eau le côtre du Tavana Hau (chef de poste). Ce côtre (à moteur) se lança à notre poursuite jusqu’à l’île Tenoko. Il eut beau examiner l’horizon il ne nous découvrit pas. Nous n’étions pas si loin. Nous les voyions parfaitement sous les branches de purau (paritium liliaceum) qui en retombant masquent complètement la berge de cette baie de Taravai, nous échappions totalement à leurs regards. Nous sollicitions Tapahoto de nous suivre en notre randonnée. Il refusa comme ceux de Rikitea, et pour le même motif prétextant que la date convenue, et la saison favorable étaient passées.

Ainsi donc après avoir mis Tepahoto au courant de nos projets, désespérant de le rallier lui et les autres à notre cause, nous appareillames aussitôt.

A peine sortis de la passe, un sentiment de joie intense nous envahit, l’espace infini ouvert devant nous, la grande liberté de nos mouvements, la perspective d’une aventure merveilleuse, joie parfaite du marin que favorise une brise très favorable,  E.S.E. qui permettait de courir le grand large, une vitesse enfin qui défiait tout autre côtre de l’archipel qui s’aviserait de nous poursuivre.

Jean (Ioane) fit remarquer à ses deux compagnons Io et Nano qu’en mer, plus encore qu’à terre on a besoin du secours du Bon Dieu. Chacun se découvrit et ensemble ils adressèrent au Père qui est dans les cieux et à Marie Etoile de la mer une prière fervente, pour obtenir aide et protection. Tous les matins et tous les soirs ils s’acquittèrent scrupuleusement de ce devoir, ajoutant même une dizaine de chapelet à la prière habituelle pour obrenir (tout mauvais garnement qu’ils étaient) une protection spéciale de la Sainte Vierge.

Ioane, le plus jeune, fut le capitaine improvisé. La direction qu’il donne fut : garder le soleil franchement à droite la matinée, à gauche dans l’après-midi et pour cela ne pas perdre de vue l’ombre des haubans, vacillant, sur le pont, au roulis du côtre autour d’un point perpendiculaire à la ligne (?) de  rembarde. On arriverait ainsi à Maria, île inhabitée, où l’on trouverait sans doute le ravitaillement nécessaire.

Mais le soir la brise mollet, puis elle passa au Nord. C’était le vent debout. Il fallut louvoyer et ce ne fut qu’après deux jours qu’ils découvrirent l’île dans l’Ouest.

Maria. - À l’abri de cette île ils jetèrent l’ancre, Io plongea pour s’assurer qu’elle ne pouvait chasser et tous trois nagèrent à terre.

Maria, île inhabitée, est, comme tout atoll Tuamotu, un récif très bas entourant un lagon ou mer intérieure. Par endroit, il est ànu et seul le flot de la marée montante le recouvre parfois, mais sur sa plus grande étendue, une épaisseur de deux ou trois mètres de sable blanc corallien permet à une végétation appropriée de s’y développer, pandanus, geogeo, gapata. L’île possède même une demie douzaine de cocotiers. Ces îles abandonnées des hommes sont le domaine préféré des oiseaux de mer. Ils peuvent s’y multiplier à l’abri des ruses et des pièges que leur tend sans cesse la malice des hommes. Et encore pas toujours. Chaque goélette qui range l’île y débarque, si le temps le permet, une partie de l’équipage, qui s’y approvisionne comme nos jeunes navigateurs de bois de chauffage, mais aussi d’oiseaux, de leurs œufs et même de leurs petits. Maria est connue surtout par ses tavake (Phaeton ou paille en queue). Io et ses deux amis firent bonne provision de bois, de poissons et d’oiseaux. Une partie fut grillée sur la braise, d’autres embarqués vivants puis ils partirent le soir même, faisant route cette fois dans le N.W. Ils se dirigèrent sur Tenaruga et y arrivèrent le lendemain sans difficulté. C’est encore une île inhabitée. Quelques indigènes de Vahitahi y séjournèrent de fin novembre 1920 à fin mars 1921 et y plantèrent quelques cocotiers. Nos mangaréviens profitèrent de ces plantations. Ils cueillirent des noix vertes et des mures. Les noix vertes contiennent une bonne bouteille d’eau pure, sucrée, délicieuse, et, non décortiquée, elle peut se conserver au moins huit jours. Les noix mures ont une foule d’usage et fournissent une huile blanche, sucrée, comparable au lait. Les maoris en assaisonnent tous leurs aliments.

De Tenaruga ils se rendirent à Vahaga (milieu) qui est encadrée par Tenaruga (Est) et Tenararo (ouest). Elles sont si rapprochées que de l’une on peut facilement voir les deux autres toutes proches. Il n’y avait personne en ce moment. L’île bien plantée de cocotiers sur toute son étendue offre aux regards une riche couronne de jeunes cocotiers au feuillage vert sombre, et au voyageur d’abondantes ressources. Les nouveaux venus se servirent sans scrupule de bananes, de fruits à pain, de citrons et même de figues. Le sable des atolls ne produit évidemment pas tous les fruits des îles volcaniques. Mais les fruits qui y prospèrent sont généralement plus savoureux.

Vahanga possède un bon mouillage, un beau récif et quelques maisons. La citerne était malheureusement à sec. Le concessionnaire, travailleur infatigable, d’une expérience consommée dans la vie paumotu, a réussi par son labeur persévérant à faire de cet atoll un oasis agréable et attrayant.

Après deux jours de repos, munis de vivres frais pour plusieurs jours nos jeunes gens mirent le cap sur Vanavana, autre atoll mis en valeur par le même concessionnaire, mais ils se gardèrent d’y atterrir que les ouriers étaient là (?). Ce n’était pour eux qu’un point de repair. Faisant alors route vers le Sud ils furent le lendemain en vue de Moruroa.

Moruroa est la seule île de tout le secteur Est-Tuamotu qui possède une passe, c’est-à-dire une échancrure dans le récif, un canal qui permet aux goélettes de passer de la haute mer dans le lagon intérieur de l’atoll.

Ils pénétrèrent ainsi à midi dans le lagon et se dirigèrent immédiatement vers le fond de l’île où ils apercevaient quelques maisons, certains de les trouver sans habitants.

Il y a à Moruroa un motu-manu (ilot aux oiseaux) où les kaveka, oiseaux noirs viennent en très grand nombre déposer leurs œufs sur le sable. Chaque oiseau en pond un aussi gros qu’un œuf de poule ordinaire, plus long piqué de tâches de rousseur. Ces oiseaux sont innombrables, parfois des millions. Pendant les derniers mois de l’année et même parfois en mai on remplit des caisses de ces œufs encore frais. C’est ce que firent Io et ses compagnons. Ils ne reprirent leur voyage qu’après deux jours de repos, et s’être copieusement ravitaillé en bois, noix de coco, œufs, oiseaux et poissons. Cette fois ils mirent le cap sur Nukutepipi distante d’environ 250 milles. Heureusement la brise, très favorable, avait fraîchi et en moins de deux jours ils franchirent cette étape. Arrivés aux abords du récif ils jetèrent leur ancre par dix brasses et après s’être assurés qu’elle était fortement accrochée nagèrent à terre pour y préparer un bon repas. Un travailleur, chargé de préparer le coprah (noix de coco desséchée), Tane accompagné de sa femme, se trouvait en ce moment dans l’île. Il vint à eux. D’où venez-vous, leur demanda-t-il ? - Nous sommes à la recherche d’un poti (côtre) mangarévien parti à la dérive, répondirent-ills. Mais le bonhomme comprit que cette jeunesse voulait lui donner le change. Il les retint trois jours. A eux quatre ils essayèrent de haler le côtre sur le récif. Impossible. Ils y réussirent pourtant à la marée montante. Mais il s’arrêta où la vague le laissa. La crainte de le voir talonner, et briser sa quille nous décida à la renflouer immédiatement et de le laisser à l’ancre. Tane voulut obliger les mangaréviens à travailler. Io et ses compagnons refusèrent lui faisant observer que c’était dimanche. Tane se fâcha. La pensée vint aux jeunes gens de fabriquer un document attestant que : celui qui essayerait d’entraver leur expédition serait passible d’une amende de mille piastres par jour de retard causé à leur voyage. Ils y apposèrent en guise de cachet un bouchon de bouteille d’encre. Ils produisirent des documents. Tane comprit que c’était une supercherie sans toutefois en être trop sûr. Où est votre compas, leur demanda-t-il ? - Il est tombé à la mer. Où est votre carte ? - Elle a été emportée par le vent. Ce jeune homme de Ioane, ajoute Io, est d’une étourderie remarquable.

Le dimanche soir Tane parla à sa femme de la goélette « Vahine Tahiti » annoncée pour le lendemain. Les trois jeunes gens se regardèrent, mais ne dirent rien. Le lendemain matin de bonne heure, au point du jour ils se levèrent alors que Tane dormait encore, s’acheminèrent vers le rivage. Sa femme nous vit et pensa sans doute que nous allions étaler nos vêtements au soleil avant de venir prendre le déjeuner. Ils nagèrent à bord du côtre, levèrent l’ancre, et toutes voiles dehors cinglèrent vers l’Ouest. Tane parut sur le récif ; à ses cris, à ses gestes de désespoir ils répondirent par des saluts aimables, et des souhaits de bon séjour.

Maintenant le « Maria te aopu » filait sur Anuanu-ruga et trois heures plus tard il avait perdu de vue Nukutepipi et rangeait Anuanu-ruga, entourée d’écume, sur le récif de laquelle les vagues, en cet endroit, déferlaient avec fureur. Ils n’avaient pas rencontré le « Vahine Tahiti » qui jetait l’ancre à leur place, deux heures seulement après leur fuite.

Sur les parties hautes du récif nord d’Anuanu-ruga, des flaques d’eau de pluie, tombée la nuit précédente, leur permirent de remplir leurs petits récipients, simples touques de gazoline. Ils se ravitaillèrent comme d’usage et se préparèrent par deux jours de repos à la dernière étape.

Une bonne fortune leur permit de cueillir, sur le récif à sec, une grosse tortue de mer. Rien ne pouvait leur être en ce moment plus agréable et plus utile. Pour tous nos archipels la tortue est le met par excellence, le met royal. Les quatre cocotiers qu’ils trouvèrent sur cet ilot leur fournirent la quantité de noix qu’ils jugaient utile.

Anuanu-ruga n’était pas encore perdue de vue qu’ils aperçurent Anuanu-raro, son île sœur. Sans s’y arrêter, ils continuèrent leur route sur Hereheretue. Le jour suivant elle parut devant eux. Ils se gardèrent d’y aborder. Ioane connaissait cette île pour y avoir fait escale en 1925 et y avoir servi la messe au R.P. Ferrier. Ils rangèrent l’île à quelques milles, et mirent le cap sur Anaa qui les mettrait sur la hauteur de Tahiti. Leur point de repair le jour était le soleil, la nuit Takurua (Venus et....) et le baudrier d’Orient (Takeru). Le lendemain soir ils découvrirent dans le lointain le « Taeroto », reflet assez semblable au mirage que le lagon d’Anaa projette sur le ciel et qui décèle au navigateur la position de l’île bien avant qu’on ne puisse la voir.

Des auteurs ont voulu faire croire que ce phénomène est commun à toutes les îles basses. Or on ne le signale que pour deux îles, Anaa, Kaukura, et encore, demande-t-il des conditions atmosphériques qui ne sont pas réalisées tous les jours.

Avant le coucher du soleil certains points d’Anaa parurent à l’horizon. Sûrs désormais d’être sur la latitude de Tahiti, les jeunes navigateurs mirent le cap sur Tahiti espérant fermement que dans ou trois jours ils verraient poindre à l’horizon les hautes montagnes de la grande île. Hélas ! C’est bien le cas de répéter que l’homme propose et Dieu dispose. La nuit, le vent passa au Nord et souffla avec grande violence. Ils durent amener leur grand voile, ne laisser que le foc et se laisser emporter par les éléments (Fakaheke). Puis ce fut le vent de Nord-Ouest puis de l’Ouest. Rien à faire contre les éléments, sur un petit côtre, sinon se livrer à leur gré. Ils virent en cette tempête la punition de leur désobéissance. Pendant 9 jours cette tempête fit rage. Pourtant la crainte ne les envahit point. Ils savent qu’en se laissant emporter au gré des éléments, sans y résister, le danger n’est pas grand. Malheureusement le vent de Nord et d’Ouest après avoir soufflé avec rage pendant 9 jours, sans interruption passa au Sud et continua de souffler avec la même violence pendant huit autres jours. Enfin le beau temps revint et reprit la route toute toile dehors. Mais où étaient-ils ? Aucune terre, aucun pic en vue... Ioane était d’avis de retourner en arrière, dans la direction de l’Est. Ses deux compagnons s’y opposèrent prétendant que ce cap les mènerait en Angleterre (?!). Ils prirent la direction N.N.E. puis le vent repassant au Nord force leur fut de laisser porter sur Ouest, en ces parages ils rencontrèrent un énorme requin. Mais il n’avait pas de nageoire à l’avant mais seulement en arrière. Son aileron dorsal était aussi grand qu’une porte. Le côtre était tout petit à côté du squale. Cette fois les trois jeunes gens furent effrayés, ils connaissaient trop bien la force et la voracité de ces terribles poissons.

Pendant trois jours ils cinglèrent vers l’Ouest pour S.W. Leurs vivres et l’eau diminuaient. Il avait fallu se rationner. Ils prenaient une tasse de pia (farine de manioc), la délayaient dans l’eau et la faisaient frire dans la graisse, comme une galette. Les quelques boîtes de champignons emportées de Mangareva leur servaient de inai (viande ou poisson).

Enfin parut une terre, Motu-One (Bellinghausen). Ils la découvrirent un matin. S’approchant du récif ils virent une pirogue se détacher du rivage et ramer vers eux. Leur bonheur de voir la terre en fut diminuée. Jusque là ils avaient évité soigneusement les îles habitées pour n’être pas entravés dans la poursuite de leur dessein. Et voici que  renaissait le danger, au moment où ils approchaient du terme de leurs désirs. - « Disons, ordonna Io, que, jetant la ligne de traîne en haute mer, à Mangareva, nous avons été surpris par la tempête, puis drossés par les vents et les courants depuis trois semaines ». Ses deux compagnons acceptèrent cette directive. Les travailleurs qui, à Motu-one, faisaient le coprah sous la direction d’un contre-maître aidèrent à haler le côtre à terre. Nos marins précoces virent donc leur rêve s’évanouir pour quelque temps.

 

Les trois fugitifs retrouvés

Ils durent passer six longs mois sur cet atoll, et travailler avec les hommes de peine. Heureusement ces îles habitées passagèrement, et depuis seulement quelques décades, restent fréquentées par les tortues de mer. Les travailleurs se régalaient souvent de la chair de ces amphibies réputées parmi les populations de tous les archipels de la mer du Sud. La tortue est certainement le met par excellence pour les Polynésiens, surtout sur les atolls.

Un jour enfin une goélette arriva pour charger le coprah et ravitailler les travailleurs. L’affréteur, un demi mangarévien, né aux Gambier, était à bord, et voyant à terre le côtre halé à l’ombre des cocotiers devina aussitôt que c’était bien là le côtre parti de Mangareva et que l’on recherchait depuis six mois. Du coup nos marins précoces furent embarqués pour Tahiti. Ils connurent, trois jours, le régime de la prison coloniale. Toutefois le troisième jour, quelqu’un dont le père s’était enrichi aux Gambier, dans le commerce des perles, obtint de les promener, en auto, dans les rues de Papeete. Ils virent les magasins, la ville éclairée, les innombrables autos, puis le cinéma. Ils se remplirent les yeux des beautés du Paris océanien.

 

 

Le retour

Le lendemain des agents de police les menèrent sur « La Mouette », goélette de l’Administration. Une semaine leur suffit pour parcourir les 900 milles qui séparent Tahiti des Gambier. Ils avaient vu Papeete, mais il faudrait maintenant expier leur fugue. Quel châtiment allait-on leur imposer ? Quel accueil allait-on leur faire ?

Dès le lendemain de leur arrivée ils parurent devant le tribunal du Chef de Poste. Les grands jeunes gens qui par leurs propos avaient contribué à éveiller en eux ce projet de fugue furent cités avec eux à comparaître. Le résultat fut que ces grands jeunes gens furent condamnés à dix ans de prison avec sursis et le trio audacieux à 2 ans réduits à 18 mois avec sursis.

Io, Ioane et Nano nous étonnent quand de gaieté de cœur ils se lancent, comme les yeux fermés, dans cette aventure des plus périlleuses. En réalité ils ne semblent douter de rien, ni de leur personne ni des tempêtes dont ils connaissent pourtant les fureurs. Ils partent sans compas, sans carte, sans provisions suffisantes. Seul Ioane, garçon de 14 ans, a fait déjà le voyage de Tahiti à l’âge de 10 à 12 ans, et ce sont les souvenirs de ce voyage qui lui serviront à faire sa route. Ses deux compagnons doivent aussi quelques notions, simple souvenir de faits racontés en leur présence. Grâce à ces données rudimentaires ils ont parcouru plus de 1.200 milles marin avec une sûreté qui tient du prodige. Ils ont atteint tous leurs objectifs sans en manquer un seul aussi longtemps qu’ils ont pu gouverner. Les îles hautes qui dressent dans les airs des pics de 500 mètres ou même comme Tahiti 2.000 mètres, sont faciles à découvrir par temps clair, puisqu’on les vit parfois à 80 milles de distance. Mais les atolls qu’ont traversé nos jeunes gens se voient à peine à 10 milles par beau temps. Il est donc facile de les manquer comme cela arrive parfois au plus habile marin, muni de toutes les facilités, cartes, compas, sextant, etc...

Il faut donc reconnaître à nos jeunes Polynésiens un sens marin et d’orientation qui témoigne qu’ils sont dignes de leurs ancêtres, qui furent les plus fameux navigateurs de l’antiquité.

Le sens d’orientation de nos indigènes est développé, comme à leur insu, depuis leur enfance. Demandez à un enfant Tuamotu « Où est ton papa ? ». Il répond : « Il est à l’Est (gake), à l’Ouest (raro), Tokerau (nord), kereteki (sud) ». Les noms des principales aires des ventes, usités quotidiennement, dans le langage courant précise encore cette connaissance.

Le fait que nous rapportons, en suivant les renseignements que nous tenons de Ioane Paeamara, jette une vive lumière sur la façon dont la Polynésie fut habitée par les Maoris. Rien de plus facile pour eux que de voyager partant de l’Est dans la direction Ouest. Les éléments, mer, courants, vents les emportaient comme malgré eux leur permettant de très longues randonnées.

Dans l’hémisphère Nord, Hawai, par exemple, où les vents régnants tournent dans le sens de l’aiguille d’une montre, juste l’opposé de l’hémisphère Sud, les Maoris pouvaient facilement atteindre les côtes de l’Amérique centrale. Partant ensuite des contrées en-dessous de l’Equateur ils pouvaient facilement emporter sur les ailes des alizés de S.E., se répandre à travers la Polynésie et l’Océanie entière. Est-ce à dire que le courant de migration se soient toujours faits ainsi ? Evidemment non. Les vents d’Ouest ont pu, ont dû emporter des voyageurs dans l’Est, soit de gré, soit de force. Et il n’y a aucune objection à admettre le peuplement de nos îles soit par l’Est soit par l’Ouest.

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